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Un autre ciel de Nguyễn Bình Phương (extrait) 

lundi 28 janvier 2019, par Nguyễn Bình Phương

À l’approche d’une conférence internationale, la ville fait peau neuve. Tous les vagabonds doivent être rassemblés puis conduits au loin. Chargé sur un pick-up, le fou de la rue de la Dame Triệu est évacué.

Sans la moindre opposition, sans un regard pour les fleurs tombées au pied de l’arbre léopard, le fou était un gardien indifférent mais loyal.

Cinq minutes après son départ, tombe une pluie légère. Les gouttelettes s’agrègent avant de chuter sur l’arbre, enveloppant la rue d’obscurité. Les fleurs tombées sont d’un jaune éclatant, orgueilleux. Un éclat symbole d’adieu à leur gardien.

Le secret de cet adieu, tu l’ignores, absorbée que tu es par un projet de voyage lointain aux contours encore nébuleux.

Dans la petite hutte de pêche où pénètre une lumière profuse, Vũ est ensorcelé par ta peau blanche, tes légères minauderies, l’étrange étincelle dans tes yeux et tes lèvres mutines.

— Le fou de la rue de la Dame Triệu a été évacué, dit-il soudain, immobilisant ses mains. Tu te figes. Sous l’empire du chagrin, tout vacille.

— Partons, dis-tu d’une voix un peu pâteuse.

— Où ?

Vũ te sonde du regard.

— Je ne sais pas, la seule chose qui m’importe est de sortir d’ici.

Vous vous levez et, délaissant le lac, prenez la nationale en moto puis la route longeant la digue du fleuve Rouge. L’eau comme la boue tourbillonne au milieu de bourrasques, entre les deux berges d’alluvions, au-delà de plantes effilées.

Le fleuve s’écoule dans ton regard indifférent.

Vous êtes l’un soucieux de fleurs jaunes d’arbre léopard, l’autre désemparé par ce souci.

Jusqu’à la tombée de la nuit, vous n’avez toujours pas faim.

À sept heures vingt-cinq vous vous quittez avec un adieu secret. Solennel.

Silencieux, avec la vague pensée que les fleurs d’arbre léopard resteront jaunes pour toujours.

Tu es seule, étendue dans ta chambre, saisie de langueur, comme dissoute par le rêve. Tu te vois assise discutant avec une femme vêtue de jaune, d’un tissu doux, un peu froissé, aux coutures invisibles, sans bouton, sans col. L’objet de la conversation, difficile à cerner, a vaguement trait à une histoire affligeante. La femme n’arrête pas de soupirer, les courts doigts effilés de sa main droite ne cessent de chercher je ne sais quoi sur le dos de la main gauche. Sans même regarder, tu sais que cette femme a trois grains de beauté rouges sur le corps. Si on les joignait les uns aux autres, ils formeraient un triangle isocèle, si l’on les reliait avec des taches rouges au poignet, elles formeraient un labyrinthe.

Après un blanc difficile à expliquer dans la conversation, l’un de vous se lève. Au cinquième pas seulement, tu prends conscience de marcher et d’être la personne qui s’est levée. La femme de jaune vêtue se rassoit, impassible, l’air cruel, avant que le sol ne se dérobe sous ses pieds pour laisser apparaître un ciel bleuâtre et soyeux. En entendant ton nom, tu t’es retournée pour voir une tache jaune glisser avec précipitation. La femme disparaît, quant à toi, tu deviens très légère.

Au réveil, tu regardes l’heure.

Une heure cinq.

Dehors, il semble que tombe une pluie légère.

Tu ne sais à quoi Vũ a rêvé cette nuit.

P.-S.

"Un autre ciel", traduit du vietnamien par Emmanuel Poisson, Éditions Riveneuve, 2018, 119 p., 15 €
ISBN : 978-2-36013-518-9

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