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Sur Le cours classique de Yves Ravey 

lundi 6 mars 2006, par Jean-Patrice Dupin

« Le cours classique », c’est le nom d’un cycle d’études dispensé au sein du collège Trinité, cadre de ce roman d’Yves Ravey. La routine y va de pair avec l’exigence, pour les élèves comme pour les professeurs, d’une rigueur morale à toute épreuve. Tant sont draconiennes les règles explicites ou implicites qui régissent ce cours, qu’il suffira d’un incident mineur pour donner lieu à une cascade de rebondissements qui entraîneront le lecteur dans les méandres tragiques et délicieux d’une logique absurde.

Le cours classique fait partie de ces livres dont on ne peut s’empêcher de se demander, au début, où l’auteur veut bien en venir. Conrad Bligh, un professeur sans illusions qui ne continue à enseigner que parce qu’il se sait totalement incapable de faire quoi que ce soit d’autre, donne à ses élèves des « cours d’acquisition du savoir », tortueux monologues mêlant morale, principes, confidences et souvenirs personnels.

Peu à peu est mis sur le tapis l’événement qui préoccupe l’ensemble du "cours classique" : un professeur d’anglais tout ce qu’il y a de plus respectable (quoique répondant au nom plaisamment grotesque de monsieur Pipota), a été pris à partie, tourné en ridicule, et même quasiment noyé par des élèves dans une piscine, lors d’un cours d’éducation physique où il était venu prêter main forte à un collègue. Il faudra sanctionner les meneurs de cette action inqualifiable, bien sûr, et monsieur Saint-Exupéry, le censeur des études, ne manquera pas de prendre dans cette affaire les mesures qui s’imposent. Mais ce dernier ne va pas s’en tenir là : sa rigueur morale, son souci de justice et de perfection vont en effet l’amener à conduire une minutieuse enquête, avec interrogatoires et reconstitutions à l’appui, pour déterminer, au-delà du geste des élèves, qui est responsable du fait qu’un tel drame ait pu advenir dans un cadre tel que celui du collège Trinité.

On renoncerait à savoir où l’auteur veut en venir. Les questions qu’on se posait au début, voilà qu’on ne se les pose plus, voilà qu’on s’abandonne à des pentes inconnues, sur des parcours non balisés : on s’en remet au livre, et qu’il nous entraîne où il voudra !

La force très curieuse d’Yves Ravey, c’est qu’il parvient à construire un roman sur un incident objectivement anodin, non seulement sans jamais essayer de nous convaincre que cet événement n’est pas effectivement anodin - l’auteur n’en est pas dupe lui non plus, et l’humour pince sans rire qui affleure et s’affirme davantage au fil des chapitres en apporte la preuve s’il en était besoin -, mais encore sans jamais qu’on se désintéresse de cet événement et de ses conséquences possibles. Nous assistons en effet à la façon dont la mésaventure subie par monsieur Pipota acquiert son statut de drame pour les protagonistes du cours classique, comment ils en viennent à lui accorder une telle importance, à lui attacher de telles implications. Cette métamorphose, qui tient en fait à la manière dont ceux qui incarnent l’autorité, professeurs ou censeur, se représentent les choses, prend corps à travers la façon dont ils en parlent. Ainsi, et même si vue de l’extérieur la prétendue gravité de l’incident en question prête à sourire, il n’empêche que nous voyons peu à peu disparaître la réalité des faits derrière ce qui peut en être dit, et les personnages eux-mêmes se réduire du coup aux seuls discours qu’ils se tiennent, qu’ils tiennent aux autres, ou que l’on tient sur eux.

Et c’est là, dans cette prolifération des discours possibles, qu’Yves Ravey s’en donne à cœur joie, et que, sur la base de ce petit incident, il va pouvoir, à travers les voix de Bligh et de Saint-Exupéry, donner libre cours à d’inlassables réinterprétations et changements de perspective venant se renforcer, se contredire, s’enchevêtrer de la façon à la fois la plus logique et la plus invraisemblable, avec pour conséquences une confusion totale quant à savoir qui est victime ou qui est coupable, des sanctions terribles quoi qu’il en soit pour la plupart des protagonistes, et pour le lecteur une véritable jubilation devant ce déferlement d’arguties aussi oiseuses qu’imparables. Chaque tentative pour éclaircir la situation l’obscurcit davantage, mais comme, au lieu d’être plongés dans cette obscurité, nous assistons à son déploiement sous forme d’un minutieux délire fait de rebondissements multiples, tous plus inutiles et cocasses les uns que les autres, cet enlisement de la situation prend un tour véritablement fascinant.

Ce n’est pas l’histoire en tant que telle ici qui importe ; ce qui se passe au cours classique, ce qui arrive à ces professeurs, à ces élèves, à ces personnages volontairement présentés comme sans épaisseur, confinés entre ces murs sans forme, ne mériterait pas en soi un quart de l’intérêt que pourtant nous ressentons. Mais le spectacle de cette institution fermée sur elle-même, où s’élaborent et prolifèrent des systèmes de règles, de signes, de discours qu’un excès de zèle rend absurdes et asphyxiants, sans qu’à aucun des personnages ne soit laissée la possibilité d’avoir sur la situation le recul que parallèlement Yves Ravey offre à son lecteur, est ici magistralement mis en scène, avec une rigueur, un humour, et au bout du compte une cruauté qui font du cours classique, dont le ton n’est pas sans rappeler parfois celui de Thomas Bernhard, un livre singulier et insidieusement attachant.

P.-S.

Yves Ravey, Le cours classique, éditions de Minuit, 1995.

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