La Revue des Ressources

Les gens à Hanoi 

traduit du vietnamien par Emmanuel Poisson

lundi 18 avril 2011, par Nguyễn Việt Hà

La plupart des pays dans le monde sont actuellement très peuplés [1]. Plus d’île déserte, plus de montagne inhabitée. Des marins malchanceux comme Robinson Crusoé seraient encore plus malchanceux aujourd’hui car si leur bateau faisait naufrage, il serait pris, à peine hissé sur la berge, dans un maelström d’indigènes comme Vendredi ou Samedi mais aussi de top model aux bras de richards, tout ce beau monde étendu avec nonchalance pour jouir de la nature sauvage dans les « resort ». Au regard d’un passé récent, le contraste est criant. De temps à autres, au sommet des montagnes, les gens de bien rencontraient des divinités. Et dans la profondeur des grottes et des forêts, les gens malhonnêtes tombaient sur des diables. Aujourd’hui, c’est absolument impossible.
Il en va de même d’Hanoi à l’orée du troisième millénaire. Que reste-t-il du bruit sourd de la chute des fruits de pancovier ? Que reste-t-il des cris des marchands au cœur de la nuit ? Tout cela a été absorbé dans le brouhaha de la foule. Soit dans la bousculade, soit dans les queues aussi désordonnées, mais tous débordant de vitalité, les gens à Hanoi livrent en permanence un combat pour la vie. Depuis près de trente ans, du fait de l’évolution de la société, ils ont acquis les traits bigarrés d’une population issue de multiples régions. Bien sûr, toutes les régions n’apportent pas à Hanoi une touche culturelle particulière. On ne vient pas toujours à la capitale pour y faire une carrière prestigieuse, mais plus souvent pour y gagner sa vie. C’est pourquoi les gens à Hanoi aujourd’hui ont d’innombrables habitudes qui n’ont pas l’air d’être de Hanoi. Tout cela enrichit l’identité de la « capitale de l’Est ou de l’Envol du dragon ». C’est en tout cas ce qu’affirment plusieurs chercheurs respectables d’origine provinciale et diplômés d’une université de banlieue.
La Géographie descriptive de Hanoi éditée en la quatrième année de Tự Đức (1852), comporte une partie consacrée aux coutumes dont voici un extrait : « A Long Độ, les hommes sont très attachés aux convenances, les femmes sont d’excellentes ménagères. Les lettrés détestent en général la compétition. Mêmes les gens les plus incultes s’efforcent de respecter le code de l’honneur ». Avoir le sens de l’honneur n’est pas facile mais ce n’est pas pour autant insurmontable. Quant à le conserver, c’est une chose extrêmement difficile. Heureusement, les gens à Hanoi aujourd’hui, quoiqu’ils vivent encore des choses pénibles, font tout pour garder le sens de l’honneur. Le Traité de Géographie descriptive de l’empereur Đồng Khánh est encore plus explicite : « Les gens dans la province de Hanoi sont parfois simples, parfois peu cultivés, parfois frivoles. Ils peuvent être aussi obstinés, menteurs ou violents. Les gens de Thọ Xương et Vĩnh Thuận en particulier ont un goût trop prononcé pour le luxe ».
Hanoi est aujourd’hui une grande ville. Non pas totalement parce qu’elle est une capitale, étendue et millénaire, ni même parce qu’elle a connu tant de souffrances et de vicissitudes, mais tout simplement parce que dans sa profondeur réside une essence tout aussi étrange que familière. Pour nombre de personnes qui sont nées ou ont grandi à Hanoi, cette essence est à la fois diffuse et concrète, grandiose et raffinée, surnaturelle et charnelle. Elle nourrit leur enfance, trouble leur jeunesse et les obsède pour le restant de leurs jours. Elle palpite au cœur des arbres, des lacs, des rues et plus particulièrement des odeurs.
C’est en hiver que les arbres à Hanoi sont les plus beaux et les plus singuliers. Des feuilles jaunes tapissent les ruelles (par exemple la section de la ruelle Lý Thường Kiệt qui jouxte la rue Hỏa Lò), roulent de temps à autre sous l’effet du vent du nord-est et forment un fonds à partir duquel les branches maigres et parsemées de bourgeons vert tendre s’élancent dans le ciel nuageux où ondoient la toiture des maisons gris foncé. Derrière le feuillage de badamier, une jeune fille, persuadée sans doute que la rue est déserte, vide avec candeur sa carafe d’eau par la fenêtre après avoir arrosé ses orchidées, ce qui génère un bruit analogue à celui d’un crachat.
C’est sous le crachin que les lacs sont les plus romantiques. Qu’importe la présence de quelques couples de provinciaux qui se pelotent sur les quais sales, qu’importent les maisons à l’éclairage vulgaire qui exhalent l’odeur de l’argent, il suffit que du ciel calme des derniers jours du 7e mois lunaire, tombe un crachin violacé pour que la surface des lacs de Hanoi, Hoàn Kiếm, Tây Hô ou Thiền Quang, devienne sublimement limpide et éclatante.
La profondeur des rues anciennes de Hanoi atteint son acmé peu après minuit, quand à travers celle des réverbères, la lumière de la lune diffuse lentement sur la noirceur de l’asphalte. Parfois dans les nuits de fin d’automne flotte le parfum de l’alstonia dans la rue Bà Triều-Nguyễn Du alors qu’un vent chargé des particules alluviales du fleuve Rouge s’engouffre sous le dôme de l’Opéra. Le claquement des sandales de bois de quelques entraîneuses attardées sur les pistes de danse perce le cœur des vénérables vieillards de la métropole. Il faut admettre que depuis une dizaine d’années, le vieux quartier de Hanoi s’est enlaidi, mais à un degré moins dramatique que ne l’affirment certains vieux habitants, qui, de retour de l’exil, gorgés d’une réussite pourtant relative, affichent leur air hautain tout en ronchonnant.
L’une des choses faciles à reconnaître de Hanoi, c’est son odeur. Une chanson populaire ne dit-elle pas « Si peu parfumée qu’elle soit, c’est une fleur de jasmin. Si peu élégante qu’elle soit, c’est une personne de Tràng An [2] ». Chaque grande ville a une odeur qui lui est propre. Pour conclure Les eaux du Grand fleuve, l’écrivain tokyoïte Akugawata note à peu près ceci : « Chaque ville a son parfum intrinsèque. Celui de Florence mêle la blanche tubéreuse à la poussière des brouillards et à l’huile des tableaux anciens. Celui de Tokyo vient du Grand fleuve. Grâce au fleuve, je sais aimer Tokyo et grâce à Tokyo, je sais aimer la vie ». Hanoi depuis des temps immémoriaux est imprégnée de l’odeur pathétique des flots du fleuve Rouge, de l’humidité silencieuse et lumineuse de ses lacs. N’est-ce pas grâce à Hanoi que de nombreux Vietnamiens aiment davantage leur pays ?
Les anciens lorsqu’ils parlaient au quotidien, ne discutaient pas du vrai ou du faux, ils n’accordaient de l’importance qu’aux signes du malheur ou de la félicité. À l’instar de la vie faite des hauts et des bas, les nuages qui errent sans but dans le ciel, prennent tantôt la forme de dragon, tantôt la forme d’un chien. Les gens qui ont vécu dix ans à Hanoi en sont métamorphosés, ceux qui ont vécu trente ans le sont encore plus. En fait, la notion de « Hanoïen », limpide de prime abord, est en réalité assez floue. Il est à remarquer que lorsqu’on est face à ce concept vaporeux, l’enthousiasme est tel qu’on veut éliminer toute chose vulgaire. Les gens venus d’ailleurs sont animés d’une volonté indéfectible de devenir de véritables Hanoïens. Celle-ci transparaît dans la poésie, dans la prose, dans la façon de manger, de s’habiller. Les jeunes filles originaires du delta, lorsqu’elles se déplacent dans les rues de la capitale, essaient d’éviter de lever trop haut les jambes. Les jeunes hommes issus des provinces maritimes, lorsqu’ils flirtent dans le parc de Thủ Lệ, s’efforcent de ne plus confondre les lettres L et N, de prononcer correctement « Je suis de Hanoi » et non pas « Je suis de Haloi ». Les gens qui vivent à Hanoi, lorsqu’ils sont dans la foule, sont rarement confondus avec les autres. À bien des égards, Hanoi est dotée d’un site que l’on peut qualifier de cuvette. On sait que dans les cuvettes, l’eau est stagnante. La culture des gens de Hanoi aujourd’hui comporte autant de traits profonds (sacrés) que de traits de stagnation (médiocres). Mais ces traits de stagnation ne sont absolument pas synonymes de vulgarité. Comment peut-on parler des restaurants où la clientèle serait insultée comme le prétendent quelques jeunes journalistes fraîchement diplômés d’une université de la banlieue. Ils affirment à tort que c’est une expression de l’orgueil des gens de la métropole. Bien entendu cet orgueil existe mais il est discret et généreux. Et s’il est vrai que certains restaurateurs originaires de Hanoi « insultent », ils visent seulement un certain type de client. N’est-il pas singulier de descendre de sa Vespa LX ou de sa Honda 3.0 pour exiger un phở au canard de barbarie ou une bouillie au poulet accompagnée d’un énorme bol de légumes crus ? Naturellement, les restaurateurs accueillent ces parvenus comme ils le méritent. Jadis il n’a jamais existé une boutique ni même un marchand ambulant dont l’enseigne aurait proposé « soupe et vermicelle au bœuf, poulet, canard, canard de barbarie » avec à la dernière ligne « vermicelle au bouillon de crabes ». Mais c’est le cas de notre époque. Quel drame ! Depuis un certain temps, pour être chic, on ajoute souvent dans un bol de vermicelle de crabe une poignée de lamelles de bœuf saignant. « Que faire ? Toute demande doit être satisfaite », se justifie la marchande rayonnante de joie après avoir touché pour un bol vingt mille đồng. Son échoppe de vermicelle, tenue par sa famille depuis trois générations, est située au carrefour face au lac de l’Épée restituée avec à l’arrière plan des toits de tuile brune qui ondulent. Si sa mère ou sa grand-mère étaient encore en vie, elles ne manqueraient pas alors de pousser un soupir teinté d’amertume.
En guise de conclusion, laissez-moi raconter une anecdote. Comme je ne suis qu’un bon à rien, ma femme, absorbée par son activité professionnelle, m’envoie faire les courses. Je vais en général aux marchés de Hàng Bè et de Hàng Da. Une fois, j’y ai croisé une jeune femme qui chevauchait une vespa LX et portait des habits de marque. Après avoir choisi avec soin un canard vivant, elle tendit avec morgue un gros billet sans prendre la peine de récupérer la monnaie. La marchande de bambou assise à côté lui demanda alors d’une voix douce : « Comme vous achetez un canard, vous devriez acheter en plus une poignée de basilic de Láng ». La jeune fille s’est retournée et, d’un air hautain et de la voix assez distinguée des gens de la campagne, lui a rétorqué : « Les gens de Hanoi ne mangent que du basilic de Hanoi ». Hélas, elle ignorait que pour les Hanoïens, le basilic de Láng était le meilleur.
Telle est, à grands traits, l’expression de la délicatesse des nouveaux habitants de l’ancien quartier de Hanoi.

P.-S.

Emmanuel Poisson :
Professeur en histoire du Viêt Nam à l’Université Paris Diderot, Emmanuel Poisson a écrit Mandarins et subalternes au nord du Viêt Nam (1820-1918) – une bureaucratie à l’épreuve (Maisonneuve et Larose, 2004) dont une version vietnamienne a été publiée à Da Nang en 2006 avant d’être rééditée à Hanoi en 2018. Un recueil de ses traductions en français de neuf nouvelles de Phong Điệp et huit essais de Nguyễn Việt Hà a paru en 2013 sous le titre Delete chez Riveneuve. Ces essais sont ici réédités dans une version légèrement modifiée. Du même auteur, il a publié une traduction de « Cave (L’entraîneuse) » dans la revue Moussons en 2017 (https://journals.openedition.org/moussons/3829). Par ailleurs, il a traduit avec Doan Cam Thi L’Embarcadère des femmes sans mari de Dương Hướng (Aube, 2002).

Lire l’article de Doan Cam Thi sur un roman de Nguyễn Việt Hà.

Notes

[1Le texte original, « Người ở Hà Nội », a été publié dans le recueil « Đàn bà uống rượu », Hanoi, Editions Văn Học, 2010.

[2Tràng An est un des anciens noms de Hanoi.

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