Kenneth White, géopoétique et écologie ?

En un temps où la référence à la « pensée écologique » semble incontournable, est-il possible d’évoquer la relation que certains lui prêtent avec la Géopoétique ? J’aimerais le faire depuis un point de vue critique, celui précisément que Kenneth White nous invite à avoir pour regarder le monde.
Quand, en Béarn dans les années 1978-81, je militais avec les amis de René Dumont pour l’avènement d’une conscience écologique, c’était bien le sens du mot « écologie » inventé par Ernst Haeckel en 1866 qui nous mobilisait, c’est-à-dire : « la science des relations des organismes avec le monde environnant ». Une approche qui a peu à voir avec les facéties de ce qu’est devenue l’écologie politique aujourd’hui.
Dans La figure du dehors Kenneth White a ces mots : « … vient un moment où, face à certains malentendus, on sent le besoin de mettre des points sur quelques i et d’élargir le sens de certains mots dont la société se sert pour vous définir ».
C’est ce que je tente de faire dans le propos qui suit.
Il est habituel de nos jours de repeindre en vert, c’est-à-dire aux couleurs d’une vulgate écologique de grande consommation, un grand nombre de produits : croissance verte, circulations vertes, architecture verte, tourisme vert, vacances vertes. Pourquoi pas littérature ou poésie verte ? J’éprouve donc le besoin de revenir à la définition des mots.

Géopoétique

Dés les premières lignes du Plateau de l’Albatros (sous-titré : Introduction à la géopoétique), White précise ce qu’il entend par géopoétique : « …on pourrait dire qu’il s’agit d’une nouvelle cartographie mentale, d’une conception de la vie dégagée enfin des idéologies, des mythes et des religions…et de la recherche d’un langage capable d’exprimer cette autre manière d’être au monde, mais en précisant d’entrée qu’il est question ici d’un rapport à la terre (énergies, rythmes, formes), non pas d’un assujettissement à la Nature ». Il nous dit qu’il s’agit là d’une investigation dont le point de départ se situe « quelque part entre la poésie, la philosophie et la science ».

Écologie

La science est donc convoquée, en ce qu’elle contribue à nous permettre de lire et de comprendre le réel. Dans cette définition White tisse le lien entre son projet d’écriture du monde et cette « science » qu’inaugurait Haeckel : « Il s’agit d’un mouvement qui concerne la manière même dont l’homme fonde son existence sur terre » (p12). Il ajoute plus loin : « Le travail géopoétique viserait à explorer les chemins de ce rapport sensible et intelligent à la terre, amenant à la longue, peut-être, une culture au sens fort du mot ».
Vous comprenez alors que je souhaite interroger le bien fondé de l’association, du rapprochement, que certains ont vu entre ce que nous connaissons aujourd’hui des développements de la « réflexion écologique » dans notre pays, et ce qu’avec Kenneth White nous nommons la sensibilité géopoétique c’est à dire l’engagement dans une poétique de la terre, dans une poésie du dehors, « une culture au sens fort du mot ».
La réflexion écologique aujourd’hui est polymorphe et réunit de la droite à la gauche l’adhésion de courants politiques qui voient dans cette nouvelle doxa un moyen d’actualiser leur visibilité électorale. Ainsi, depuis les mouvements labellisés écologiques comme E.E.L.V, aux attelages parisiens Socialiste-Communiste-Verts-Insoumis, des apprentis lider maximo de La France Insoumise aux voltigeurs du Front National ou du parti L.R, des versants verts de la majorité L.R.E.M aux diverses obédiences vegan et végétaliennes, de Libération à Yoga-Magazine, les sophismes des Lumières noires du progressisme font tourner les chakras et opèrent tout azimut pour annexer la nouvelle doxa.
La bien pensance environnementaliste est un produit d’appel incontournable pour qui aspire à une visibilité. Elle prend des formes allant d’un néofascisme de la tolérance, aux versions bisounours que délivrent les chaînes de télévision, aux jeux vidéo qui sont aujourd’hui pour les nouvelles générations ce qu’étaient jadis les manuels de catéchismes. Les écrans publicitaires déversent dans les cerveaux disponibles les messages vantant les élevages de poules heureuses, les bouteilles de lait engagé et autre produits équitables. L’hymne à la croissance verte veut bien renoncer à l’électricité d’origine nucléaire à condition de consommer le même nombre de kilowatts, mais d’origines solaire ou éolienne.
Cette écologie de salon ignore comment se fabriquent les panneaux de cellules photovoltaïques et n’a aucune idée des destructions des cultures, des sols et des hommes qu’entraînent ces « énergie douces ». J’ai vu ce que les chinois ont fait de l’Ordos et de la Mongolie, lieux d’extraction des terres rares nécessaires aux industries high tech (smartphones, GPS, voitures électriques, énergies dites « vertes »). Mais je n’ai pas connaissance que dans les assemblées des mouvements écologistes on ait évoqué les pays que l’on pille pour fabriquer cellules photovoltaïques, batteries, mats et pales d’éoliennes. Leur culture technique inexistante les tient à l’écart de tout ce qui pourrait heurter l’idéologie de grande consommation qui les porte. Il sourd de leur discours un totalitarisme sournois que Lévi-Strauss exprimait ainsi : « Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l’idéologie politique ». Je pourrais paraphraser ainsi l’anthropologue : Les idéologies ne sont que les religions laïques d’aujourd’hui.
Quand on sait la distance que Kenneth White a toujours entretenue avec les religions, on imagine mal une proximité entre ce qu’il entend par géopoétique et cette nouvelle religion.
Dans ce qui précède, on notera que s’il est question d’une critique de la « pensée » écologique telle que les courants de pensées la portent dans ce pays, et qui n’ont rien à voir avec la question de géopoétique.
Il ne s’agit pas ici de nier ou de minimiser le face-à-face qui se joue entre une humanité proliférante, prédatrice et de plus en plus destructrice, et un milieu vivant et habité, l’écoumène en voie de destruction. Il s’agit de dire que ce combat qui fut mené par de vrais défenseurs de la pensée écologique, comme Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, René Dumont, est de nos jours dévoyés dans des facéties qui ont défiguré la gravité des enjeux. L’écologisme de grande consommation n’a rien à voir avec cette « culture au sens fort du mot » qu’appelait Kenneth White.

« Une culture au sens fort du mot.  »

Dans Borderland, en 2018, White écrivait : « Mais il existe, au fond de l’esprit, une force anonyme qui ne se satisfait pas de tout cela. Et, peut-être, qu’il rôde chez des individus ici et là le fantôme d’un désir d’autre chose. » (Kenneth White, Borderland)
Ce « désir d’autre chose » donne la direction, ouvre le chemin pour déserter « la « politique (qui) prend les allures d’un vaudeville, que ce que l’on appelle encore « culture » est un creux rempli de rien, que l’éducation est un désastre, et que la langue même se délite… ». Le mot « culture » nous ramène ici dans le champ où se déploie la quête géopoétique.
Le paradis écologique parisien se construit autour des « sanisettes responsables » à la Porte de la Chapelle, les « poubelles intelligentes et hautement écologiques BigBelly » reliées à leur ordinateur central, et autres « aménagements tactiles » et « uritrottoirs couplés à une jardinière écologique destinée à recycler l’urine ».
Que ceux qui voient la moindre relation entre cet univers de « décivilisation à l’œuvre » et la sensibilité géopoétique se lancent dans le Grand poème qui nous l’expliquerait. L’indigence de la poésie du Mot anéantit ici la moindre poésie du Monde, seule émerge une caricature de poésie du Moi dans les mots de la maire de Paris : « La capitale est plus belle depuis que je suis arrivée aux responsabilités. »
La niaiserie de cette écologie-là culmine dans l’inauguration le 30 mars 2021 sur le campus de l’université de Winchester aux Royaume-Uni, d’une statue en bronze de Greta Thunberg. Érigée « devant l’un des bâtiments les plus vert de la ville, avec récupération d’eau de pluie, cette sculpture de la sainte venue du Nord nous renvoie aux sinistres effigies de bronze de héros des totalitarismes comme Mao, Staline, Kim il-Sung ou Saddam Hussein. Inaugurant ce « monument » d’un coût de 28 000 euros, le vice-président de l’université Sam Jones a déclaré qu’il affirmait par ce geste « l’engagement écologique » de son établissement. Je ne puis imaginer la moindre prosternation de géopoéticiens devant la statue de la cyborg suédoise.

La géopoétique est une entreprise qui veut saisir les respirations du monde par un langage vrai : les mots du poème. Kenneth White dit quelque part que « le terme de littérature est tellement galvaudé, tellement dégradé, que je préfère l’éviter ». Il faut bien que je montre dans ces lignes un désaccord avec lui en rattrapant ce mot de littérature, en refusant de le laisser piétiner, en y croyant encore un peu.
Dans La figure du dehors, c’est bien un archipel de quelques poètes que convoque White pour étayer son propos. Il ne les annexe pas à une idéologie, il montre en quoi chacun d’eux témoigne de cette sensibilité à la poésie du dehors. Dans ce parcours, on va d’Henry Thoreau à Walt Whitman, d’Allen Ginsberg à Gary Snyder, de Pound à Cendrars et Segalen, et tant d’autres qui ont contribué à ses yeux à « couvrir, poétiquement, le champ de l’expérience, d’écrire un poème qui corresponde à toute la plénitude complexe du réel. » Parmi eux, Saint-John Perse, et quand je relis un poème de Vent, ou d’Anabase, je suis évidemment dans les immensités de l’Ordos ou dans les steppes de Mongolie :

« Ô chercheurs de points d’eau sur l’écorce du monde ; ô chercheur, ô trouveurs de raisons pour s’en aller ailleurs… » (p. 111)
…beaucoup de chose sur la terre à entendre et à voir, choses vivantes parmi nous !
des célébrations de fêtes en plein air pour les anniversaires de grands arbres et des cérémonies publiques en l’honneur d’une mare ; des dédicaces de pierres noires, parfaitement rondes, … des bouts de perches aux approches des cols » (p. 137)

Que ceuzécelles qui voient le moindre point commun entre cette quête du poète et la vulgate à laquelle est réduite l’écologie aujourd’hui expliquent. Il n’y a rien de commun entre la géopoétique d’une part, et l’écologie fumigène (je reprends ce mot de Romain Gary) qui occupe le versant vert du politiquement correct dans la pensée post-moderne. Il manque à cette écologie-là une écologie mentale.
« La géopoétique ouvre un espace de culture, de pensée, de vie. En un mot, un monde » écrit White. Et ce n’est pas parce que nombre de sociologues de troisième zone ou de Paris 8, ou une vice-présidente de l’université de Lille labellisée EELV s’ébattent dans les eaux troubles de l’éco-féminisme à l’intersectionnalité, que cela confère à la composante écologique une profondeur, une épaisseur, qui tisserait une quelconque parenté avec la géopoétique. Je ne vois pas non plus la compatibilité de la géopoétique avec les discours purificateurs des prédicateurs et prédicatrices qui veulent purifier l’espèce, remplacer les partis politiques par une nouvelle religion. À quand Le Plateau de l’Albatros en écriture inclusive, ce « code d’entrée du digicode de l’immeuble des crétineries ».
Il y a bien eu par le passé, dans la dynamique géopoétique autour de Kenneth White, des tentatives d’annexer quelques facéties écologiques. Tout mouvement d’idées (littéraire, poétique, culturel) connaît des questionnements et des malentendus. La ligne d’identification de la géopoétique qui empêche toute confusion avec l’expression actuelle des courants écologiques est, de mon point de vue, exprimée par exemple dans ces mots de White : « Un monde, bien compris, émerge du contact entre l’esprit et la Terre. Quand le contact est sensible, intelligent, subtil, on a un monde au sens plein de ce mot, quand le contact est stupide et brutal, on n’a plus de monde, plus de culture, seulement, et de plus en plus, une accumulation d’immonde » […] « J’en suis arrivé à l’idée que c’est la Terre même, cette planète étrange et belle, assez rare apparemment dans l’espace galactique, sur laquelle nous essayons tous, mal la plupart du temps de vivre. »
La planète Terre souffre, s’épuise, s’asphyxie. La démographie planétaire sur laquelle René Dumont attirait l’attention dés 1965 explose. C’est d’une terrible évidence.
Relisant La figure du dehors, je ne parviens pas à voir le moindre rapport entre l’invitation à une poésie élargie à laquelle nous invite Kenneth White, et le wokisme écologique et infantile auquel se réduit aujourd’hui « la question écologique » dans la vulgate politique et son écho médiatique.
Une dernière citation « Le monde m’est une provocation. Contre lui j’affirme mon propre monde, qui est le monde réel. La poésie est affirmation de la réalité. Ni plus, ni moins ». Je fis mon credo de ce primat du Réel quand je lus ces lignes dans un recueil de poésie de Kenneth White. Je commençais alors à me réconcilier avec moi-même.
Je regardais alors la géopoétique comme « une poésie élargie ».
Je commençais à être.

Andernos, le 29/09/2021.

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