La Revue des Ressources
Accueil > Création > Nouvelles > Dignitas

Dignitas 

jeudi 13 avril 2006, par www

Pour Médéric Cartier

A sa souffrance
A la pureté de sa haine

“In the place where Kate is they put electrodes on her head and needles in her spine and try to figure what went wrong.”

Joan Didion, Play it as it lays.

I

Août 2005


De l’indulgence, de l’indifférence

Durant tout le procès, la juge a gardé cet air de bonté, de profonde compassion. « Je comprends votre douleur, moi-même j’ai des enfants », voilà ce qu’elle semblait dire quand elle regardait le banc des accusés.
D’instinct, je l’ai haïe. Quand elle a acquitté mes parents (« je ne vois pas au nom de quoi je pourrais supprimer votre liberté »), je me suis mordu la lèvre inférieure jusqu’au sang. « Salope, ignoble salope », j’ai pensé. Et après, j’ai regardé ma mère : elle parlait avec son avocat, elle n’arrêtait pas de sourire en faisant tourner sa bague de fiançailles, d’un geste un peu nerveux. Elle avait bien joué : la mère meurtrie, le drame de la maladie, l’enfant en fin de vie. Du beau travail. Mon père gardait un visage fermé, impassible. « Ecrasé par le poids du malheur », comme avait dit la presse. « Des antécédents de dépression », avaient ajouté les psychiatres. Suffisamment de détermination pour étouffer une fillette de sept ans, quand même.
Les journalistes m’ont sauté dessus dès que je suis sorti de la salle : « Florentin, pensez-vous que ce verdict vous aidera à pardonner à vos parents ? », « Avez-vous renoncé à l’intransigeance ? », « Quand votre mère s’est effondrée en larmes, vous êtes-vous senti ému ? »
Mes parents, je m’en fous. Je n’ai envie de penser qu’à Aimée.
Voilà ce que j’ai répondu, avec une moue de mépris. Pauvres crétins. Ma grand-mère m’a pris le bras et m’a entraîné dans la voiture. « Ils ne peuvent pas comprendre, Florentin, ce n’est pas leur faute », a-t-elle dit d’une voix douce. Après, je me suis blotti dans ma parka, j’ai caché mon visage avec l’écharpe et je me suis mis à pleurer. Aimée, et ses cheveux blonds qui avaient fini par tous tomber. Aimée, et ses mains tordues, aux doigts déformées. Aimée, et son sourire de petit être malade et aimant, plein d’espoir et de promesse de vie. Ma sœur, mon aimée.

II

Janvier 2004-Juillet 2005

1. Black Death

J’avais passé la soirée chez Vincent, à jouer à « Black Death » sur la Playstation 2. Le con s’obstinait à crier « dans le cul ! » chaque fois qu’il m’abattait. Ça allait trop vite, comme jeu, je ne m’en sortais pas. Pas assez de réflexes, probablement. Au bout de deux heures, j’en ai eu marre, j’ai sorti le DVD de Natural Born Killers. Ça devait faire la troisième fois qu’on le voyait ensemble, mais c’était ça ou une rediffusion de Mortal Kombat sur TF1. Au bout d’un moment, j’ai pensé que quand même, c’était moyen crédible comme film. Si Mickey aimait vraiment Mallaury, ils n’auraient pas eu besoin de devenir des mass murderers. C’est bien qu’ils devaient s’emmerder l’un avec l’autre. J’ai dit ça à Mathieu, il m’a répondu que les filles, il s’en foutait. « Je ne vois pas le rapport », j’ai dit, en regardant Mallaury exciter un garagiste puis lui tirer dessus.
Après, Vincent a voulu aller se coucher : on devait se lever super tôt le lendemain, à cause du cours d’EPS à 8h. Il a éteint la lumière, et je me suis dit que quelque chose n’allait pas, que je détestais ce type, que ça ne pouvait pas être un ami. Ce pauvre crétin était bien parti pour rester puceau jusqu’à la quarantaine. On savait très bien pourquoi on traînait ensemble, l’un et l’autre : personne d’autre ne voulait de nous, c’est tout. D’un autre côté, j’aurais pu tomber sur pire : au moins, il avait une Playstation.
Le lendemain matin, alors que je prenais ma douche, ma mère a appelé sur mon portable. Elle a laissé un message, d’une voix calme et triste : je devais rentrer à la maison, c’était urgent. « Il va falloir que tu sois fort, Florentin, tu as déjà 15 ans, tu n’es plus un enfant » Je me suis dit que c’était probablement mon père qui avait encore avalé trop de médicaments. Il l’avait déjà fait deux fois, de vider un tube d’antidépresseurs et d’appeler une ambulance juste après. « Simple appel à l’aide », avait conclu le psychiatre. Quand même, j’ai un peu paniqué en me disant que cette fois, il était probablement mort. Sinon, jamais ma mère ne m’aurait appelé, elle a horreur que je rate des cours. Je me suis dit que ça allait changer pas mal de chose à la maison, que je serai seul avec ma mère maintenant. Enfin, il y aurait Aimée aussi, mais ça ne comptait pas vraiment. C’était plus comme un animal de compagnie incontinent, qu’il faut emmener à la clinique toutes les semaines. Non, décidément, vivre quasiment seul avec ma mère, c’était vraiment flippant.
Quand j’ai vu la voiture de police garée devant le pavillon, j’ai voulu me calmer, mais pas moyen, ma respiration devenait de plus en plus saccadée. La salive coulait dans ma bouche, j’ai fait un effort pour l’avaler. Pendant quelques secondes, j’ai hésité à repartir au lycée, mais ma mère était capable de débarquer en plein cours pour venir me chercher. La voisine d’en face me fixait depuis la fenêtre de sa cuisine. « Vous êtes Florentin Valvert ? », m’a demandé un flic moustachu posté dans le couloir. J’ai hoché la tête, en me concentrant sur sa moustache, un plumeau de poil roux assez hideux. « J’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre », a fait le type d’un air gêné. On s’en serait douté, j’ai pensé. « Votre sœur est morte durant la nuit ».

J’ai posé le front contre le papier peint jaune vif, tout s’est vidé d’un coup, mes dents se sont mises à claquer, j’ai mis mon poing dans la bouche pour arrêter ça. J’ai voulu reprendre ma respiration, mais l’air ne passait plus, une main s’est posée sur mon épaule, je l’ai repoussé d’un grand coup. Quand j’ai voulu ouvrir la bouche pour leur dire de se casser, rien n’en ai sorti, tout se liquéfiait autour de moi. Je me suis affalé contre le guéridon, il fallait que maman vienne, que je me blottisse contre elle, et tout irait mieux. Et là, j’ai eu cette vision atroce, que maman était morte aussi, que j’étais vraiment seul maintenant et je me suis mis à pleurer.

« Relève-toi, Florentin », m’a dit ma mère d’une voix un peu sèche. « Ça ne sert à rien de pleurer, elle ne souffre plus, au moins », a-t-elle rajouté sans me regarder. Ses yeux étaient bouffis et zébrés de rouge, sa peau encore plus pâle que d’habitude. Je n’ai rien dit, j’ai juste pris sa main et je l’ai serrée. Et à cet instant, j’ai su qu’Aimée n’était plus qu’un petit corps sans vie, une forme vide de chair déjà froide.

Quand mon père a été conduit vers la voiture de police, maman s’est mise à sangloter avec des petits hoquets. « Je suis à bout, Florentin, à bout », elle répétait ça en boucle en m’agrippant l’épaule. Je me suis aussitôt dégagé, j’ai avancé vers la baie-vitrée du salon. Mon père attendait menotté que les flics ouvrent la porte de la voiture, tous les voisins devaient être aux fenêtres. Ma salive avait un goût de vomi, je me suis traîné dans ma chambre, je voulais dormir absolument. Je me suis allongé sur le lit, mais pas moyen de fermer les yeux, il fallait que je me secoue, que je fasse quelque chose de normal. Je me suis mis à ranger mon bureau, mes classeurs de cours d’abord puis mes stylos et mes crayons de couleur pour la géographie. Le bleu, le vert et le rouge étaient en double, je les ai mis de côté pour Aimée, elle adore dessiner. Ça, et faire semblant de danser dans son fauteuil roulant. J’ai fixé les crayons, les couleurs se mêlaient peu à peu sous mes yeux, je me suis appuyé contre le bureau. J’ai fini par les replacer, un par un, dans leur boîte métallique.

Quand je suis réveillé, il faisait presque nuit. Je me suis retourné pour regarder le réveil (16h34) et à ce moment-là que j’ai vu l’inscription sur le mur au-dessus du bureau, en lettres argentées brillantes : « Aimée, 1997-2004 ». J’ai enfoncé mon visage dans l’oreiller, ma mâchoire n’arrêtait de claquer, il fallait que je serre mon oreiller très fort pour arrêter ça. Et puis, je me suis dit que je n’avais plus envie de pleurer, que maintenant, ça suffisait. Je ne sentais plus mon corps, seules les larmes continuaient à couler dans mon cou. Je me suis levé quand même pour faire ma dissertation de français, « Qu’est-ce que le bovarysme ? ». Les voisins d’à côté faisaient abattre leur peuplier, ils allaient bientôt avoir une vue magnifique sur notre jardin. Je me suis jeté sur ma copie comme un enragé, j’ai bien dû écrire six pages sur l’horreur de la vie, la vanité des rêves, la mort comme fin inévitable et souhaitable. Emma Bovary, pauvre fille engluée au milieu des morts-vivants. Emma, à qui rien de grandiose n’arrivera jamais, et qui, au fond, mérite l’atroce médiocrité de sa vie. Emma, qui jusqu’au bout, reste une pauvre cruche accrochée à un vague espoir d’infini. J’ai reposé mon stylo et j’ai allumé Internet. Pour « painless suicide », Google trouve 461 000 références.

2. Poétique de l’exclusion

Le mardi, on a « physique » jusqu’à 18h. J’ai un peu traîné en sortant, je me sentais tout anesthésié. Aucune envie de prendre le bus bondé pour rentrer chez moi. La nuit était déjà tombée, un vent glacial sifflait sous le préau. Je me suis assis sur le banc, à côté de la porte du gymnase. J’ai tenté de remonter la fermeture-éclair de mon blouson, mais elle restait bloquée à la base du cou. Tout le monde était rentré, maintenant, même les internes devaient être au foyer à regarder la télé. Sur le site de l’Eglise pour l’Euthanasie, j’ai lu que la mort par hypothermie était une forme courante de suicide chez les vieux. Ils restent dans leur jardin toute une nuit d’hiver et le matin, fini, congelé, prêt à enterrer. Je ne sentais déjà plus mes doigts, mes oreilles me brûlaient atrocement, mes organes allaient peu à peu se figer dans une léthargie gelée. J’étais presque bien, pourtant.
Aimée n’a jamais marché, ni parlé. Elle pouvait pousser des petits cris de singe, quand elle n’était pas contente. Ou se mettre à cogner les poignets l’un contre l’autre. Vers quatre ou cinq ans, ses mains se sont tordues vers l’extérieur, comme des nageoires de loutre. Les médecins n’arrêtaient pas de dire à ma mère qu’il fallait la stimuler intellectuellement, ne pas la laisser se légumifier : « elle comprend tout ce que vous dites, elle n’est pas capable de communiquer vers l’extérieur, c’est tout », voilà ce que répétait Paloma, l’éducatrice psychomoteur chaque fois qu’elle venait à la maison.
Moi, j’ai toujours su qu’elle ne comprenait rien, qu’elle ne pouvait rien comprendre. Aimée n’en avait rien à faire, de nos paroles, de nos encouragements, de toutes ces stimulations intellectuelles. Elle avait compris une fois pour toute comment sa vie avait été organisée : réveil, repas, jeux, de nouveau faim, repas, sieste, exercices avec Paloma, jeux, repas, coucher. Une vie simple, qu’on préférait imaginer heureuse, en dehors des crises de douleur, de l’amaigrissement, des visites incessantes chez les médecins. Une petite bête simple et souffrante...
Le claquement de la porte du gymnase m’a fait sursauter. « Ah, putain, qu’est-ce qu’il fait froid... » a fait une fille. La voix avait quelque chose de cassé, de rugueux, le genre de voix qu’on attribue aux femmes fatales. Je l’ai entendue allumer une clope à côté de moi, je voyais tout à fait le genre de pétasse que ça devait être. A un moment, j’ai quand même pensé qu’elle allait vouloir m’adresser la parole, me demander qu’est-ce que je faisais seul, dans le noir, alors que tous les surveillants s’étaient probablement cassés. Mais non, elle m’est juste passée devant en direction de l’internat, je l’ai suivie des yeux mais elle ne s’est pas retournée. Peut-être qu’elle voulait me parler, après tout, peut-être qu’elle attendait que je lui dise un truc. Ces choses-là me dépassent.
J’ai été pris d’un frisson soudain, une grande décharge qui m’a secoué dans la poitrine. Quand il s’est mis à pleuvoir, j’ai entrepris de me lever, une jambe après l’autre. Après avoir traversé la cour, ça a été mieux. J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre du foyer. Pierre-Eienne Mantoire était en train de peloter une grande rousse. Elle faisait mine de se débattre, mais on voyait bien qu’elle aimait ça. J’ai dû rester quelques minutes planté là, sans bouger. Les cheveux de la fille, surtout, me fascinait. Elle avait des reflets sublimes, d’un roux vif incroyablement magnétique. A ce moment-là, une légère envie de rentrer à la maison m’est revenue. Je sentais confusément que rester une minute de plus siphonnerait le peu d’énergie qui me restait. Il fallait que j’atteigne la porte d’entrée, que j’explique au concierge que je m’étais endormi dans les toilettes, avec un peu de chance, il me laisserait partir. Après, le bus, sortir ses clés, rentrer chez moi. Ça devait être faisable, il suffisait juste que je détourne les yeux de cette salope dans les bras de Mantoire, de son sous-pull tendu par un 85C, de ce monde de chaleur et d’amour.
Quand elle a tourné la tête vers la vitre, je me suis enfui en courant. Dans le bus, je me suis concentré sur la texture des sièges, une imitation bon marché de velours vert, déjà un peu râpé. J’ai posé ma tête sur le dossier du siège devant, j’ai fermé les yeux, ça allait mieux. En descendant, je me suis demandé ce que ma mère avait bien pu faire de ma grenouille en peluche, celle que j’avais eue pour mes huit ans.

A la maison, j’ai allumé ma Playstation, puis je l’ai éteinte. Après quelques secondes de réflexion, j’ai été fouillé dans le placard de réserve sous l’évier de la cuisine et je me suis servi un grand verre de gin-tonic, puis un deuxième. Ça commençait à aller mieux, une joie diffuse montait dans mes organes, la journée n’allait pas être si pourrie que ça. J’ai bu un troisième verre. C’était comme une nouvelle promesse, je me sentais comme dénoué, infiniment plus cool. J’ai été m’affaler sur le fauteuil du salon, j’ai étendu la main vers le guéridon pour prendre le cadre avec les photos de famille. Et là, j’ai eu une grande révélation, une sensation si puissante que j’ai dû fermer les yeux et faire tomber ma tête d’un coup violent sur les coussins, avant de m’en remettre. Je n’avais jamais aimé ma sœur, elle m’avait gêné, atrocement gêné, avec son regard d’animal crétin, ses membres rabougris et difformes, ses dents de vampire. J’avais détesté qu’elle fasse souffrir ma mère, avec ces problèmes incessants, avec sa lente dégradation. Qu’elle meurt, voilà ce que j’avais pensé. Et elle était morte, et c’est ce que j’avais voulu...Je me suis mis à sangloter en serrant le cadre de photos contre moi, puis je l’ai lancé contre le mur, et après je ne me souviens plus.

Quand je me suis réveillé, ma mère était à côté de moi. Elle venait juste de rentrer du commissariat, il l’avait interrogée toute la journée en la menaçant de la coffrer pour la nuit, sous prétexte que les gardes à vues, ça dure normalement 48 heures.
_Tu empestes l’alcool, Florentin. Il faut absolument que je t’emmène voir un psy, a-t-elle dit en passant une main dans mes cheveux, d’un air las.
Je n’ai rien répondu. Ma mère, et sa manie des médecins... « A tout mal, sa solution », voilà ce qu’elle aime répéter. Ça, et « ne jamais baisser les bras » : ses deux expressions préférées.

Quand Aimée a eu cinq ans, ma mère a créé l’ « association française des familles touchées par Cockayne Syndrome (C.S.) ». Elle m’a demandé de monter un site Internet, et régulièrement, elle me donnait des infos à rajouter. J’étais assez fier du menu déroulant sur la gauche, qui s’ouvrait en arbre dès qu’on approchait le curseur. J’avais aussi rajouté des petits anges sur la page principale. Il suffisait de cliquer dessus, et on tombait sur des photos de l’enfant mort, des paroles de chansons un peu cucul, un mot des parents avec ce que leur petit chou aimait, à quel point il était touchant, à quel point ils l’aimaient. C’était assez glauque, comme rubrique. Chaque fois que je l’actualisais, ça me faisait pitié.
Le pire, je crois, ça a été quand ce gamin franco-américain est mort. Louis, il s’appelait. Jamais je n’ai vu un enfant atteint de C.S. se dégrader si vite : en deux ans, il était devenu un squelette microscopique, avec des dents immenses et un air de souffrance et de méchanceté atroce. « Louis touched so many lives. He was our sunshine, we’ll never forget him”, avait écrit sa mère pour le site. J’avais ajouté son hommage en dessous de la dernière photo de Louis vivant : il ricanait en serrant un ours en peluche contre lui, sa mâchoire semblait greffée sur un visage osseux effroyable, à la peau ridée et jaunâtre. Bizarrement, les parents ne m’ont pas demandé de mettre une autre photo à la place, par exemple celle où on le voyait de loin, posé sur les genoux de sa petite sœur. Ils étaient probablement habitués aux réactions d’horreur compatissante que devait susciter leur fils. Peut-être aimaient-ils sincèrement une créature aussi répugnante. J’ai continué à regarder les photos de leur petit ange, et je me suis dit que c’était vraiment dommage qu’on ne puisse pas faire des échanges de vie : je me suicide et Aimée redevient une petite fille normale, avec des boucles blondes, un fantasme pour pédophiles. La vie est mal faite, vraiment.

3. By the rivers of Babylon, there we sat down

Quand ils ont descendu le cercueil, ma mère s’est agenouillée dans la boue du cimetière, j’ai regardé la pluie couler dans les tranchées. Le bout de mes doigts était bleu. Elle a poussé un cri de femelle blessée, quelqu’un a voulu la relever, je crois. La pierre tombale brillait d’un éclat noir mêlé d’or, Aimée 1997-2004. Les gens hochaient de la tête, vaguement mal à l’aise. « C’est toujours triste, l’enterrement d’un enfant », a murmuré quelqu’un sur ma droite. Ma mère a été emmenée vers le parking, ses hurlements couvraient la lente litanie du prêtre. « Et je serai pareil à cette charogne », voilà ce que je me répétais , les mots venaient me frapper l’intérieur du cerveau, ma tête oscillait machinalement. Mes pieds collaient au sol, j’ai mordu mon pouce jusqu’au sang. Quelqu’un a appuyé sa tête sur mon épaule. J’ai levé les yeux vers le ciel, la pluie s’est arrêtée. J’ai aperçu mon père, au loin, menotté entre deux flics.

Je ne sais pas à quel moment j’ai compris que pour moi aussi, c’était fini. Quelque chose s’était dénoué en moi, rien ne tenait plus. J’aurais voulu m’écraser la face contre la terre, me mettre à geindre comme un animal souffrant, demander pardon, pousser des hurlements de haine, n’importe quoi plutôt que cette apathie glacée. Et pourtant, tout cela n’avait plus aucune importance. « Aimée n’a pas souffert au moins, arrête de te torturer », m’a dit ma grand-mère.
Les tombes s’alignaient rationnellement en trouées parallèles. Quelques rares pots de fleurs, pas de visiteur. Un cimetière de province, à côté de l’hôpital et de la route nationale. Ce n’était que ça. On pouvait donc vivre sept ans, puis mourir sous un oreiller, une mort enviable, rapide et sans souffrance, de l’avis de tous. C’était donc possible.

Ils ont refermé la tombe, on m’a traîné vers la voiture. Le ciel avait pris une couleur dorée, éblouissante. « Ta mère se repose à la maison, mieux vaut la laisser seule pour le moment ». Ma grand-mère semblait toute tassée sur elle-même, une ride de contrariété lui sciait le front. Elle a mis cinq minutes à trouver les clés de la voiture. L’entrée de son pavillon était encombrée de vieux que je n’avais jamais vus. Je les ai laissé me dévisager, puis j’ai suivi ma grand-mère dans le salon. Une femme d’une quarantaine d’années, avec des cheveux blancs coupés en brosse, s’est jetée sur moi pour me faire la bise. « Je suis ta tante, Christiane... » Comme je ne répondais pas, elle a ajouté : « La sœur de ta mère ». Je me suis assis sur le canapé bleu, près de la fenêtre, différentes cousines sont venues se présenter. Il faisait vraiment beau, maintenant, la lumière éclairait la photo de mon grand-père, au-dessus du piano. Un buffet avait été installé au centre de la pièce, les gens venaient se servir, puis rejoignaient des petits groupes mouvants. Deux vieilles m’ont fait déplacer, pour pouvoir s’asseoir sur le canapé. « Et le père est toujours en prison... Pauvre homme, devoir en arriver là...et pour un acte de simple compassion ». Je me suis levé pour aller prendre une autre bière. « Au moins, elle ne souffrira plus...Devoir endurer un calvaire pareil, quand même... » Je me suis appuyé contre le clavier du piano, il fallait que je reste debout, que je boive, et ça irait mieux. Ma tante, celle avec qui ma mère était fâchée depuis dix ans, racontait d’une voix forte qu’elle avait dû se résoudre à abattre sa chienne. Non, il n’y avait plus aucun espoir de la guérir, c’était la seule solution. Je me suis penché derrière le piano, et j’ai vomi par petits à-coups, discrètement. Après, j’ai fini ma bière pour faire passer le goût.

Je ne sais pas comment j’ai pu rentrer à la maison à pied, dans l’état où j’étais. L’air froid me tiraillait la peau, je me sentais quand même plus vivant qu’à l’intérieur. Ma mère devait se sentir atrocement seule, ils l’avaient probablement bourrée de calmants, mais quand même...J’ai repensé à la grande fête qu’elle avait organisée pour mes dix ans. Aimée n’avait pas encore dépistée, à l’époque, c’était juste un bébé braillard, passablement normal. On m’avait offert un appareil Kodak avec flash, j’ai encore la première photo que j’ai prise, maman en train de faire des crêpes, belle blonde souriante, moulée dans son jean bleu. J’ai essayé de penser à autre chose, la régularité des platanes, le soleil déjà tombant, le nombre de jours qu’il me restait à vivre.

Quand je suis entrée dans le couloir, j’ai entendu ma mère au téléphone, avec cette voix rauque qu’elle prend quand elle a beaucoup pleuré : « Oui, je sais qu’il faut être forte...Simplement, c’est dur...Oui, c’était le mieux qu’on puisse faire, on en a longtemps parlé avec Jean, ce n’était pas une décision à la légère, tu sais...Ecoute, je te laisse, je crois que Florentin est rentré. Oui, je te rappelle bientôt... »
« C’était Marianne », a fait ma mère en s’approchant pour m’embrasser. Elle m’a pris la main et l’a gardée quelques secondes dans la sienne. Sa paume était moite, légèrement collante. J’ai regardé la veine bleue soulever la peau du dessus, à intervalles réguliers. « Qu’est-ce que tu as, Florentin, ça ne va pas ? » Je me suis dégagé, j’ai couru dans la salle de bains, j’ai tiré le loquet, j’ai voulu vomir de nouveau, mais pas moyen cette fois. Ma gorge me faisait mal, à force de racler. Le filet d’eau glacée m’a ouvert une gerçure, sur la lèvre inférieure. Je me suis regardé dans la glace, un fin filet de sang coulait le long du menton.
Quand j’ai rouvert la porte, ma mère m’attendait devant, avec un regard de souffrance implorante. J’ai voulu lui dire de se casser, de me laisser à jamais, et puis, je me suis dit que ça ne changerait rien, que j’étais seul, de toute façon. Elle avait déjà retiré toutes les photos d’Aimée, dans le couloir des chambres. « Ça me fait trop mal de les regarder », a-t-elle dit dans un grand soupir.

4. Les remords de l’assassin

Un mois après la mort d’Aimée, ils ont relâché mon père. Quand il est rentré à la maison, il m’a juste fait un signe mou de la main et il a ouvert le frigo pour sortir une bière. Rien en lui n’avait changé, il était toujours aussi maigre, avec cet air de détachement et de profonde lassitude. Un jour, le psy a sorti à ma mère qu’elle phagocytait son mari. Ça l’a fait bien rire. Même la soi-disant dépression de mon père, elle n’y a jamais cru : une excuse pour aller le moins possible au boulot, voilà tout. Et c’est vrai que les seuls moments où mon père semble heureux, à sa façon à lui, d’une joie douce et rentrée, c’est quand il peut regarder la télé alors que les autres sont obligés d’aller bosser.
Je me suis assis dans un coin de la cuisine et je l’ai regardé manger le sandwich au jambon qu’il venait de se faire, arrosé de grandes gorgées de Kronenbourg. Je ne sais pas bien ce que j’attendais, probablement qu’il craque, qu’il se mette à chialer en se tapant la tête contre les murs. Il a juste fini son repas, en me jetant un regard hostile de temps en temps, et il est parti dans le salon lire le journal. La voix de ma mère résonnait dans tout le premier étage : « non, nous voulons simplement changer le papier peint...une chambre d’enfant, oui...nous comptons en faire une chambre d’amis...jeudi prochain, c’est parfait... »

Je me suis allongé sur mon lit, j’ai fermé les yeux. Aimée agonisant sous son oreiller rose Diddl. C’est ma mère qui lui avait offert, sur les conseils de Paloma. Soi-disant que toutes les petites filles en raffolent. Diddl est une souris blanche avec des pattes énormes, un gentil doudou que même les pré-adolescentes peinent à abandonner. « Elle serait morte vers 12-13 ans, de toute façon », voilà ce que répète ma grand-mère chaque fois que je l’appelle. Aimée avait exactement les même yeux que moi, bleu-vert, couleur lagon. « Et chaque cœur pur trouvera sa place auprès du Seigneur, dans la joie de la Vie éternelle » Pendant toute la messe, j’ai fixé la photo qu’ils avaient posée sur le cercueil, Aimée à 3 ans, encore regardable. Et cette image qui revient en boucle, ses yeux rongés par la vermine, deux grand trous ouverts sur le néant.

On a étudié « Thérèse Raquin » en français, on a même fait une dissertation sur les remords de l’assassin. C’est un peu daté, comme bouquin. Je me suis entraîné à dessiner des piles de cadavres sur mon cahier de texte.

Je me suis levé à trois heures du mat, j’ai envoyé un e-mail avec marqué « Hygiène de l’intestin » dans la bande sujet, puis un autre avec « De l’éradication des rats ». Une lumière de pleine lune filtrait à travers les rideaux. Mon mollet s’est raidi brusquement, j’ai tenté de respirer, en comptant les secondes. Tout mon corps s’est peu à peu amolli, la crampe disparaissait, j’ai attendu un peu en regardant le cercle lumineux sur mon bureau, puis je me suis levé. J’ai poussé la porte du débarras, à côté de ma chambre, je ne sais pas vraiment ce que je cherchais, jusqu’à ce que je vois la boîte de rangement jaune translucide. J’en ai sorti deux pochettes de photos : tout ce qui resterait de moi et d’Aimée, bientôt.
Quand j’ai ouvert le rideau, l’éclat de la lune était si fort que je n’ai même pas eu à allumer la lampe. Le chat des voisins déchiquetait tranquillement une souris, ou une taupe peut-être, on ne pouvait pas tellement dire depuis ma chambre. Des photos des jours heureux, comme on dit. J’ai fermé les yeux, de la fumée noire montait de partout, peu à peu des corps s’en dégageait, des bouts de chair désarticulés, et tu mourras comme un chien, voilà ce que je me répétais. Ma main droite n’arrêtait pas de trembler, les veines se soulevaient à intervalles réguliers. Au troisième niveau de Black Death, après la porte secrète, le Prince of Darkness a fini par m’achever au couteau à cran. Le sang retombait en fontaine, les nymphes s’en barbouillait les seins, « game over ».
Et puis, une grande lueur de lucidité. Leur vie allait continuer, le déménagement, l’oubli. Et je me décomposerai sous leurs pieds. Pas de châtiment, pas de rédemption. Juste un procès de plus, les larmes d’une mère, l’émotion du jury. J’ai arrêté de respirer pendant quelques secondes, puis j’ai pensé à la batte de baseball, dans le placard. Faire exploser la moelle épinière, frapper jusqu’à l’épuisement. Le sang s’incrustait dans le bois, goutte après goutte. Je me suis roulé en boule par terre, j’ai saisi ma grenouille en peluche, à côté de la batte, j’ai dû m’endormir comme ça, je ne sais plus. Des pom-pom girls en noir, une vague odeur de cadavre, une colonne vertébrale par terre, avec des bouts de viande encore accrochés, et, dans un coin, Aimée toute recroquevillée, quelqu’un l’a poussée de son fauteuil roulant. « Sell the kids for food » clignote en lettres roses.

5. Losing mummy

Ça devait bien faire deux heures que je regardais une rediffusion d’Urgences, sans le son. Le spectacle des amputations, des électrocutés et des femmes enceintes me procurait normalement un vague effet calmant. Tous ces gens s’agitaient avec un but clairement défini : se battre pour sauver un maximum de vies. Pas de d’ambiguité, pas d’hésitation angoissée, juste un travail crétin fait sous la pression du temps, sans une seconde pour penser. Le bonheur au milieu des cadavres, en somme.
Au moment où le Dr Carter tient la main de la petite cancéreuse aveugle et chauve, j’ai lancé Marilyn Manson dans mon Ipod.
“All god’s children to be sent
To our perfect place
In the sun and in the dirt”

Et là un horizon immense d’espoir et de souffrance, un horizon infini d’anges squelettiques traversés d’endoscopes, de têtes putrides percées de fleurs, de regards cousus de fer. Tout revient en boucle, maintenant, ces mains jointes dans une dernière prière, cette lueur dans les yeux d’Aimée, poussière parmi les poussières. Et cette vie qui continuera, la vraie souffrance, et cette dignité de mes fesses. Aimée, jouet cassé. Aimée, sans dignité. « I’m on my way down, now, I’d like to take you with me”
Pourquoi moi, putain, pourquoi moi.

La porte d’entrée a claqué, j’ai fermé les yeux. « Eteins ça, Florentin, j’en ai marre que tu sois planté devant la télé en permanence ». J’ai fixé le collier en or autour de son cou, un truc énorme, atrocement vulgaire. « Tu n’as pas l’air en forme, mon pauvre crapaud », a minaudé la salope. Appuyer bien fort, les deux pouces sur la jugulaire, couper l’air peu à peu. Le visage violet, les hoquets comme des décharges électriques, et dans une dernière expiration, le regard de grâce, le corps qui s’affaisse mollement, la fin.
Dans un demi-brouillard, je l’ai entendu se plaindre de « ne pas avoir assez de bisous », après, elle a dû partir dans la cuisine. J’ai voulu regarder la fin de l’épisode, et puis, j’ai renoncé. Voilà ma vie, j’ai pensé, voilà le vrai visage de ma vie.

III


Epilogue

Make a happy sound

Ça doit bien faire quinze jours que je ne mange que des Snickers. Depuis la fin du procès. Je lèche longuement le caramel, puis j’arrache les noisettes une à une, je déchiquète tout, jusqu’à l’os. Les êtres vivent, puis meurent, la vie continue. Je regarde en boucle des dessins animés, « Rémi sans famille » surtout. Comment peut-on survivre avec si peu d’amour ? Joli-cœur, le singe de Rémi, se met soudain à trembler de tout son corps, puis meurt de froid. A chaque fois, cette scène me laisse en pleurs, je la remets deux fois de suite, puis je me décide à brancher mon casque pour écouter Placebo. J’aurais dû mourir à dix ans, me pendre avec un lacet, me planter un compas dans le cœur, n’importe quoi. « Gravity, no escape in gravity, I fall down, hit the ground, make a happy sound”

Ma mère a frappé à ma porte : « Ouvre, Florentin, on doit parler, tous les deux ». J’ai enfoncé la tête dans mon oreiller, elle a frappé de nouveau puis je l’ai entendu s’éloigner. J’ai monté le volume de la télé, c’était déjà la fin du premier épisode :
« Je suis sans famille
Et je m’appelle Rémi
Et je me ballade
Avec tous mes amis
Ma famille à moi c’est celle que j’ai choisie
Car on a besoin d’affection dans la vie »

Quand j’appuie sur mon estomac, un tressaillement secoue tous mes boyaux.

Je n’ai pas été en cours depuis un mois, je ne joue plus à la Playstation, ma mère a voulu m’emmener voir un psy, j’ai juste dit que ça ne servirait à rien. « Tu dois apprendre à pardonner, à tourner la page... », m’a dit ma grand-mère. Il y a deux ans, le tube placé dans l’estomac d’Aimée s’est infecté. Jamais je n’ai vu un être aussi déchiré par la souffrance, tout son visage était creusé de grands plis violets. La nuit, elle poussait de longs hurlements d’animal blessé. C’est à ce moment-là qu’elle a commencé à perdre sa chair, que son squelette s’est révélé. « Je ne souhaite cela à aucune femme », répétait ma mère entre deux crises de larmes.

Personne du lycée ne m’a apporté les devoirs. Tant mieux, je n’avais aucune envie de travailler. Je passe les journées dans un état de semi-conscience assez tranquille. Je me force à me lever de temps en temps, pour baisser l’écran de la télé ou aller aux toilettes. Parfois, je me mets à pleurer, mais moins souvent qu’avant. Ce matin, j’ai balancé un vieux jeu de lego par la fenêtre. Je tremblais de colère, ça faisait des semaines que je n’avais pas été comme ça.

J’ai dessiné un écartèlement sur mon cahier de textes. Le visage du condamné m’a demandé beaucoup de mal. Il faut qu’on sente la terreur face à une mort effroyable, l’anticipation de la souffrance, les spasmes qui secouent le corps. Il faut que cette douleur saute à la gorge. « Haemoglobin » tourne en boucle depuis ce matin. « Now my feet don’t touch the ground » Je secoue ma tête d’avant en arrière, j’ai trouvé un fonds de bouteille de Vodka dans la cuisine. Des grands élans d’espoir flashent devant mes yeux. Une fille rousse m’entraîne lentement vers un monde cotonneux de plaisir, de bonheur. Ma mère m’apporte des médicaments matin et soir. Je gobe mon Prozac en l’assurant que je vais mieux, beaucoup mieux. Sa face me fait vomir. J’entends déjà ses os craquer, je sais ce qui l’attend.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter