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Conversation avec Nathalie Sarraute 

lundi 19 octobre 2009, par Rédaction

Il y a dix ans, le 19 octobre 1999, disparaissait Nathalie Sarraute.

Serge Fauchereau. Il me semble qu’on a peu remarqué comme vous aviez souvent recours au vocabulaire plastique lorsque vous parlez. Vous venez de parler de peinture tout à l’heure et, avec insistance, de formes. Ce recours à la peinture revient plusieurs fois dans l’Ère du soupçon, en particulier dans le dernier texte, « Ce que voient les oiseaux ». Vous dites que la peinture a eu un mouvement analogue à celui du roman.

Nathalie Sarraute. On ne peut plus copier Brueghel maintenant, n’est-ce pas ? Si nous voulons montrer (comme je le disais, je crois, dans l’Ère du soupçon) la couleur jaune, nous n’avons plus besoin de la fixer sur un citron ou un objet quelconque. Ce qui intéressait, d’ailleurs, les peintres, autrefois, n’était pas de montrer un citron, mais avant tout de faire jouer une certaine forme, des lignes, la couleur. Alors, au lieu d’un citron, pourquoi ne pas montrer la couleur pure, puisque c’est elle qui doit attirer toute l’attention du véritable amateur de peinture, éveiller sa jouissance, et non pas lui donner envie de presser le citron, de le découper en tranches. Il me semble qu’il en est de même pour la littérature. Pourquoi construire madame Bovary ou le père Karamazov puisque, en fin de compte, ce qu’on y ressent est ce que l’auteur et le lecteur ont en commun. Je voudrais attirer l’attention du lecteur sur des mouvements qui existent chez n’importe qui. Il m’a toujours semblé que le roman suit de très loin la peinture car, malheureusement, le roman n’est pas encore tout à fait un art, il doit servir à toutes sortes de fins qui n’ont rien à voir avec l’art. Flaubert était très moderne quand il songeait, au départ, à montrer, au lieu de la Bovary, les rêveries d’une vieille demoiselle solitaire. Ça l’ennuyait déjà de construire un personnage. Or, au moment où il l’écrivait, c’était encore une forme vivante. Mais le roman devrait tout de même essayer d’aller au plus près de la source, de ce lieu où les formes prennent naissance, ne pas se contenter de reprendre des formes anciennes. On me dit parfois : vous détestez Balzac. J’aime beaucoup Balzac, je trouve que c’est un grand créateur. Mais essayer, maintenant, de voir, à travers des formes balzaciennes, une réalité qui se défait, s’épand de tous côtés, me paraît impossible.

Serge Fauchereau. Je le pense absolument. Vous parlez, à propos de peinture, de quelque chose d’extrêmement intéressant, d’extrêmement actuel, me semble-t-il, bien que vous l’ayez écrit il y a presque trente ans, du réalisme. Il y a une longue discussion à la fin de l’Ère du soupçon sur le réalisme et j’aimerais bien que vous en parliez pour notre aujourd’hui.

Nathalie Sarraute. J’ai pensé que tout écrivain cherche toujours à accroître le monde dans lequel nous vivons. Il cherche ce qui n’a pas encore été intégré à la réalité connue. C’est là le mouvement de la littérature. Vouloir faite une peinture réaliste de la société, avec les instruments d’un aristocrate russe au XIXe siècle, comme Tolstoï, par exemple, revient à montrer une image de la réalité au niveau où il la voyait, lui, mais pas au niveau de notre vision actuelle de la réalité ; on reprend alors une forme qui ne peut plus servir aujourd’hui. Elle ne peut pas conduire plus loin, en profondeur, que Tolstoï n’est allé en écrivant Anna Karénine. Même si on se sert de cette forme pour montrer une société actuelle.

Jean Ristat. Qu’appelez-vous donc réalisme ?

Nathalie Sarraute. Le réalisme se déplace. Ce que j’appelle réalisme, c’est toujours du réel qui n’est pas encore pris dans des formes convenues. Il est nécessaire que les formes se déplacent continuellement. On ne peut plus reprendre les formes anciennes sans retrouver une substance romanesque ancienne, elle aussi connue. À une époque, tous les jeunes écrivains imitaient Kafka ; cela ne donnait rien. Pour moi, c’est très réaliste, Kafka. Ce qu’il montre, c’est la réalité ; maintenant nous employons le mot « kafkaïen » pour désigner un aspect réel (d’ailleurs moins vaste que celui que Kafka nous a apporté). Avant lui, on sentait vaguement cet aspect. Aujourd’hui, on le voit aussitôt. Cette réalité s’est intégrée au monde que nous connaissons. Mais comme la forme de Tolstoï, celle de Kafka ne peut plus être reprise pour montrer une part de réalité encore inconnue. Comme toute copie, cette forme est académique, inerte.

Serge Fauchereau. Donc, dans la mesure où cette réalité telle que nous l’appréhendons change, le réalisme est alors à repenser constamment ?

Nathalie Sarraute. Pour moi, chaque oeuvre est une oeuvre où il faut retrouver un autre réalisme. Si quelqu’un dit : ça n’a aucune importance, comme Sartre, quand il a pris la forme de Dos Passos dans le Sursis… Comment, ça n’a pas d’importance ? Mais c’est tout ce qu’il y a de plus important. Il s’agit de trouver une forme qui arrive à capter cette réalité-là encore inconnue, qui n’a pas encore de forme. C’est cela, pour moi, le véritable réalisme : essayer d’atteindre une réalité encore intacte et l’intégrer à la réalité connue.

Serge Fauchereau. Il y avait dans la formulation même de la question que j’ai esquissée devant vous une ambiguïté sur le terme de réalisme, parce qu’au fond, quand nous parlons de réalisme aujourd’hui, la plupart du temps nous pensons simultanément à la querelle du réalisme qui a eu lieu à partir des années trente et qui était liée à une autre question, celle de la littérature engagée.

Nathalie Sarraute. J’étais contre la littérature engagée parce qu’elle ne se préoccupait pas de cette recherche d’une forme et donc d’un fond neufs. Et aussi parce qu’elle était imposée, démonstrative, éducative. Mais si l’engagement est spontané, s’il se manifeste dans des oeuvres vivantes, alors tant mieux ! La Divine Comédie est une oeuvre engagée admirable. Brecht était engagé, mais ce qu’il montrait était ce qu’il découvrait dans la réalité. Or quand on a commencé à nous dire : le devoir d’un écrivain consiste à contribuer à changer la société, peu importe avec quelles formes, écrire des oeuvres didactiques, pédagogiques, en démontrant quelque chose, alors, pour moi, on n’était plus dans le domaine de l’art.

Jean Ristat. Ce que vous dites de la forme est très important et, cependant, j’aimerais que vous précisiez l’usage qu’il est possible de faire de la tradition.

Nathalie Sarraute. C’est une question très pertinente, parce que c’est justement le fait de ne pas pouvoir en faire usage qui a déterminé tous mes efforts. D’ailleurs, quand j’ai commencé à écrire, je pensais que ce n’était pas publiable. Cette recherche d’une réalité qui n’est pas directement visible, eh bien, il peut lui arriver deux choses : ou cette réalité n’arrivera pas à s’intégrer à l’univers dans lequel nous vivons, elle restera informe, elle sera sans force, alors elle disparaîtra ; ou elle arrivera à ajouter une parcelle ou bien un grand pan de réalité au monde que nous connaissons. Cela, il est impossible de le savoir par avance. Mais si elle réussit, elle ne sera plus copiable et utilisable. Il était possible que ce que j’appelle tropisme meure simplement par manque de force et ne pénètre pas dans la conscience des futurs lecteurs. Mais si ces tropismes ont pu être reconnus…

Serge Fauchereau. Comme étant la réalité…

Nathalie Sarraute. Comme étant une parcelle d’une réalité commune à tous… Je ne prétends pas recouvrir toute la réalité, mais une partie, à un certain niveau, de la réalité.

Jean Ristat. Je vous ai posé cette question en me faisant l’avocat du diable. Mais c’est peut-être plus une question de poète. En effet, je m’interroge, pour ma part, sur le travail qu’on peut faire sur le vers et comment on peut, à l’intérieur de formes qui sont tout de même réduites, travailler pour les changer.

Nathalie Sarraute. Pour moi, le roman se rapproche, essaye de se rapprocher de la poésie ; il tend, comme la poésie, à saisir au plus près de leur source, des sensations, quelque chose de ressenti. Les romans devraient devenir de grands poèmes. Et de même certaines oeuvres poétiques sont créées dans des formes qui jusqu’ici étaient considérées comme appartenant à la prose.

P.-S.

Cette conversation est extraite d’un entretien entre Nathalie Sarraute, Serge Fauchereau et Jean Ristat paru dans le numéro spécial de Digraphe, « Aujourd’hui Nathalie Sarraute », publié en mars 1984.

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