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À bord du Snowbird 

extrait du récit Les Vents de Vancouver

mercredi 4 juin 2014, par Kenneth White (Date de rédaction antérieure : 19 février 2014).

Alaska. Le Wilderness et ses glaciers, ses ours, ses gloutons boréaux. C’est à bord du Snowbird, sur une mer houleuse, que l’on approche des côtes en compagnie de Kenneth White. Cet extrait constitue le dernier chapitre des Vents de Vancouver, à paraître en mars 2014 aux éditions
Le Mot et le Reste.


Aéroport d’Homer, sept heures du matin. Comme j’avais encore un peu de temps avant mon rendez-vous, j’ai flâné dans l’aéroport.

Le vol pour Anchorage était affiché. Mais il n’y avait pas encore beaucoup de voyageurs sur les bancs. Une Indienne, massivement obèse, avait le regard plongé dans le vide. Quelques mètres plus loin, un jeune gars parlait avec un homme accompagné de ses deux fils de son travail sur le pipeline du North Slope : « Vous lancez une tasse de café en l’air et le café retombe gelé. » Les deux gosses, excités, voulaient savoir s’il y avait beaucoup d’ours là-haut, des ours polaires, et s’il avait déjà eu des problèmes avec eux : « Moi ? Les ours ? Des problèmes ? J’ai un calibre 12 avec de grosses balles. »

À sept heures trente, je me suis dirigé vers le hangar, où je devais rencontrer Dave, le pilote.

« Chouette petit avion », dis-je pendant que nous nous en approchions.

– Ouais. Mais je ne le vois pas sous cet angle-là. Pour moi, c’est de l’argent. Je gagne ma vie avec. »

Il rangea mon sac ainsi que quelques marchandises pour le bateau, puis se tourna vers moi :

« Vous n’avez pas d’armes ?

– Non.

– Pas de bombe à poivre ?

– Pas de quoi ?

– Du répulsif à ours. C’est un liquide qui contient du poivre de cayenne. Dans un aérosol qui vaporise jusqu’à dix mètres. Utile si jamais vous vous trouvez devant un ours mal luné.

– Non, pas de bombe à poivre.

– Mike en aura. Pas d’autres aérosols ?

– Non.

– Parfait. On va voler à trois mille mètres et les aérosols peuvent exploser. Pas une catastrophe, mais ils font un sacré chantier. Si vous avez un téléphone mobile, éteignez-le. À cette hauteur-là, on reçoit cinq cents messages à la fois. Quelque chose comme ça, c’est ce qu’on m’a dit. Mais bon, mobile éteint.

– OK.

– Jetez un coup d’œil sur les consignes de sécurité.

– OK.

– Allez, on monte et on se met en route. Oh, encore une petite chose. Pendant le vol je peux vous signaler de serrer votre ceinture de sécurité. Elles peuvent se relâcher. Et le vol sera peut-être un peu agité aujourd’hui, ça souffle fort. Quand je ferai le signe 5 avec les doigts de ma main écartés, ne me parlez pas, de toute façon je ne répondrai pas. Ça signifie que je suis à cinq minutes de l’atterrissage, et serai en train de me concentrer. C’est un avion à roues, pas un hydravion. Si tout va bien, on atterrit sur le sable. »

Nous voilà donc dans les airs au-dessus d’Homer, survolant d’abord une étendue de boue et d’algues, puis ce fut le bleu : le bleu du ciel en ce lumineux matin de juin, et le bleu des vagues aux crêtes blanches soulevées par le vent dans la baie de Kachemak.

« Je vais vous faire survoler les glaciers », avait dit Dave Haynes.

Seuls le bourdonnement du moteur et cette prodigieuse beauté…

Au-dessous, Rocky River, les Red Mountains et Koyuktolik Bay, ensuite direction le Katmai, en survolant Fourpeaked Glacier (le glacier aux quatre pics), Swikshak River, les Shakun Islets, Cape Chiniak…

Puis, entre Cape Chiniak et Cape Nukshak, Hallo Bay, et au milieu, Ninagiak Island.
Hallo Bay : une plage de huit kilomètres et plusieurs cours d’eau – Niniagiak River, Hook Creek, Hallo Creek. Autour, des collines de trois cents mètres d’altitude, des montagnes de plus de mille mètres, et, à deux mille mètres, luisant d’une lumière fantomatique, Devil’s Desk, la « Table du Diable ».

Pendant que l’avion se préparait à atterrir, j’ai balayé du regard la zone intertidale, la grève de sable noir, les entassements de troncs d’arbres argentés, la prairie plate et marécageuse que le glacier avait quittée dans sa lente retraite, et à l’arrière, les bosquets de bouleaux, d’aulnes, de peupliers et de tsugas.

Une dernière secousse et l’avion s’arrêta.

« Merci beaucoup.

– Tout le plaisir est pour moi. »

En dix minutes la marchandise fut déchargée, et le Cessna repartit. Je me suis retrouvé sur la plage avec Mike Rand, un gars costaud, la trentaine, qui m’attendait assis sur un des troncs blancs. « Vous voyez le bateau là-bas ? On pourrait y aller maintenant. Je n’ai qu’à donner un coup de fil à Larry et en quelques minutes il est là avec le canot. Mais je suppose que vous préférez passer toute la journée dans la baie.

« Bien sûr.

– Alors allons-y. »

Après avoir endossé nos sacs et franchi les troncs, nous nous sommes engagés dans la prairie.

© Marie-Claude White

Fin juin au Katmai.

On se représente habituellement les ours pêchant le saumon dans les torrents et au bord des chutes d’eau, éclaboussant l’eau de leurs larges pattes dans un banquet rouge et argent, comme s’ils ne faisaient jamais rien d’autre dans leur vie. Mais au Katmai, à cette saison de l’année, ils s’adonnaient à toutes sortes d’activités : lutte, accouplement, jeu, promenade, repos, contemplation.

Le plantain maritime poussait dru, ainsi que la berce, connue ici sous son nom russe, pooshkie, les buissons qui à l’automne porteraient des baies commençaient à sortir leurs feuilles, des ombles frétillaient dans les ruisselets, tandis que dans un ruisseau, une harle flottait tranquillement suivie d’un chapelet de douze canetons.

« Si jamais il venait à l’esprit d’un ours de s’en prendre à ses canetons, elle lui volerait à la gueule », dit Mike.

Mais quel ours se donnerait ce mal quand, en plus de tout le reste, il y avait ces délicieuses palourdes à déguster sur la plage ? Une dizaine de grizzlis étaient alignés là-bas, qui creusaient consciencieusement, en levant de temps en temps la tête pour renifler le vent.

Mon contact à Homer m’avait dit que Mike Rand connaissait bien les ours, leur comportement, leur psychologie. J’ai vite constaté que ce n’était pas du boniment et j’ai pu apprécier ses tactiques.

Gardant toujours le vent derrière nous, afin que les ours puissent sentir notre présence et ne soient pas pris par surprise, nous marchions à une bonne distance d’eux en demi-cercles, ne les approchant jamais directement mais nous arrêtant de temps en temps pour les laisser venir vers nous. Une imposante femelle couleur de miel avait particulièrement attiré notre attention. En s’approchant de nous, elle avait mâchonné de l’herbe, puis s’était assise, comme pour dire : « Je suis assise ici, d’accord ? Je ne vais pas vous attaquer. Ça va, tout est OK. Asseyez-vous aussi. » Alors nous avons posé nos sacs et nous nous sommes assis. Au bout d’un moment, l’ourse se leva et se remit à paître. Prenant son temps, allant de-ci de-là, lentement, lentement, elle avança dans notre direction, plus près, plus près, de plus en plus près. À trois mètres de nous elle leva la tête, regarda les deux humains avec ses petits yeux impénétrables, et passa son chemin.

Vers midi, après avoir mangé les sandwichs que Larry avait préparés, nous nous sommes dirigés vers le fond de la baie et avons longé une rangée d’aulnes, de saules, d’épicéas et de bouleaux nains :

« On vient vers vous, les ours, on vient vers vous. »

Au crépuscule, lorsque nous sommes retournés à la plage – Mike avait téléphoné à Larry pour lui demander de venir nous chercher – nous entendîmes des loups hurler dans l’arrière-pays, de cet étrange hurlement, le plus étrange de tous les cris animaux, qui vous fait courir un frisson le long du dos.

© Marie-Claude White

Le Snowbird (« le harfang des neiges ») était un sloop d’environ quinze mètres. Du pont, où était situé le cockpit, on descendait un petit escalier menant à une cuisine qui contenait un évier, le poêle, des placards, une table et des bancs, et le cabinet de toilette. Plus loin, à la proue, il y avait une minuscule cabine. C’était la mienne. Je m’y sentais à l’étroit, mais quand j’ai vu les cagibis où dormaient Mike et Larry, je n’ai pas fait de commentaire.

Larry Johnson n’était pas le propriétaire du Snowbird. Il l’avait affrété pour la saison. Je commençais à penser qu’en Alaska, il était difficile de dire qui possédait quoi. Tout circulait dans une chaîne subcontractuelle de subsistance hasardeuse.

Larry avait fait un peu de tout, cherchant du travail à droite et à gauche, « comme tout le monde ». Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était piloter un bateau. Ses ancêtres étaient scandinaves, suédois plus précisément, installés à Bristol Bay, sur la mer de Béring où ils pêchaient le crabe. Tout le monde a un bateau là-haut. Son grand-père, c’était aux environs de 1907, avait fait naufrage dans le brouillard sur un banc de sable, quelque part dans les Walrus Islands. Il avait dû abandonner son bateau, en emportant un petit stock de pois cassés et de cornichons. Tout le restant de sa vie il avait adoré les pois cassés et détesté les cornichons, « allez savoir pourquoi ».

C’était Larry qui avait demandé à Mike de se joindre à lui, dans cette aventure d’affrètement estival.

Mike avait étudié la biologie à l’université de Fairbanks. Il était de Missoula, Montana, mais était venu en Alaska pour vivre en contact direct avec une nature sauvage. Il existait, disait-il, deux conceptions de l’Alaska : la Dernière Frontière, c’est-à-dire la dernière chance de pouvoir exploiter sans entraves tout ce qui était exploitable, et la Dernière Nature, la dernière Wilderness, qui impliquait la préservation, et peut-être, qui sait, quelque chose d’inédit.

La conversation ce soir-là tourna principalement autour de la météorologie.

« Beaucoup de gens ici, dit Larry, la chose à quoi ils pensent le plus, c’est le temps qu’il fait. Mon père, il est obsédé par le temps. Je vis à moins de deux kilomètres de chez lui à Homer. Mais il me téléphone et demande : “Quel temps il fait chez toi ? Ici il neige.” “Il neige ici aussi, papa.” C’est dingue. Mais le temps est dingue ici. Il peut se gâter brusquement, et seulement dans un petit secteur. Les vents peuvent arriver de partout à la fois. Ils s’engouffrent dans les chenaux et les fjords. Et les vagues peuvent vous jouer toutes sortes de tours. »

Tout cela, c’était seulement de la conversation, pour passer le temps et permettre la communication humaine. Nous ne savions pas encore que nous en aurions bientôt la confirmation.

Nous avons passé deux autres jours semblables, au cours desquels je suivais de près chaque mouvement de Mike, en notant toutes les informations qu’il pouvait me donner sur la vie à Hallo Bay, en apprenant de plus en plus de choses sur les mœurs et les humeurs des ours, ces vieux habitants de la terre.

Je me souviens d’une scène en particulier. Une femelle marchait le long d’une rivière dans notre direction, accompagnée de son ourson. Quand elle s’aperçut de notre présence, elle nous observa longuement. Nous ne l’avons pas regardée directement, mais avons gardé les yeux tournés vers le sol. Elle passa tout près de nous, et continua sur quelques mètres, puis s’arrêta, se coucha, son ourson pelotonné contre elle, et ils restèrent là, tranquillement, à nous regarder. C’était comme si elle avait plus confiance en nous qu’en l’un de ses semblables, quelque vieil ours mal luné qui pourrait venir la harceler. Mieux que ça. C’était comme si elle voyait en nous une défense contre une telle agression. Nous sommes restés un long moment, immobiles, sous ce regard placide.

© Marie-Claude White

Le soir, sur le bateau, la conversation tournait autour de divers thèmes, tels que l’état de l’Amérique (Mike disait qu’il avait été « en dehors de la boîte » et avait une vue plus large des choses que la plupart de ses concitoyens) et l’avenir de la planète.

« De plus en plus de rapports arrivent, dit Mike, démontrant que nous avons franchi un seuil, atteint un point critique. Cela est dû principalement à l’accroissement d’une seule espèce, et qui plus est, épouvantablement vorace. Un énorme déséquilibre. À ce jour, il y a environ sept milliards d’humains sur la planète, avec un taux de croissance d’environ soixante-quinze millions par an. Faites un petit calcul et qu’est-ce que vous obtenez ?

– Un film d’horreur, dit Larry.

– Juste, dit Mike.

– Oui et alors, qu’est-ce qu’il faut faire ? demanda Larry.

– Réduire la population humaine, bien sûr. Mais qui en prendra la responsabilité ? Tous les politiciens et les économistes n’ont que la croissance à la bouche.

– L’écologie ?

– Un effort louable. Mais probablement trop tard. On se laissera imperceptiblement glisser d’une petite apocalypse à une autre, jusqu’à ce qu’arrive la grande. De toute façon, l’humanité préfère continuer à se raconter des histoires, y compris des histoires de catastrophes, comme les gosses à l’école maternelle. »

Au cours de la troisième nuit à Hallo, le vent se mit à souffler, et le matin, c’était la tempête. Larry paraissait soucieux. Il était debout depuis l’aube, à écouter les bulletins météorologiques.

« Le temps se gâte. »

Ça ne se présentait pas du tout comme l’avaient dit les météorologues. Les dernières prévisions annonçaient un vent de sud-ouest de 30 km/h. Maintenant c’était un vent de nord-ouest soufflant à 50 km/h. Pas de quoi paniquer, bien sûr. Il faut seulement passer à travers. « Tu vas où te mène la météo, plus ou moins. »

Rester là où nous étions – à peu de distance de l’île Ninagiak, juste en face de Hallo, s’annonçait risqué, avait dit Larry. Le bateau tirait déjà fort sur son ancre, et pourrait se mettre à la traîner. La meilleure chose à faire était d’aller se réfugier dans une baie abritée. Kukak, un peu plus vers le sud, était un petit coin tranquille, on serait bien à l’abri là-bas. L’ennui, c’était qu’il ne savait pas trop ce qu’il en était dans le détroit de Shelikof, et la mer pouvait être forte autour du cap Nukshak :

« On va pointer le nez dehors et voir ce qui se passe. »

Ce qu’on a vu, c’était un sacré charivari. La mer était grosse, la houle faisait rage.

Nous avons d’abord mis le cap sur l’est, en plein dans la lumière aveuglante du soleil. Larry dit qu’un capitaine de sa connaissance utilisait des lunettes de soudeur contre ce type d’éblouissement. Sans doute une bonne idée. Il ne voyait absolument rien. Et ce n’était pas seulement à cause des rayons du soleil, mais parce que le vieux Snowbird avait perdu ses essuie-glace. Il n’avait pas vraiment besoin de voir, le bateau était en pilotage automatique. Mais tout de même. Enfilant son gilet de sauvetage, il sortit précautionneusement, essuya le pare-brise, puis revint de la même façon :

« Voyez ces lames là-bas ? C’est là que nous étions cette nuit. Je suis bien content d’en être parti. On serait en bouillie à cette heure-ci. Il fait meilleur ici. »

Concernant les vagues, le dernier message météo disait que dans le secteur 138, Shelikof Strait, où nous nous trouvions, elles feraient quatre pieds.

« Elles font déjà plus de quatre pieds », murmura Larry dans sa barbe.

– Combien de plus ?

– J’ai été charpentier. Une pièce de contre-plaqué fait quatre pieds de large. Alors je prends ça comme mesure. Au-delà, je pense à la hauteur d’un homme. Ces vagues là-bas font six pieds. Après ça, je ne mesure plus, je m’accroche. »

Alors on s’est accroché, tandis que le bateau bondissait, ruait et titubait.

Sur la table du cockpit j’avais étalé une carte du détroit de Shelikof, et gardais un œil sur elle, l’autre sur la mer. De temps en temps une baleine brisait la surface de l’eau. Pendant un moment, un banc de marsouins de Dall accompagna le bateau en bondissant furieusement le long de la proue, mais s’éloigna quand un banc d’orques fit son apparition. Un vol d’alques, toujours silencieux en mer – mais avec tout le bruit du vent et de la mer leur silence n’était pas évident – passa en trombe. Plus loin, une escadrille de sternes des Aléoutiennes plongeaient dans les vagues et en ressortaient, dans ce qui semblait être une pure jouissance, une exaltation hyperexcitée.

Soudain, le pilote automatique se mit à faire de curieux bruits. Ce qui avait été un bruit rassurant s’était transformé en une série de grognements, de grincements et de gémissements. Ni Larry ni moi n’avons soufflé mot, nous gardions simplement les yeux rivés au tableau de bord. Après quelques minutes, le bruit régulier reprit.

« C’était quoi, ça ?

– Je suppose que les vagues ont légèrement détraqué le compas. »
Larry ressentit alors le besoin d’entrer en contact radio avec le propriétaire du Snowbird qui était sur son propre bateau, le Sea-Eagle, un peu plus loin dans le détroit :

«  Sea-Eagle, Sea-Eagle. Ici le Snowbird. Sur 65.

Sea-Eagle. C’est moi. Sur 65. Comment tu t’en sors, Larry ?

– OK, OK. Quel vent vous avez là-bas ?

– N-O 30 à 40. Et toi ?

– Plutôt bizarre. On va prendre le virage tout doux et entrer dans Kukak.

– OK, bon virage.

– Ouais. A bientôt. »

Larry raccrocha et se tourna vers moi :

« Ça va peut-être secouer pas mal. Espérons que ça ira. On verra bien. Une fois sortis de ce courant de retour ça devrait être plus calme. »

Là-dessus, on commença à prendre le virage.

Le courant de retour se présenta sous la forme de vagues de sept pieds, bleu acier, aux crêtes nimbées de soleil. Si auparavant elles étaient fortes, à présent elles étaient féroces.

Il y eut une grande tension pendant une dizaine de minutes, et puis… nous voilà passés.

Direction Yugnat Rocks.

« Selon les cartes, je pourrais serrer un peu plus la côte. Mais quel est l’intérêt ? Je préfère garder une distance d’un demi-mile.

– Ça me va. »

Finalement, sans déboires, nous étions arrivés à Kukak Bay et nous dirigions vers une petite crique, en regardant le sondeur dérouler ses chiffres au fur et à mesure qu’il recevait des messages du fond : 69, 98, 96, 120…

« Je ne veux pas utiliser le sondeur trop longtemps. Il utilise beaucoup d’électricité. Juste le temps de s’assurer que l’ancre accroche. »

L’ancre accrocha, et nous étions à l’abri.

« Ici, autrefois, il y avait une conserverie de palourdes », dit Larry, et il se dirigea vers sa couchette.

Je suis allé sur le pont et me suis trouvé un coin confortable.

Tout était tranquille. Et je savourais encore mieux cette tranquillité, maintenant que nous étions sortis de la tempête.

Un grand pygargue à tête blanche était perché comme un totem sur un rocher. Des mouettes se prélassaient sur un tronc d’arbre flottant. Au loin, dans les buissons, j’entendais les trois notes du bruant à couronne blanche, la série irrégulière du bruant fauve : chip, click, chip, stsssp…, et le long sifflement répété du merle d’Amérique.

© Marie-Claude White

Le lendemain matin, j’ai pris le canot et suis parti explorer la baie.

Le soleil voilé de brume. Le bleu limpide de l’eau. Le beau plumage bigarré d’un arlequin plongeur (bleu, noir, blanc, rouge brun). Des anémones jaunes sur un rocher. Des lichens dorés. Un ruisseau à saumons qui serpente et ondule entre les herbes, la boue et le gravier. Un vol de sternes arctiques. Le chant haut perché du bruant des prés. Un hibou des marais assis sur une branche de peuplier d’Amérique, un œil fermé. Puis, au sommet d’un petit promontoire, un ours à la fourrure fauve qui se régalait de céleri sauvage, l’image même de la sérénité et de la satisfaction.

Comme je passais à côté d’un bosquet d’aulnes, un froissement attira mon attention, juste un léger bruissement, rien qui ressemblât au déplacement d’un ours. Je me suis arrêté et j’ai regardé dans le massif. Rien. Puis, alors que je retournais vers le sentier, je l’ai vu, à quelques pas de moi, un carcajou, à la longue fourrure brune, dense, luisante, striée de jaune sur les flancs.

Le carcajou, gulo borealis. Le plus insaisissable de tous les animaux. Une créature solitaire la plus grande partie de l’année, qu’on ne rencontre que dans les lieux les plus reculés. D’une endurance physique à toute épreuve. Qui peut parcourir soixante kilomètres par jour à la recherche de nourriture, et souvent s’en passe. Qui se sent chez lui dans un secteur de cinq cents kilomètres carrés. Et dans un piège, préférera se couper une patte et partir mourir ailleurs plutôt que de rester captif.

Le carcajou me regarda, droit dans les yeux, farouche, silencieux, et bondit dans le fourré.

À bord ce soir-là, j’ai parlé de ma rencontre :

« Incroyable, dit Mike, la seule chose qui peut surpasser ça, c’est de rencontrer Bigfoot. »

Pour ma part, je préférais de loin un carcajou vivant à n’importe quel Bigfoot légendaire, cela va sans dire.

Nous sommes restés encore un jour à Kukak, juste pour être sûrs que le gros temps était passé, puis sommes retournés à Hallo, pour rôder encore un moment dans ce petit paradis précaire.
C’est sur la plage de Hallo, pas loin d’un ours se régalant de palourdes, que j’ai écrit sur la glaise glaciaire, de ma plus belle écriture, juste avant que la mer remonte, ces lignes comme une sorte d’épitaphe :

La route que j’ai prise
la mer quelque part un banc de sable.

P.-S.

Photographies : © Marie-Claude White

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