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L’ascension du Mont Ventoux, de Pétrarque : des sentiers qui mènent quelque part 

jeudi 21 décembre 2006, par Dominique Hasselmann

Ce livre présentait la finesse d’une tuile romaine, mais il semblait perdu sans retour derrière une rangée d’auteurs contemporains. Durant plusieurs jours, je déplorais sa disparition quand, enfin, l’ordre alphabétique d’un classement d’étagères pourtant aléatoire me permit de le retrouver avec joie.

L’Ascension du Mont Ventoux, de Pétrarque, me manquait car j’avais acheté cet ouvrage, dans la petite édition de 1990, il y a plusieurs années : j’étais allé de nombreuses fois dans le Vaucluse, où le « géant provençal » émerge à la fois des champs de lavande et du ciel immanquablement bleu, et j’avais remarqué que la couverture du livre portait la même couleur que son sommet, sans aucune végétation mais marqueté de pierres brûlantes.

Lorsque Pétrarque écrit le récit de son expédition en compagnie de son frère Gherardo et de deux « serviteurs », il l’adresse depuis Malaucène, le 26 avril 1336, à Dionigi da Borgo San Sepolcro, de l’ordre de Saint Augustin et professeur de théologie, rencontré trois ans plus tôt à Avignon, et « qui devait l’initier à la lecture de l’Evêque d’Hippone », comme le précise Pierre Dubrunquez dans sa préface.

Pétrarque, pour sa randonnée, a d’ailleurs emporté son vade-mecum : « Comme je prenais plaisir à détailler ce spectacle, tantôt songeant aux choses terrestres tantôt, comme je l’avais fait avec mon corps, élevant mon âme vers les sommets, je crus bon de jeter un regard sur les Confessions de saint Augustin, présent de ton amitié, livre qu’en souvenir de son auteur et de celui qui me l’a offert je porte toujours avec moi : volume minuscule, source de douceur infinie. »

L’objet de l’excursion (terme qu’il emploie lui-même) de Pétrarque paraît d’emblée tout ce qu’il y a de commun, ce sont d’ailleurs les premières lignes du récit : « Aujourd’hui, mû par le seul désir de voir un lieu réputé pour sa hauteur, j’ai fait l’ascension d’un mont, le plus élevé de la région, nommé non sans raison Ventoux. »

Or, ce « seul désir » va se révéler autre que purement géographique et touristique, même si l’escalade se révèle plus difficile que prévu : Plutarque se perd dans des sentiers peu « amènes » tandis que son frère file devant comme un cabri. Il doit même redescendre à plusieurs reprises dans la vallée : « Je voulais différer la fatigue de la montée, mais la nature ne cède pas à la volonté humaine, et il est impossible pour un corps de gagner les hauteurs en descendant. »

Ces difficultés conduisent Pétrarque à s’interroger sur le sens réel de cette promenade accidentée : « La vie que nous appelons heureuse occupe les hauteurs et, comme dit le proverbe, étroite est la route qui y mène. Nombreux aussi sont les cols qu’il faut passer, de même nous devons avancer par degrés, de vertu en vertu ; sur la cime est la fin de toutes choses, le but vers lequel nous dirigeons nos pas. Tous veulent l’atteindre, mais comme dit Ovide, « vouloir est peu ; il faut, pour parvenir, désirer. »

Mais, pour Pétrarque, emprunter « la route la plus plate qui passe par les bas plaisirs terrestres et qui semble à première vue plus facile » peut mener à « vivre une nuit éternelle de perpétuels tourments » (vision de « l’éternel retour » ?). Cette pensée salvatrice de l’effort nécessaire lui permet de reprendre le chemin et de se diriger vers « le sommet, le plus haut de tous, que les montagnards nomment l’« Enfant » ; je ne saurais te dire pourquoi, sinon peut-être par antiphrase, comme cela se fait parfois : car il semble le père de tous les monts alentour. »

Parvenu au faîte du Ventoux (étape baptisée « juge de paix » lorsque le Tour de France cycliste ose parfois l’emprunter, où succomba le coureur anglais Simpson sur sa pente et sous son soleil implacables), notre randonneur contemple le panorama : « Je regarde derrière moi : les nuages sont sous mes pieds, et je commence à croire à la réalité de l’Athos et de l’Olympe en voyant de mes yeux, sur un mont moins fameux, tout ce que j’ai lu et entendu à son sujet. »

Pétrarque est soudain transporté dans l’empyrée mais c’est l’occasion unique de pratiquer un retour sur lui-même, et sur les dix années qu’il a passées en Provence : « Je me réjouissais de mes progrès, je me lamentais sur mes imperfections, je déplorais l’inconstance des hommes dans leurs actions ; et déjà je ne savais plus, me semblait-il, où je me trouvais, ni pourquoi j’étais venu, quand, abandonnant ces réflexions qu’il eût mieux valu formuler ailleurs, je me retourne, en direction de l’occident, pour regarder et admirer ce que j’étais venu voir : je m’étais aperçu, en réalité, non sans étonnement, qu’il était temps de partir, car déjà le soleil déclinait et l’ombre de la montagne s’allongeait. »

Il n’est pas peintre, Pétrarque, et n’a donc pas ramené un chromo panoramique du paysage. Simplement, il ouvre une page de saint Augustin (son livre de poche avant la lettre), il tombe sur ce passage : « Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l’Océan et le mouvement des astres et ils s’oublient eux-mêmes. »

Devant ce signe comme venu du destin, Pétrarque le notera un peu plus tard : « Je restai interdit, je le confesse ; et après avoir prié mon frère qui voulait que je poursuive ma lecture de ne pas me déranger, je fermai le livre, furieux de l’admiration que j’éprouvais encore pour les choses terrestres quand j’aurais dû depuis longtemps, apprendre, des philosophes païens eux-mêmes, qu’il n’est rien d’admirable en dehors de l’âme, qu’il n’est rien de grand en dehors de sa grandeur. »

Cette révélation (« Et je ne pouvais pas penser à une rencontre fortuite ; je savais au contraire que tout ce que j’avais lu avait été écrit pour moi, non pour d’autres ») introduit alors une autre dimension dans l’ascension : découverte non d’un lieu ou d’un paysage mais de l’esprit et de son élévation (grâce à ce lieu et à ce paysage), ouverture d’un livre sur les hauteurs, elle-même décrite dans une lettre tracée au retour dans la vallée. La page de saint Augustin transcende, comme miraculeusement, la vue circulaire et banale du monde : elle en est la représentation sublimée.

Ainsi, Pétrarque a pris de l’altitude : « Que de fois, aujourd’hui, j’ai tourné mes regards vers la cime du mont ! Et pourtant sa hauteur me semble bien petite en comparaison de celle où peut prétendre la pensée humaine, si elle ne s’enfonce pas dans la fange des turpitudes de ce monde ». L’escalade a rapproché son âme de Dieu. L’alpinisme (même en Provence !) est exaltation, élévation spirituelles.

Dans sa préface, Pierre Dubrunquez écrit : « Voyageur dégrisé, pénitent s’avançant dans la profondeur d’une nuit qui est aussi celle des sens, il peut enfin envisager le sens ultime - anagogique ! - du voyage des hommes qui est d’aller à Dieu « par fatigue et sueur » et orgueil brisé. » L’allusion à l’auteur du Coupable (« cette dépossession de soi vécue une nuit par Bataille sur les pentes de l’Etna »), qui figure dans le texte introductif, est d’ailleurs significative : Laure, l’amour célèbre de Pétrarque, ne fut-elle pas également, à une époque plus récente, l’amour de l’autre ?

Mais ne peut-on établir aussi un parallèle entre L’Ascension du Mont Ventoux, de Pétrarque, et Le Mont Analogue, de René Daumal (Gallimard, 1952) ? Celui-ci écrit au début de son roman (interrompu en avril 1948 sur une phrase inachevée) : « Pour qu’une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue, concluais-je, il faut que son sommet soit inaccessible, mais sa base accessible aux être humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l’invisible doit être visible. »

L’ascension qu’entreprit René Daumal relevait d’un « Grand Jeu », ses réflexions d’escalade mentale peuvent maintenant rejoindre celles de Pétrarque, le mot Mont (ou le mont Mot) les a réunis : « On monte, on voit. On redescend, on ne voit plus ; mais on a vu. Il y a un art de se diriger dans les basses régions, par le souvenir de ce qu’on a vu lorsqu’on était plus haut. Quand on ne peut plus voir, on peut encore du moins savoir. »

Empruntons alors sans crainte ces sentiers qui mènent quelque part : de l’anagogique à l’analogique, peut-être comme lorsque l’on chemine des pierres aux nuages.

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