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Ezra Pound : l’idéogramme universel 

jeudi 9 novembre 2006, par Laurent Margantin

A écouter : le magnifique "Usura" du Canto XLV de Pound lu par lui-même, ou il extirpe ce qui lui semble être la racine du mal, celle qu’il nomme usura - le lucre sans fin dont le libéralisme sauvage est la forme actuelle.

Si les Cantos sont un des monuments poétiques du vingtième siècle, ils ne sont en rien figés dans leur postérité et représentent pour nous une œuvre foisonnante et ouverte, riche en énergies qui travaillent encore aujourd’hui le champ littéraire. Lire cet immense poème, c’est découvrir en réalité l’un des plus grands chantiers de la poésie moderne, au-delà des littératures nationales.

Parmi les quelques poètes-fondateurs du vingtième siècle, peu ont eu la force et la liberté d’Ezra Pound. Il y a chez lui, dès son arrivée à Londres encore jeune homme, un trop-plein d’énergie, une puissance critique et créatrice sans égale qui le distingue, dès ses premiers écrits, de tous ses contemporains européens et américains. Cette puissance s’exprime tout d’abord dans la démarche qui l’amène à traduire et commenter des auteurs parfois oubliés, d’époques et de cultures éloignées. Odyssée culturelle donc : une fois quittés la terre américaine et ses fondements historiques, il s’agit de découvrir une écriture poétique novatrice qui puisse inaugurer une nouvelle histoire. D’où, dès 1908, la multiplicité impressionnante des travaux, des perspectives de recherche - en musique, en peinture, en sculpture et bien sûr en poésie -, mais aussi des contacts intellectuels qui occupe Pound pendant les années de gestation du « long poème nouveau, vraiment LONG, sans fin... ».

Pendant ces années, visiblement, la liberté critique est totale, quasi anarchique (même si une cohérence est bel et bien recherchée). « Si un livre nous révèle quelque chose dont nous n’étions pas conscients, écrit Pound dans un de ses premiers essais, il nous nourrit de son énergie ; s’il ne nous révèle rien d’autre que le fait que son auteur savait quelque chose que nous savions, il nous retire de l’énergie ». Il importe d’aller vers des œuvres qui nous communiquent une force, et de trouver soi-même les mots « capables d’émettre cette énergie à une très haute fréquence » [1]. Deux découvertes majeures permettront justement à Pound d’écrire le « long poème nouveau » : celle des troubadours (faite dès son adolescence), et celle de l’écriture poétique chinoise. L’histoire de cette dernière découverte est connue : un jour de 1913, la veuve d’Ernest Fenollosa - spécialiste de littérature chinoise - lui confie les archives de son mari dans lesquelles il se plonge. Il en extraira un essai très important pour le développement de sa propre écriture : Le caractère écrit chinois, matériau poétique, essai qui peut être lu comme l’art poétique de Pound lui-même. On y retrouve surtout la plupart des « motifs » qui alimentent l’écriture des Cantos : recherche d’une langue poétique universelle - passant par une combinaison de plusieurs langues et signes (et au long des années de plus en plus d’idéogrammes chinois, pour souligner l’émergence d’une parole autre) -, amour de la nature que la poésie asiatique exprimerait davantage, et surtout conception d’une écriture dynamique et vivante, capable de représenter ou plutôt de laisser surgir la vie du monde de laquelle les sociétés modernes - d’Europe mais surtout d’Amérique - se sont détournées. Il y va en effet d’un renouveau culturel : pour Fenollosa, écrit Pound, l’exotique était un « moyen de développement » - « Il avait en vue une renaissance américaine ». Ironie de l’Histoire : Pound devra fuir l’Amérique pour travailler à cette renaissance, avant tout sur le sol italien, mais avec en tête la Provence et la Chine, des cultures autrefois vivantes et rendues mortes par les érudits. Revenir à elles, c’est les raviver, les retraduire en révélant toute la puissance de leur poésie, quitte à être critiqué par les universitaires.

Une idée fondamentale que Pound découvre chez Fenollosa : « Les relations sont plus importantes et plus réelles que les choses qu’elles relatent ». Le poète cite aussi Aristote : « La perception aiguë des relations est la marque du génie ». Toute l’entreprise des Cantos découle pratiquement de ces deux maximes. L’idéogramme nouveau, comme le chinois, doit coordonner des réalités diverses, de temps et de lieux variés, et provoquer en même temps une sensation inédite de la beauté du monde, d’où l’apparition récurrente de paysages dans les Cantos, directement inspirés de poèmes chinois :

Derrière la colline la

Cloche d’un moine dans le vent.

Voile unique en Avril ; retour, Octobre peut-être

La barque s’efface, d’argent ; lente ;

Éclat du soleil sur le fleuve.

Ce Canto XLIX affirme une « dimension de la sérénité », et un « pouvoir de maîtrise sur la bête sauvage ». Le poète hélas se fit moraliste - croyant au renouveau des vertus confucianistes - et agitateur. Dès les années vingt, il se rapproche des thèses fascistes et s’engage en faveur de Mussolini (« C’est bien simple : je veux une nouvelle civilisation »). On connaît la suite : son activité culturelle mise au service de la politique, la détention à Pise après la guerre lors de laquelle il écrit les Cantos pisans, le procès et l’enfermement en hôpital psychiatrique après le retour aux Etats-Unis. Les Cantos témoignent de cette évolution : l’idéogramme poétique se transforme peu à peu en un prêche obsessionnel d’idéaux économiques et politiques parfois délirants, et souvent incompréhensibles.

Mais s’arrêter là, sur un échec, serait insuffisant. Si Pound a échoué - les derniers Cantos sont des ruines figurant ce constat -, il reste que les énergies premières qui ressurgissent constamment dans son epos sont primordiales pour qui veut comprendre la poésie américaine du vingtième siècle (les œuvres de William Carlos Williams ou de Charles Olson par exemple), mais aussi l’apparition d’une écriture poétique de langue française qui s’en inspire fortement. La présente réédition [2] des Cantos nous fait découvrir cette descendance dans une nouvelle annexe où sont réunis des textes de Michel Butor (le premier auteur français à s’être vraiment intéressé à Pound), de Paul Louis Rossi, d’Yves di Manno, et des poèmes de Cholodenko et d’Auxeméry. Dépassant le lyrisme d’un moi fermé à la communauté, retranché dans son écriture personnelle, les Cantos auraient permis à tout un courant actuel de la poésie française d’ouvrir un nouvel espace de sensation et de vie : « Le poète s’est effacé au profit de tous ceux qui avant lui parlaient déjà en son nom : à son tour il parle par leur bouche, et c’est dans cette polyphonie de voix antérieures et étrangères qu’il trouve enfin le lieu de sa propre parole » [3].

"Usura" Canto XLV d’Ezra Pound lu par l’auteur

P.-S.

Article paru dans la Quinzaine littéraire, numéro 826, mars 2002.

Les Cantos d’Ezra Pound, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Darras, Yves di
Manno, Philippe Mikriammos, Denis Roche, François Sauzey, Flammarion, 980 p., 26 €.

Notes

[1Si l’on veut comprendre la démarche initiale de Pound, il faut lire l’important Je rassemble les membres d’Osiris, traductions et commentaires de Jean-Michel Rabaté, Jean-Paul Auxeméry, Massimo Bacigalupo et de Joël-Peter Shapiro, Tristram, 1989.

[2Première édition en 1986, Flammarion.

[3Yves di Manno, La tribu perdue, Java, 1995.

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