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La rencontre (extrait de La cathédrale sur l’océan) 

vendredi 31 août 2012, par Vittorio Frigerio (Date de rédaction antérieure : 7 octobre 2009).

Quatrième jour

Il se retourna lentement pour se remettre sur le dos. La
moitié droite de sa cage thoracique aurait très bien pu être
enfoncée, à en juger par les élancements qui la perçaient.
Sur le dos, cela allait nettement mieux. Seulement, il ne
pouvait pas rester longtemps sans bouger et, dès qu’il
essayait une autre position, il commençait rapidement à
ressentir des douleurs un peu partout.
Il se secoua enfin, en poussant un gémissement
excédé, et se mit péniblement debout. Le temps de se
raser et de se laver la figure à l’eau froide pour chasser
le soupçon de gueule de bois qui lui restait de la veille
et il mit de l’eau à bouillir. Il avait du café soluble
et un reste de baguette déjà rassis. Il en trempait des
bouts dans le café noir quand on frappa à la porte.
Une petite grêle de coups rapides.

— Qui est-ce ?, demanda-t-il, sans ouvrir.
— C’est moi !
— Qui ?…
— Moi, je te dis ! Ouvre-moi, Gaspard.

C’était bien elle, Madeleine. Le visage impassible,
les traits au repos comme ceux d’un dormeur.

— Tu me fais entrer ?

Il se mit de côté et elle pénétra vivement dans la
pièce, regardant partout avec la curiosité franche d’un
animal qui renifle dans tous les coins.

— Je t’avais dit que je passerais te chercher.
Et puis :

— Ce n’est pas bien grand.
— Non, mais pour l’instant cela me suffit.
— Tu as raison, il n’en faut pas plus et ce n’est
jamais que temporaire.
— Tu ne veux pas t’asseoir ? proposa Gaspard pour
dire quelque chose.
— La place est prise, répondit-elle en désignant
d’un mouvement de la tête le tableau de John Wayne.

Ses yeux grands ouverts, fouineurs, cherchaient on ne
sait quoi dans une pièce où il n’y avait rien, sauf quel
ques traces de l’activité professionnelle de Gaspard :
des feuilles posées à plat sur la moquette, d’autres sur
la table, un ordinateur portable qu’il venait d’allumer
avec à l’écran des formes en trois dimensions.
Elle se laissa couler par terre, le dos au mur, comme
si ses jambes s’étaient dérobées de dessous son corps
et avaient soudain cessé d’exister. Près d’elle, sans
qu’elle y fasse autrement attention, reposait couchée
la bouteille de bourbon que Gaspard avait envoyée
valdinguer avant de s’endormir.

— Comment as-tu fait pour me retrouver ? demanda-
t-il face à son silence.
Elle eut une moue où la complaisance la disputait
à la fatuité.

— Tu crois que c’est difficile ? Ça m’a pris cinq
minutes…

Comme elle n’en disait pas plus et semblait satisfaite
de rester là sans rien faire, il fit semblant de s’occuper
de son travail pour se donner une attitude, l’observant
de temps à autre du coin de l’œil, puis de plus en plus franchement, sans gêne, comme s’il existait entre eux
une familiarité de longue date pouvant se passer de
toute convention.
Il y avait quelque chose… Il se sentait instincti
vement à l’aise en sa présence. Elle aussi parfois le
regardait, parfois ne regardait rien du tout si ce n’est
quelque spectacle à elle seule visible sur le blanc de
la paroi fraîchement repeinte. Assise ainsi par terre,
on l’aurait crue une énorme poupée, la poupée d’une
princesse s’amusant à s’habiller en fille quelconque, se
trompant avec les couleurs, amoncelant magenta, car
min, vert émeraude, rose partout où il n’en aurait pas
fallu. Une Barbie aux traits de cire à habiller comme
on voudrait, chaque vêtement étant un déguisement.
Elle ne l’était pas, princesse. Elle n’était pas non
plus une journaliste, ni un docteur, ni une savante
avec ses éprouvettes, ni une mariée, ni une ballerine,
rien de tout ce qu’elle aurait pu être au gré d’un autre
costume, même pas une jeune fille parce que quelque
chose avait enlevé l’éclat de son âge, juste sous la peau,
et de la jeune fille restaient des gestes qui étaient l’om
bre des gestes qu’une vraie jeune fille aurait eus.
Gaspard aurait désiré avoir une histoire à lui asso
cier, une seule parmi les milliers d’histoires possibles,
mais pas une de celles venant avec leurs accessoires,
leur coiffure toute prête et chaque fois une maison dif
férente et un nouveau modèle de voiture. Il aurait aimé
une histoire simple, mais il avait peur de s’en entendre
raconter une très laide, une histoire triste ou, pis
encore, une vieille, sale histoire sordide. Une histoire
qui pouvait seulement se déguiser avec ces couleurs
fausses, avec ces griffes de production massive, avec la
banalité effrontée de ce mauvais goût si commun qu’il
en était devenu une norme omniprésente.
Il ne lui demanda rien et elle ne lui dit pas tout.
Il souffrait de cette vieille maladie, dont il avait dû
hériter d’un ancêtre très éloigné, virus qui aurait
sauté d’innombrables générations : la discrétion. Pas
toujours, évidemment. Mais chaque fois que les in
formations qu’il aurait aimé recevoir lui tenaient par
ticulièrement à cœur. Alors, il se bloquait. Jamais il
n’aurait osé, sans rougir — car il aurait rougi ! —
s’enquérir des affaires privées d’une autre personne,
fût-ce de quelqu’une dont la discrétion n’égalait en
rien la sienne et qui ne voyait aucun inconvénient à
s’asseoir, les jambes croisées, sur la moquette de son
salon, sans même dire comment elle avait fait pour
connaître son adresse, ni ce qu’elle voulait, toujours
en admettant qu’elle voulût quelque chose de précis.
D’ailleurs, elle non plus ne demandait rien, mais on
sentait que chez elle c’était différent, qu’elle obéissait
simplement à d’autres rythmes, parlant ou se taisant
sous l’impulsion de forces qu’il ne pouvait deviner ou
d’une logique qui lui échappait, sans timidité, sans
hésitation, mais aussi sans solution de continuité.
Il mélangea la poudre brune du sachet à l’eau
fumante. Madeleine se limita à retrousser le nez en
grimaçant lorsqu’il lui offrit une tasse. Il but son café
en trois gorgées et, à l’instant même où il reposait sa
tasse, elle demanda :

— Alors, maintenant on peut y aller ?
— Y aller ? Où veux-tu m’amener ?
— J’ai appris que Phil ne t’a pas laissé entrer, l’autre
jour. Il n’aurait pas dû, mais il ne faut pas prendre
cela personnellement. Il croyait bien faire, et puis il
est plutôt contrariant de nature. Je lui ai tout expliqué
et Pete aussi lui a fait la leçon. Alors, maintenant, on
va te laisser entrer.
— Entrer où ?
Elle pouffa en levant les mains au ciel, comme
lorsqu’il faut expliquer les choses mille fois aux
enfants.
— Mais chez nous, à la maison ! Et je crois qu’on va
même te le laisser voir, ils n’ont plus d’objections…

Gaspard parvint à ne pas demander : Qui ?
Elle paraissait tout à coup très impatiente. Gaspard
enfila veste et chaussures et la suivit à l’extérieur. Elle
était venue en voiture cette fois, une petite Toyota
rouge. Le trajet dura cinq minutes à peine, emprun
tant surtout des rues secondaires. Ils débouchèrent sur
la plaine qui menait à la citadelle et l’œil professionnel
de Gaspard remarqua automatiquement, disséminés
sans logique apparente au milieu des maisons basses
en bois, sur tout l’horizon de la ville, d’énormes im
meubles aux façades lisses, brunes ou grises, comme
échappés de quelque ville minière de Sibérie, écrasant
le sol de leur lourdeur agressive et quelconque.
Ils entrèrent dans la rue, peu peuplée à cette heure
encore matinale, comme dans une tanière. Il recon
nut les trottoirs irréguliers, les quelques magasins de
denrées exotiques qui ressemblaient à des entrepôts.
Une femme, assise sur la marche unique de la porte
d’entrée d’une maison, fouillait dans un sac et en tirait
objets divers et bouts de papier qu’elle jetait frénéti
quement autour d’elle. Une pierre avait fait un trou
irrégulier en plein milieu du mot fast sur l’enseigne
lumineuse d’un magasin et l’eau d’une gouttière bou
chée tombait à un rythme rapide sur l’auvent d’une
façade, marquant le trottoir d’une tache noire.
Madeleine gara la voiture le long du trottoir juste en
face de l’entrée de la maison et Gaspard comprit alors
pour quelle raison la couleur de la voiture lui avait
paru familière. C’était la même tonalité de rouge que
la porte qu’on lui avait si rapidement claquée au nez
à sa première visite. Sur la vitre du magasin d’à côté,
un bout de papier décoloré, les coins recroquevillés
comme une feuille morte, annonçait : No money kept
on premises.
Une image le frappa alors qu’il approchait de l’en
trée. Celle de la dernière planche de revêtement du
mur, qui touchait le sol près de ses pieds. L’épaisse
couche de peinture brune qui la revêtait s’était écaillée,
laissant percer sur toute sa longueur un bois noir usé
qui n’arrivait plus jusqu’à l’asphalte brillant et granu
leux avec lequel on avait prétendu boucher les trous
et les crevasses du trottoir. Une ligne d’ombre séparait
le mur du sol, donnant l’impression que la maison
lévitait légèrement, détachée du monde de quelques
millimètres.
Cela se passa naturellement cette fois-ci. Madeleine
fit jouer sa clé dans la serrure et le précéda dans un
petit hall très ordinaire, avec un appareil téléphonique
sur une table basse en bois et trois portes dont l’une,
vitrée, était visiblement celle de la cuisine.

— Entre donc, dit-elle en tournant la poignée de
la porte de gauche, qui donnait sur un salon. Fais
comme chez toi.

Gaspard fit ainsi qu’on lui demandait. Il y avait
un divan, deux fauteuils, une table recouverte d’une
nappe de lin blanche, brodée et légèrement jaunie,
et une impression subtile de poussière qu’il trouva
calmante, un peu comme si le temps peinait à péné
trer entre ces murs. Un rideau rouge de velours épais
filtrait la lumière de l’unique fenêtre.

— Prends donc place, poursuivit Madeleine en se
donnant les airs de la maîtresse de maison et en indi
quant un des fauteuils d’un geste coquet de la main.
Aimerais-tu quelque chose à boire ? Un jus de fruits ?
Je peux te le chercher pendant que je vais prévenir de
ton arrivée. Sans façon…

Gaspard refusa en s’excusant. Il avait encore l’estomac un peu brouillé de la veille.

— Alors, si tu permets, je vais chercher Pete. C’est
lui qui commande ici, si on peut appeler ça comman
der. En tout cas, c’est lui qui sait ce qu’il faut faire.
Elle paraissait toute fière, comme si elle réservait à
son hôte une surprise particulièrement plaisante.
— Tu vas le trouver sympa. Tout le monde le trouve
sympa, lança-t-elle avec un gloussement d’adolescente
en s’esquivant par une porte latérale.

Gaspard n’eut pas longtemps à attendre, à peine le
temps de parcourir la pièce du regard, de voir les mou
lures en bois autour des cadres des portes, les lourdes
plinthes courant le long des murs, les lattes du parquet
cirées irrégulièrement et le tapis genre persan, aux ara
besques compliquées, sur lequel reposaient ses pieds.
Un homme pénétra dans la pièce en baissant légè
rement la tête pour ne pas se cogner contre le cadre.
Il avait un visage réjoui et il tendit vers Gaspard une
main énorme qui serra la sienne avec précaution,
comme s’il faisait très attention à modérer sa force. Il
dépassait les deux mètres d’un bon bout et, lorsqu’il
prit place dans le fauteuil en face de celui de son vi
siteur, il donna l’impression d’un adulte qui s’assied
pour jouer sur une chaise d’enfant.

— Ce cher M. Gaspard ! Notre Madeleine m’a tant
parlé de vous ! Nous vous sommes reconnaissants de
ce que vous avez fait. Si ! ajouta-t-il tout de suite, pour
prévenir tout démenti de la part de son interlocuteur,
qui esquissait un léger haussement des épaules. Vous
ne savez pas à quel point les bons samaritains se font
rares, de nos jours. C’est lamentable, il faut le dire,
véritablement lamentable. L’égoïsme le plus borné
règne en maître dans notre société ! Alors, quand on
trouve un esprit généreux, un homme disposé à aider
son prochain, ou sa prochaine, c’est selon, il faut le
reconnaître et le féliciter en conséquence !
— Je vous assure, se défendit Gaspard, que je n’ai
rien fait de bien spécial, cher monsieur… Peter.
— Pete ! Tout simplement ! Tout juste Pete, entre
amis. Et ici, nous sommes tous amis, n’est-ce pas ?
Gaspard se limita à approuver la déclaration de
l’homme d’un hochement du chef appuyé d’un sourire
discret. Il trouvait que ça ne l’engageait pas trop.

— Je suis content que vous soyez d’accord ! poursui
vit Pete, en dévoilant une double rangée de dents très
blanches, presque trop parfaites pour être vraies.
Madeleine, avec un brin de pétulance dans la voix.
Le seul pépin est qu’il n’a pas de cadeau et qu’il
n’est pas accompagné des autres. Je le lui ai déjà fait
remarquer.

— Il faut l’excuser, fit Pete à l’intention de l’architecte, en entourant la taille de la fille qui se tenait debout près de lui d’un bras protecteur de l’épaisseur d’un jeune tronc. Elle est un peu littérale, par moments. Je me tue à lui répéter qu’on ne suit pas un scénario, mais vous savez ce que c’est… On aime bien
avoir une histoire à laquelle se tenir, c’est plus simple à saisir.

Voir "Les déboires de Gaspard".

P.-S.

La cathédrale sur l’océan, Sudbury 2009.
Avec l’aimable autorisation des Editions Prise de parole. Ancrées dans le Nouvel-Ontario, les Editions Prise de paroles appuient les auteurs et les créateurs d’expression et de culture françaises au Canada, en privilégiant des oeuvres de facture contemporaine.

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