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Breton contre Cocteau 

L’or du temps contre l’air du temps

lundi 3 novembre 2003, par Philippe Lançon (Date de rédaction antérieure : 11 novembre 2003).

Le quarantième anniversaire de la mort de Jean Cocteau a permis à quelques biographes, dont Claude Arnaud (1), et à la presse ordinaire d’accompagnement culturel de ressusciter la figure du « méchant » dans les lettres : André Breton. Après avoir vendu aux enchères au printemps dernier le contenu de sa tombe pharaonique, la bonne société maudit sa postérité.

Ce n’est pas neuf : les conservateurs des corps en place ont toujours cherché à détruire ou à ridiculiser la concurrence sauvage et non apprivoisée que leur faisait ce prophète sans dieu, ce ponte sans université. C’est de bonne guerre : Breton détruisit beaucoup lui aussi en son temps, quoique avec plus de talent, de panache et de solitude. II a suffisamment sculpté son buste et ses caricatures pour donner envie aux imbéciles qui passent de cracher dessus. Ce n’est pas grave : il suffit de relire Nadja, L’Amour fou ou Point du jour pour remettre ces pendules de bois mort à l’heure, toujours imprévue, toujours nocturne de la littérature. Mais c’est révélateur : le fantôme détesté de Breton rappelle à notre époque régressive ce qu’elle supporte de moins en moins, l’autonomie radicale d’un individu.

Le scandale est un rêve à l’état méchant.

Breton poursuit Cocteau sa vie entière de ses insultes et d’un mépris définitif : il voit en lui un coucou mondain au talent affolé, pondant ses oeufs d’or et de soie dans le nid des autres. Puritain et taillé d’un bloc, le premier rejette le second en tant que modèle exemplaire de l’évanescence et de la prostitution littéraire. Tout commence dès 1918, quand il assiste chez Valentine Hugo à la lecture par Cocteau de son Cap de Bonne-Espérance. Breton est ce jeune inconnu qui se tient très droit, " rayonnant d’hostilité ". Il a, écrira Cocteau, « un regard de basilic ». Peu après, Breton dissuade Tristan Tzara d’embarquer Cocteau dans le mouvement Dada au prétexte qu’il est « l’être le plus haïssable de ce temps ». Cette attitude est injuste : Cocteau a écrit quelques grands livres et ses films ont marqué, après s’être glissés dans les habits neufs du surréalisme, l’histoire du cinéma. Mais le scandale et ses absolus structurent la vie de Breton. Le scandale est un rêve à l’état méchant.

Dans les jugements portés aujourd’hui sur Breton, on flaire cependant bien autre chose qu’une simple réaction à sa dureté : une vengeance de la machine social-molle contre celui qui incarne, mieux que tout autre, la figure réfractaire. Figure conquérante, perpétuellement en révolte, irrécupérable à force d’être saillante jusque dans ses pires défauts, fixée selon des formes qu’elle invente, maintient, prêche à temps et à contretemps. Bref, insoumise à l’air du temps, quel qu’il soit.

De cette figure la société culturelle contemporaine ne veut plus. Ou la voudrait domestiquée. Tendant le museau à n’importe qui. Nettoyée comme une image de grande audience. Prête au commerce des valeurs en cours et à une promotion de plus en plus mal déguisée en journalisme. Breton est le négatif parfait de ces valeurs ambiantes. II affiche son absence de compromis et s’y tient. Sa vie et son œuvre demeurent des défis à la sociabilité et à l’écrivain sous-le-vent. Son buste est une offense à la théologie moderne des identités successives et de la consommation : il ne varie pas, ne renaît pas, ne s’adapte pas aux désirs du client. Il possède le talent féroce de l’exclusion ouverte. Il refuse l’humour s’il n’est noir, dissout toute idée de consensus et d’amitié fictive. Le gris des apparences de bonté n’appartient pas à sa palette. Il est trop orgueilleux pour séduire à tout va. Il est trop puritain pour admettre les faiblesses. Il est trop rigide pour être familier. En un mot, il est insupportable. Il est facile de l’admirer ou de le haïr ; il est plus difficile de l’aimer : il est impossible d’en faire un pote. Enfin et surtout, Breton ne cesse de produire cette chose impardonnable : le fantasme actif d’une littérature absolue, échappant au pontificat social, ses discours et ses maîtres. II pense que l’homme ne revient des eaux mortes que par la grâce du mot à mot. Discréditer un homme aussi infréquentable sera toujours, pour un certain genre de notables, à l’ordre du jour. Comment ? Apparemment au nom de la littérature. En réalité, au nom de la société et des valeurs qu’ elle porte.

On rappellera sans cesse qu’il est homophobe, il l’était, en effet. De même qu’il était assez antipathique. Cette tare ne détermine en rien sa littérature. On sent pourtant que, mise en avant, elle vise à discréditer ses livres dans le champ des bonnes consciences. Cinq types de délits ou de crimes marquent aujourd’hui les limites : la pédophilie, l’agression sur les femmes, le racisme, l’antisémitisme et, peu à peu, l’homophobie. Ceux qui en sont marqués sont socialement et judiciairement condamnés : c’est normal ; ce qui ne l’est pas, c’est que leurs oeuvres soient jugées à cette aune. Elles perdent soudain toute vertu, toute autonomie, aux yeux des contrôleurs. Elles sont tout entières marquées du signe social de l’infamie - comme elles le furent, naguère de bannissement politique. Breton n’est pas seulement homophobe : à lire Jean Clair, auteur de Du Surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes (2), c’est également une sorte de charlatan totalitaire. Totalitaire, car sa pensée flirterait avec les grands totalitarismes du siècle passé et, même, les épaulerait en partie. Lui qui, plus et mieux que tant d’autres, dénonça le stalinisme, puis rejoignit les États-Unis en 1940. Charlatan, car cet ancien étudiant en médecine n’aurait rien compris à la neurologie et à la psychanalyse. Le délire de bien-pensance rétrospective se double ici d’une accusation universitaire classique : combien de professeurs ne semblent vivre que pour recenser des incompétents partout ? L’intuition, le style, la rapidité, cette faculté d’abus propre à l’artiste, cette façon de rapprocher et de comparer l’incomparable, voilà des vertus qui leur sont inconnues.

À toutes ces accusations il faut ajouter celle, rédhibitoire, de « flic » : Breton condamne, exclut, juge, trie ce qu’il aime et déteste et, sur ses choix, ne varie pas ou peu. En résumé, le « flic » a ses goûts et se trompe peu : il est un très grand critique en particulier pictural, comme l’indique la réédition, chez Phébus, de L’Art magique (3). Mais le critique est justement cet animal que la machine de production culturelle aime traiter de « flic », puisqu’elle n’en veut plus. Elle lui substitue en tous domaines des cellules de soutien promotionnel : accompagnateurs - flatteurs, otaries télé-dressées, masseurs intellectuels agréés. Les véritables « flics » ne sont plus les critiques, qui disparaissent, mais les chefs de production et leurs agents de maîtrise. Leurs dehors sont souriants, détendus, consensuels. Ils sont pleins de l’apparente complaisance de Philinte et font des « coups ». Ils dénoncent à demi-style les Alceste, les ennuyeux, les « esprits chagrins ». Par-derrière, ils organisent le système avec le mépris et la méchanceté des hommes-à-places. Dans ce supermarché, Breton n’a évidemment aucune place. Conclusion : ils n’en finiront pas de le dénoncer, mais nous n’en finirons pas de le lire.

P.-S.

Article publié dans Charlie-Hebdo, novembre 2003.

(1) Jean Cocteau, éditions Gallimard.

(2) Éditions Mille et Une Nuits.

(3) André Breton : l’Art magique, éditions Phébus/Adam Biro.

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