La Revue des Ressources

La Grande Nébuleuse 

pour une hygiène ontologique

jeudi 3 juin 2021, par Michel Mathieu

La Grande Nébuleuse

—  pour une hygiène ontologique —

Ontologie : branche de la philosophie concernant l’étude de l’être et ses propriétés ; chez Aristote, étude de l’être en tant qu’être.

Un texte qui énonce quelques enjeux d’un atelier expérimental pour comédiens, danseurs, performers, musiciens… et autres explorateurs.

Si je parle
je suis obligé de tomber
puisque pour parler
il faut que j’ouvre la bouche
qui tient cette corde
qui m’empêche justement de tomber

Serge Pey

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La Grande Nébuleuse

par Michel Mathieu

Je commencerais par évoquer le contexte général dans lequel s’inscrit cette entreprise, et contre quoi précisément elle se dresse.

Le spectacle définit notre époque, le concept de « société du spectacle » popularisé par Debord, repris par toutes sortes d’observateurs trouve son apogée avec la connexion généralisée. Impossible d’échapper à l’inflation des images, de l’information, de la sollicitation publicitaire, de tous les variables de la communication. Une vague de pixels déferlant sur nos têtes, chasse le silence, médiatise nos rencontres, capture nos regards, confisque notre rapport au temps à travers sa programmation tyrannique, toujours plus, toujours plus vite, le zapping devient le mot clé de l’existence.

Certains peut-être, échappent en partie à cette inflation réinventent des modes de vivre ensemble, des économies parallèles, certains peut-être se soustraient à leur façon, la mienne passe par l’acte artistique, et plus précisément par cette pratique que je voudrais approfondir dans la Grande Nébuleuse.

Les modes de jeu que nous pratiquons ont pour objectif pour les protagonistes, comme pour les spectateurs/auditeurs qui les reçoivent par votre délégation, de nous laver de cet envahissement parasitaire.

Ainsi la démarche rejoint ce qui s’apparente à une via negativa, ou voie négative, une façon de faire qui retourne aux fondamentaux en laissant de côté tout le décor, l’accessoire, l’anecdote, pour retrouver la sensation première des données qui nous situent : l’espace, le temps, l’énergie, et ainsi nous replacer dans l’univers à notre juste place… d’où ce terme de « nébuleuse » pour ceux qui seraient des sentinelles du ciel dans le silence des étoiles, comme dans le bruissement originel du monde.

Laissant tout lyrisme facile, je parlerai simplement de poésie.

Des corps dans l’espace, traçant les gestes de leur relation, dans un présent qui se métamorphose sans cesse, ici la latéralité, de l’autre côté la verticalité ; des présences dans le temps pour renouer avec la pulsation profonde de la vie, deux approches qui installent matériellement les dimensions qui nous constituent et que le jeu fait réapparaître sous la croûte de nos automatismes.

Le « haïku » d’un autre côté, concentration d’énergie pure.

Trois modes qui me semblent fondateurs, mais qui ne s’excluent guère.

Au contraire qui appellent leur fusion, la recherche vers une intégration « instinctive » de ces dimensions devrait être l’un de nos objectifs.

Comment introduire dans le présent de la métamorphose spatiale des « chausse-trappes » du temps qui créeraient comme un autre espace par-dessous ce qui se joue en « pleine lumière ». Et sur l’autre bord comment mettre en perspective par le jeu des proximités, rapprochements, éloignements, cette méditation temporelle ?

Et enfin, comment pouvoir créer des déflagrations, voire des instants de fusion chorale où l’énergie commune se renomme.

Mais poursuivons, et posons la question : en quoi l’improvisation serait le vecteur de cette recherche. Ne pourrait-on y arriver par la construction, l’élaboration, par l’étude d’une forme pouvant être répétée ?

Ce n’est pas exclu, mais l’improvisation a seule ce privilège de relancer à chaque fois les dés.

Dans l’abordage à l’inconnu elle a le mérite d’alerter notre vigilance, de pointer comment ces liaisons se reconstituent à chaque instant dans une nouvelle configuration, elle trace une constellation éphémère faite de bribes d’existence, de mots, de signes où celui qui regarde peut se réinventer librement, parce que dans le face à face avec une œuvre ouverte le spectateur est requis d’ être actif et de réaliser sa propre construction.

Du reste il n’y a pas que le théâtre ou la danse qui peuvent être dans se positionnement de « ressourcement » on peut penser en peinture à la radicalité d’un Mondrian ou d’un Rotkho, en musique à Feldman ou certains minimalistes de la musique répétitive, en danse dans le sillage de Cuningham.

Abstraction donc qui peut paraître paradoxale quand il s’agit de poser des êtres humains sur un plateau avec toute la complexité inhérente à leur personne ; un être humain c’est un réceptacle de souvenirs, de désirs, de futurs et auquel le moindre souffle produit est forcément référé. Une forme, une couleur n’a de compte à rendre qu’à elle-même ou à son environnement. Un geste, une parole renvoie implicitement au vécu de son auteur, c’est le geste, le mot de quelqu’un qui est là dans ses actes, doublement, ce qu’il fait et sa pure présence.

Autant dire que l’abstraction qui est ici requise n’exclut pas le sens, à la différence de ce qui peut éventuellement se passer en danse. Ce qu’elle exclut c’est l’assujettissement à un sens unique.

Nous travaillons, acteurs, avec tout ce que nous sommes, nous agissons, bougeons, parlons, le geste comme la voix sont nos modes d’être, mais c’est dans la manière de les confronter que nous pouvons soit encadrer la performance dans une direction resserrée sur elle-même, limitée dans sa visée, soit proposant des chemins vagabonds qui par en-deçà nomment la condition de leur possibilité et sont en eux-mêmes libérateurs parce qu’ils renvoient à ces fondamentaux évoqués plus haut, propriétés universelles.

Abstraction donc par contraste avec le corset de l’anecdote, même si cette abstraction peut éventuellement contenir quelque bribes anecdotiques, elles se trouveront subverties par l’entrechoc des propositions diverses.

Pour l’acteur, la nécessité qui le pousse à tel ou tel geste, tel ou tel mouvement, telle parole, tel cri ou tel silence, est le sens du voyage. L’écoute de la respiration générale qui pulse les rapports sur le plateau, est une nécessité à la fois objective et subjective, objective parce que elle est tenue de se traduire matériellement, que tout doit être visible et audible dans le rapport immédiat de tous les partenaires dans l’espace, subjective parce que chaque protagoniste engage là-dedans sa sensibilité, sa psyché, sa mémoire, jusqu’à son inconscient.

Voyage donc où je vais inventer la rivière ou la colline, parce que mon partenaire à l’instant par son chant a établi une plaine, une autre y fera naître un arbre.

On relira là-dessus le poème de Baudelaire « Correspondance » qui dit mieux que quiconque comment le monde est tissé d’échos, de résonances, d’associations qui lui donnent son unité profonde.

Voilà qui est bel et bien Mister, mais on fait ça comment, y a-t-il une méthode, des exercices, un programme ?

Oui et non. Non pour la simple raison que nous nous attaquons à plus grand que nous, même si nous avons cette richesse en nous, et que le risque qu’elle nous échappe est toujours là.

Oui parce que nous pouvons préparer sa mise au jour en faisant au préalable le silence en nous-mêmes.

Laisser ouvert son esprit, laisser son corps disponible pour recevoir, faire le vide mental, chasser les tensions pour pouvoir être traversé par les appels de l’autre ou de sa propre impulsion, voire de son paysage intérieur. Voilà une préparation initiale qui peut se décliner par des procédés pratiques. Premier travail.

L’écoute peut être développée par des exercices appropriés. Il en va de même quant à la rapidité d’association, la capacité de transfert d’un mode à un autre, la pleine conscience et maîtrise de ses moyens gestuels, vocaux et du maniement du verbe. La conscience du groupe et de sa dynamique
Bref, le travail en amont, permanent, nécessaire, vise à fortifier ses propres capacités, comme celles du groupe, mais ne garantira aucunement la réussite du moment de création, et c’est tant mieux.

Qu’en est-il par ailleurs du rapport aux partenaires passifs que sont les objets, les couleurs, les volumes, ou d’un autre côté l’image animée ou le son ?

Dans le premier cas c’est le jeu vivant de l’acteur qui subvertit un objet qui devient lui-même support de sa propre métamorphose… un carré de papier blanc tournant par exemple au champ de neige ou à l’image du néant.
La chose est plus compliquée s’agissant d’une image en mouvement ; taches d’encres projetées, action picturale, vidéo… Le plasticien aux manettes est en quelque sorte embarqué dans le même jeu et avec la contrainte de son médium soumis aux mêmes incertitudes et aux mêmes obligations d’écoute croisée.
Pour ce qui est du son si il s’agit d’un travail en « live », le musicien se trouvera exactement au même endroit que les autres protagonistes avec les limites spécifiques de son instrument.

Il est évident que dans ces domaines il faut des partenaires qui partagent sur le fond les mêmes objectifs.

Il a été parfois proposé de partir d’un thème, œuvre littéraire ou dramatique, musique, peinture, événement etc.

Sans réfuter l’idée (on peut tout essayer) il me semble que cette proposition doit être prise uniquement comme une sorte d’ensemencement imaginaire commun.

Une autre problématique est celle de l’insertion dans l’espace urbain.

Ici, plus de questions que de réponses. Faut-il installer un espace privilégié en traçant sur le sol une aire de jeu, faut-il choisir des espaces spécifiques et s’y adapter, faut-il donner des clés aux spectateurs, soit en suggérant la règle du jeu, soit en créant une progression dans la complexité afin que le spectateur saisisse les « codes » de l’improvisation ?

Faut-il intégrer des éléments plastiques ? Faut-il ou non « annoncer » la prestation ou venir à l’improviste dans le flux urbain ? Faut-il créer une habitude par une présence régulière en un endroit ?

Tout ceci se discute et les choix ont évidemment un effet sur le sens du travail lui-même.

On a donc pas fini de débattre…

Ce texte en tous cas pour une contribution.

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Quelques haïkus et poèmes utilisés par La Grande Nébuleuse, comme autant de thèmes d’improvisation :

Sur le terrain de l’usine
glisse
le parfum de la marée du soir

Yotsuya Ryû

Les étoiles se fanent
au fond du tiroir
le rasoir a terni

Ameyama Minoru

Près de la gare
j’ai trinqué
avec cette époque aveuglante

Hoshinaga Fumio

Sur la pivoine blanche
un insecte se pose —
trait final [1]

Ishi Kant

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Un poème de Cesare Pavese

Quand revient le soir, la pluie recommence
crépitant sur les nombreux brasiers. Les épouses,
en attisant le feu, jettent un coup d’œil furtif
vers la maison noirâtre et la fontaine déserte.
Ses persiennes sont closes mais dedans il y a un lit
et sur le lit une blonde qui gagne sa vie.
La nuit tout le village repose,
tout repose sauf la blonde, qui le matin se lave. [2]

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&

Un poème de Serge Pey

Si j’ai un bâillon
sur la bouche
comment veux-tu
que je parle
pour dire que j’ai justement
un bâillon sur la bouche ?

Et si maintenant
on m’enlève le bâillon
et que je dis
qu’hier j’avais un bâillon
on m’accuse de mentir
puisque je n’ai plus de bâillon

Si je n’ai pas de ficelle
pour retenir mon pantalon
et que je tiens
une de mes chaussures
à la main
comment veux-tu
que je retienne mon pantalon
en attachant ma chaussure ?

Dans cette situation
quand je mets ma chaussure
mon pantalon tombe
sur mes chevilles
et je suis humilié

De même si je veux attacher
en même temps
la ficelle
qui me sert de ceinture
le soulier tombe de ma main
et je mets à boiter
alors on se moque
de moi car je marche
comme un homme ivre

Comment maintenant
veux-tu que je parle
alors qu’entre mes dents
je serre une corde attachée
à la branche d’un arbre
qui m’empêche
de tomber dans l’abîme ?

Si je parle
je suis obligé de tomber
puisque pour parler
il faut que j’ouvre la bouche
qui tient cette corde
qui m’empêche justement de tomber

Ainsi pour parler
il faut toujours que je tombe
au fond de l’abîme
et comme j’ai lâché la corde
je ne puis remonter [3]

…/…

Notes

[1HAIKU, Anthologie du poème court japonais, traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, éd. nrf Poésie/Gallimard, 2002.

[2Cesare Pavese, in Travailler fatigue ; La mort viendra et elle aura tes yeux, traduit de l’Italien par Gilles de Van, éd. nrf Poésie/Gallimard, 1995, p. 67.

[3Serge Pey, in Dialectique de la Tour de Pise, Éditions du Dernier Télégramme, 2019.

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