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Mortelle hôtesse 

lundi 7 novembre 2011, par Bernard Pasobrola

- I -

Quand les paumes de ses mains s’écrasèrent mollement
l’une contre l’autre, la fille aperçut le cadran or
serti de petits diamants de sa montre,
un objet de mauvais goût ciblé « homme d’affaires ».

Vendredi 5 mars, fin de matinée

L’Eurostar entrerait en gare de Londres dans moins d’une heure. Meyer se frotta les paupières et sortit de sa poche un flacon qui contenait encore un peu de collyre. Il s’en déposa une goutte dans chaque œil. Il aurait volontiers dormi un moment, la tête coincée à l’angle de l’appuie-tête et les jambes déployées sous le siège d’en face, mais il s’aperçut que la jeune fille venait de quitter son siège et se dirigeait d’un pas décidé vers la voiture-bar.
Il la suivit à courte distance. Elle était svelte, d’allure énergique, et son crâne complètement ras avait une forme harmonieuse. Sur le sol caoutchouteux fraîchement ciré, ses semelles de crêpe émettaient des sons aigres et austères entrecoupés de petits crissements libidineux.
La société Montepaschi chargée du design des nouvelles rames de l’Eurostar avait délaissé les moquettes et feutrines jugées trop pénétrables à la poussière au profit des surfaces plastifiées ou en similicuir, généralement de ton clair, qui rappelaient la décoration intérieure d’un jet privé. Bien que défié par ses divers concurrents, le consortium franco-britannique était plus que jamais florissant. Le nombre de passagers entre Paris et Londres croissait d’année en année et le chemin de fer dans son ensemble profitait de la cherté des carburants et du déclin de la civilisation pétrochimique. Selon les brochures publicitaires diffusées par la société, l’utilisation d’une énergie de plus en plus « verte » permettait à ses trains de filer à plus de trois cents kilomètres à l’heure sous la Manche « avec un bilan carbone neutre ».
Meyer surveilla discrètement la jeune fille, planté derrière les vantaux de la porte coulissante. Il était vêtu d’un pantalon noir, d’un pull sombre et d’un blouson de cuir. Son visage paraissait calme, hormis une crispation spasmodique des paupières assez habituelle chez lui dans les moments de tension ou d’angoisse.
La fille examina l’écran tactile du distributeur, choisit sa boisson en effleurant une icône du bout de son index et alla s’accouder à une tablette en bois vernis dont la surface dorée tranchait avec un décor blafard d’étable de luxe. Un type prit place en face d’elle, un gaillard énorme vêtu d’un manteau poil de chameau flambant neuf assez ample pour contenir l’animal tout entier.
Il manipula la carte des consommations en bougonnant : « Sandwich au poulet... transgénique, crudités... transgéniques, cake aux carottes... transgéniques... »
Il releva la tête et s’adressa à elle : « Ils appellent ça le "menu fraîcheur"... marrant, non ? »
La fille ne lui jeta qu’un bref regard et demeura impassible, les yeux rivés sur les bulles minuscules qui grésillaient à la surface de son soda.
L’homme poursuivit d’un ton bourru : « Vous n’êtes pas très bavarde, j’ai l’impression de parler à un mur... »
Elle poussa un bruyant soupir et souffla entre ses dents : « Un mur ? Pff... vous pouvez même dire une forteresse... »
Meyer vit l’inconnu hocher la tête en ricanant - la réponse semblait l’amuser.
L’homme sortit de sa poche un paquet de mouchoirs en papier, arracha un feuillet et se moucha en émettant des sons de trompette mouillée. Puis il revint à la charge : « Vous savez ce que disait Clausewitz au sujet des forteresses ? Il prétendait que leur conquête n’exige pas beaucoup d’énergie...

— Clausewitz... ? Connais pas...

— C’est un général prussien mort en 1831. Il a écrit un livre de stratégie remarquable. Lénine l’admirait énormément... Lénine, ça vous dit quelque chose... ?

— Bien sûr... C’est une marque de surgelés sibériens... »
L’obèse gloussa — son geste imprima une série de petites secousses à l’appréciable couronne de graisse qui entourait son cou — et fit mine d’applaudir en silence. Quand les paumes de ses mains s’écrasèrent mollement l’une contre l’autre, la fille aperçut le cadran or serti de petits diamants de sa montre, un objet de mauvais goût ciblé « homme d’affaires ».
Elle avait envie de changer de place, mais craignait que son attitude ne passe pour « discriminatoire » à l’égard d’une personne souffrant d’obésité. Elle y renonça ; mais elle semblait courber un peu les épaules de peur que ses seins ne pointent trop sous son pull.
Peut-être lut-il dans ses pensées car il reprit sur un ton ironique : « C’est drôle, vous semblez tellement irritée que vous avez l’air de vous hérisser comme une jeune chaîne de montagnes sous l’effet d’un plissement anticlinal...

— Vous êtes quoi... ? géologue ? pasteur alpin ?

— Non, pas du tout, mais j’éprouve le plus grand respect pour les montagnes. Clausewitz prétendait d’ailleurs qu’elles sont plus faciles à défendre qu’à conquérir... »
La fille grimaça un sourire faussement admiratif : « Et vous en avez escaladé suffisamment pour savoir exactement où planter vos pitons, je suppose ?

— Oh, non, j’ai le vertige au-dessus de quelques centimètres d’altitude. Mon savoir sur la question est purement théorique. D’ailleurs, je ne m’intéresse qu’aux montagnes théoriques... »
Il se tut pendant quelques secondes, le regard tourné vers la baie vitrée, observant son reflet qui tremblotait sur le fond mouvant du tunnel, puis il approcha son visage du sien - si près qu’elle sentait l’odeur de son déodorant et du tissu neuf de son manteau, mêlée à celle de son haleine qui empestait l’alcool.
Il prit un air grave : « Jouons franc-jeu. Vous vous appelez Nora Katz... et vous travaillez pour Healthylived Technology... Alors, Nora... je me trompe ? »
Nora se dressa au-dessus de son tabouret et jeta son verre à moitié plein dans la poubelle. Elle déguisa sa surprise par ce mouvement d’humeur mais, avant qu’elle puisse s’éloigner, le type lui saisit le poignet : « Attendez... il faut que je vous parle... C’est au sujet de votre père... »
Nora se raidit.
Les phalanges boursouflées de l’obèse serraient si fort son bras qu’on voyait leurs jointures blanchir sous la graisse.
Elle se dégagea et fit volte-face.
« Votre père est vivant », ajouta l’homme.
Sa respiration courte et bruyante souffla encore tout près du visage de la jeune fille : « Il était à l’hôpital d’Etevaux, vous vous souvenez ?

— Estivaux... corrigea-t-elle.

— Peu importe. »
Meyer n’entendait pas leur conversation, mais il se rendit compte du trouble de la jeune fille.
Nora scrutait attentivement les traits de l’inconnu sous le flux de lumière verdâtre des tubes fluorescents. Il avait les yeux injectés de sang et ressemblait à un homme aux abois. Il fouilla dans la poche de son manteau : « Si vous voulez le retrouver... »
Elle s’empara du bout de papier qu’il lui tendait, le froissa et le glissa dans sa poche sans le lire.
Puis elle lui tourna le dos et tenta de s’éloigner. L’homme lui agrippa encore le bras en grommelant à voix basse : « Votre père est à Anvers.

— Putain, mais fichez-moi la paix... »
Nora jeta un regard désemparé autour d’elle. Les passagers présents dans la voiture-bar ne semblaient pas se rendre compte de son désarroi.
Meyer quitta son poste d’observation et s’approcha d’eux : « Fichez-lui la paix, dit-il au type. Elle n’a pas du tout l’air d’apprécier votre compagnie. »
Nora cessa de se débattre. L’homme au manteau jaune se retourna lentement : « Ohé ! l’ami... on vous a sonné ? »
Meyer fit un geste d’apaisement, mais l’obèse le prit pour une menace et tenta de lui balancer son poing dans l’estomac. Meyer para le coup et immobilisa son bras. L’homme se retrouva prisonnier d’une clé dorsale. Le souffle court et les lèvres crispées, il prit un air hébété et de grosses gouttes de sueur ruisselèrent sur son front. Meyer lui demanda de quitter la salle et l’entraîna comme il put vers la porte coulissante sous le regard sévère des passagers cravatés qui avaient suivi la scène en silence. Le type appuya son imposante masse corporelle contre le linteau de la porte pour reprendre son souffle. Meyer l’invita fermement à déguerpir et l’homme finit par obéir tout en marmonnant de vagues menaces.
Puis Meyer rejoignit Nora. Une hôtesse était près d’elle et lui désignait son téléphone mobile en fronçant son petit nez rond : « Tout va bien, mademoiselle, ou bien souhaitez-vous que j’appelle la sécurité ?

— Ce ne sera pas nécessaire », répondit Nora en faisant mine de s’éloigner.
Mais elle se ravisa et revint vers Meyer : « Merci d’être intervenu...

— Oh ! c’est tout naturel, dit-il. Je croyais qu’il n’arrivait qu’à moi de tomber sur ce genre d’emmerdeur, alors, en voyant la scène, j’ai immédiatement compati... »
Nora inclina la tête en ébauchant un pâle sourire et se dirigea vers la porte. Lorsqu’elle eut regagné son siège, elle tira un
netbook de son sac, mais elle se rendit compte que ses doigts tremblaient et qu’elle ne parvenait pas à fixer son regard sur l’écran.
Elle leva la tête et vit que Meyer traversait la salle dans sa direction. Il attendit qu’elle lui fasse signe et s’immobilisa à côté d’elle, debout dans le couloir car le siège d’en face était occupé.
Il se racla la gorge et engagea la conversation : « Je ne me suis pas présenté : Richard Meyer. Je suis médecin et je travaille pour l’Institut de veille sanitaire, à Paris. »
La fille paraissait encore tendue, mais répondait de bonne grâce à ses questions. Il pouvait observer à loisir tous les détails de sa jolie frimousse aux pommettes rondes, de son front haut et du relief harmonieux de son crâne. Elle lui confia qu’elle travaillait sur les biopuces médicales au département de recherche d’une grosse boîte anglo-américaine, Healthylived Technology.
De fil en aiguille, elle lui parla de son programme de recherche centré sur un segment très porteur : la protection antivirale par biopuce, un complément électronique du système immunitaire.
Elle semblait vouloir qu’il s’intéresse à ses travaux et Meyer l’écoutait poliment, en faisant une remarque de temps en temps.
Durant leur conversation, ils perdirent de vue l’inconnu de la voiture-bar. Son siège se trouvait dans une salle contiguë. Il avait ôté son manteau et, le corps sanglé dans un costume rayé à la Citizen Kane, il s’était assoupi. Sa pose digne d’Orson Welles était soulignée par la mignonnette de cognac qu’il tenait au creux de la main - main dont la tension musculaire décroissait progressivement jusqu’à la chute inévitable du récipient entre les rangées de sièges : une giclée ambrée étincela et une tache sombre en forme de continent africain s’étala sur le sol. Averti par un mystérieux signal intérieur de ce dérèglement de son système moteur, l’homme se redressa et chercha à récupérer sa bouteille sous l’œil attentif d’une fille rousse au teint pâle et presque maladif, assise dans la rangée voisine.
La fille lisait une revue d’économie à travers une paire de lunettes pour myopes. Mince et pauvrement vêtue — ses habits élimés dénotaient dans une voiture high business class —, elle se leva et s’approcha de l’obèse, souleva la porte du caisson à bagages juste au-dessus de lui. Sa main explora maladroitement le contenu de son sac de voyage d’où elle extirpa une boîte de biscuits — une pluie de miettes grasses s’échappa de l’emballage pour échouer sur le crâne à moitié chauve du passager. Il secoua la tête, épousseta les épaules de son costume du revers de la main, et manifesta sa désapprobation par des grognements de grizzli.
La fille s’excusa gauchement, retourna s’asseoir, croqua ses biscuits et reprit sa lecture. Puis elle s’éclipsa, et l’homme referma les yeux.
Il fut forcé de les rouvrir quelques minutes plus tard, car il sentit une main secouer son épaule. Il découvrit le visage embarrassé d’une hôtesse qui, le corps élégamment moulé dans un tailleur fuchsia, le crâne coiffé du petit calot réglementaire, lui désignait le verre de whisky bien tassé qui reposait sur son plateau : « Voici votre Chivas, monsieur. »
La mine déconcertée du passager semblait indiquer qu’il n’avait pas commandé de boisson, mais comme il ne disait rien, elle posa le verre sur sa tablette et lui présenta le ticket.
L’obèse secoua la tête en riant et grogna : « Vous êtes sûre que c’est pour moi, ça ? »
L’hôtesse fronça les sourcils. Elle extirpa une tablette tactile de la petite sacoche accrochée à sa hanche, et tapota l’écran du bout de son stylet. Elle murmura avec un léger accent de banlieue sud-londonienne : « J’espère que je ne me suis pas trompée... Ce serait la deuxième fois aujourd’hui... Je vais finir par me faire virer. »
Le passager ouvrit son portefeuille et lui tendit un billet. Elle plongea la main dans son sac pour lui rendre la monnaie.
« Laissez, ça ira », dit-il.
La fille lui fit un large sourire découvrant deux rangées de dents blanches parfaitement alignées. Elle avait le type indien ou pakistanais, et sa peau sombre se mariait à ravir avec les couleurs de son costume d’hôtesse. Son air modeste semblait plaire au gros type qui savoura son whisky en admirant le mouvement de son corps onduleux lorsqu’elle s’éloigna dans le couloir.
Dix minutes plus tard, la jeune rousse pâlichonne était de nouveau à sa place. Elle se leva et fourragea encore dans son sac, au-dessus de l’imposante masse d’os et de graisse qui semblait s’être rendormie et qui avait l’air de se noyer dans ses rêves, à en juger par le pathétique ronflement qui sortait de sa bouche entrouverte et les tressaillements de ses bras, semblables à ceux d’une personne en train de s’asphyxier.
La fille referma d’un geste brusque le caisson à bagages et regagna sagement sa place.

Quand le train entra en gare de Saint-Pancras, Meyer alla récupérer sa valise au-dessus de son siège. Puis il rejoignit Nora quand la voiture fut presque vide.
Elle chuchota en désignant le dernier passager assis dont on voyait le crâne dégarni dépasser du siège : « Tiens, il s’est fait oublier pendant le reste du voyage, celui-là... Regardez, il ne s’est même pas réveillé...

— Il a sans doute trop bu », répondit Meyer.
Il se dirigea vers lui, lui toucha l’épaule, mais l’obèse demeura aussi placide qu’un bouddha.
Se penchant sur lui, il posa l’oreille sur sa poitrine, lui souleva une paupière, palpa sa carotide.
« Il est mort, dit-il à Nora.

— Vous êtes sûr ? »
Il s’écroula dans un fauteuil et demeura silencieux.
Des flots d’images désordonnés se mirent à défiler dans sa tête. Son corps mince semblait s’être rétracté comme un bout de bois sec et léger, prêt à s’enflammer et à se consumer. Il n’était plus qu’un réseau de nerfs excessivement dense et devait faire un effort surhumain pour que ses mains crispées autour de ses genoux cessent de trembler.

Vendredi 5 mars, fin d’après-midi

Il commanda un café au bar du Morton Hotel et le but lentement, puis quitta le bar et traversa le hall à grands pas en se dirigeant vers les offices. Là, il repéra une laverie déserte où personne n’entendrait ses éclats de voix. Il déambula entre les rangées de machines et fit plusieurs tentatives avant que le Directeur ne se décide à répondre. L’homme avait sa voix des grands jours, c’est-à-dire qu’il était presque aphone.
« Je suis débordé, Richard... Si ça n’urge pas, je préfère que tu me rappelles demain...

— Gro est mort dans le train...

— Mort ?

— Ouais, à l’arrivée...

— Mince alors...

— Selon toi, qui a fait le coup ?

— Aucune idée...

— Dis-moi qui a fait le coup, bordel...

— Explique-moi tout ça en détail, Richard, et reste calme parce que j’ai pas mal de soucis, moi aussi. Alors, tu dis : à l’arrivée ?

— Arrêt cardiaque selon l’urgentiste.

— Et la police confirme ? »
Meyer sentit une légère, très légère inquiétude pointer dans la voix du Directeur. La seule chose qui le préoccupait, au fond, était de savoir s’il devrait ou non répondre à une enquête de police.
« L’interrogatoire n’a pas été long, reprit Meyer. Simple formalité... pas d’enquête ni d’autopsie, tu parles... Pour les flics, aucun doute, c’est un arrêt cardiaque... »
Le Directeur demeura silencieux, attitude que Meyer interpréta comme l’acceptation sinon d’une évidence, du moins d’une hypothèse à la fois plausible et commode. D’ailleurs, il ajouta aussitôt : « Tu sais aussi bien que moi que Gro avait un régulateur cardiaque. »
Il marqua une nouvelle pause et demanda : « Explique-moi où tu es en ce moment. »
Meyer ne répondit pas. Il se trouvait trop calme. Il aurait dû s’énerver davantage, gueuler un bon coup, mais il n’y parvenait pas. Les machines brassaient du linge blanc dans l’eau mousseuse. Le balancement des tambours accéléra. Saoulé par l’odeur forte des détergents, les yeux rivés sur les hublots, il avait la sensation que le cours de sa vie venait, lui aussi, d’accélérer brutalement.
« C’est Richard, chuchota le Directeur, il dit que Jean-Louis Gropparello est mort dans le train pour Londres.

— C’est pas vrai... », s’exclama la femme du Directeur — l’intonation de Giocónda semblait trahir une surprise et une émotion sincères.
Meyer les entendit poursuivre leur conversation à voix basse. Puis le Directeur lui transmit la question que lui posait sa femme : « Giocónda me demande quels sont tes indices.

— Aucun dont je me souvienne pour le moment.

— Si tu parles d’assassinat, ça veut dire que tu as décelé quelque chose de suspect...

— Non, pas le moindre indice... en tout cas, que j’aie pu noter...

— Merde... Bon, tu es où, là ? insista la voix du Directeur.

— Je suis au Morton Hotel, près d’Oxford Street.

— Et la fille ?

— Choquée, bien sûr, surtout après la scène que lui a jouée Gro. Elle est rentrée chez elle après l’interrogatoire.

— Non, je voulais dire : tu en es où avec elle ? »
Meyer aurait pu lui répondre que tout marchait comme sur des roulettes, que la fille était en confiance et qu’elle souhaitait le revoir. Mais il se contenta d’émettre un grognement allusif.
Puis il ajouta : « Elle travaille sur une puce immunoprotectrice...

— Ah ?

— Oui, elle m’a dit qu’elle s’occupait de protection antivirale, une puce qui servirait à détecter les virus. Le projet se nomme Bio-Security.

— OK, et alors ?

— Alors, regarde ce que tu as sur les nouveaux virus. Demain, je ferai le point sur les dernières épidémies... »
Quoi qu’il en soit, se dit-il en remontant dans sa chambre, la mort de Gro n’affectera le Directeur que dans la limite du préjudice qu’elle portera à ses affaires. Or, depuis bien des mois, voire des années, Gro ne constituait plus une « pièce maîtresse » du dispositif qu’il avait agencé.
Ancien ministre de la Recherche, René de Castelblanjac avait créé, au sein de la DGSE, la fameuse Unité Dix dont la mission s’intitulait pompeusement : « Défense du patrimoine scientifique français ». Après la chute du mur de Berlin, les services de renseignement traditionnels s’étaient reconvertis peu à peu en réseaux d’espionnage économique et technologique. Vers la fin des années 90, le Directeur avait monté sa propre officine en engageant une dizaine d’agents de renseignement parmi lesquels des scientifiques de haut niveau. Mathématicien de formation, Castelblanjac se targuait de vendre de l’information scientifique, même si elle était le plus souvent d’ordre économique. Il avait également embauché deux ingénieurs, l’un en électronique et l’autre en informatique, qu’il payait à prix d’or pour lui fournir le matériel high-tech dont il avait besoin, en particulier des téléphones hautement sécurisés. Ses clients se recrutaient principalement dans les laboratoires et les entreprises de biotechnologie. Grâce à Albert Mancini et Charles Dutilleux, deux de ses lieutenants élus aux élections européennes, il possédait à Bruxelles un puissant lobby et il déjeunait régulièrement à la table de plusieurs ministres européens.
L’agence avait déjà une quinzaine d’années d’existence lorsqu’elle recruta Meyer par l’intermédiaire de Jean-Louis Gropparello. Gro pensait que ce qu’il était capable de faire, son ami pourrait le faire au centuple et il avait vanté ses qualités à la manière d’un maquignon persuadé qu’il détient dans son haras le pur-sang encore vierge, mais déjà fin prêt pour la lutte.
René de Castelblanjac l’avait donc convoqué un beau matin dans son luxueux appartement du boulevard Malesherbes. Ambiance chic, mobilier XVIIIe, toiles de maîtres accrochées aux murs.
L’homme trônait derrière un bureau Empire soutenu par des hordes de lions griffus. Il était vêtu d’une chemise en madras et d’un vieux jean. Assis en face de lui, Meyer l’écoutait, les mains dans les poches et les jambes allongées sur le tapis, le corps sanglé dans un costume trois-pièces bien coupé qui lui avait coûté une fortune. Une erreur de débutant.
« Vous inspirez confiance... Oui, monsieur Meyer, croyez-moi... Inutile de prendre cet air modeste. Vous êtes exactement l’homme dont j’ai besoin », affirmait Castelblanjac avec un sourire de
banquier qui vient d’endetter à vie un gros propriétaire foncier.
Visiblement, Jean-Louis Gropparello l’avait déjà convaincu que son profil correspondait d’assez près à celui qu’il recherchait.
Peu de gens savaient que Richard Meyer et Jean-Louis Gropparello étaient amis d’enfance. Lorsqu’ils quittèrent leur région natale du centre de la France, Richard partit faire des études de médecine à Paris alors que Jean-Louis s’était inscrit en biologie à Montpellier. Quelques années plus tard, bien décidé à ne pas moisir devant la paillasse d’un laboratoire de province, Gro l’avait rejoint à Paris.
Gro avait investi la capitale en conquérant, pénétrant dans les réseaux avec assurance et découvrant des galaxies dont Meyer était loin de soupçonner l’existence. Comme celle où il l’avait introduit ce matin-là, boulevard Malesherbes.
« Donc, mon cher ami, la recherche vous intéresse, si j’ai bien compris ? »
Meyer laissa le Directeur s’engager sans broncher, se contentant d’acquiescer de temps à autre d’un battement de paupières.
« Quels sont vos projets ? poursuivait Castelblanjac. Construire un plan de carrière avec deux mille euros à la clé et soixante heures de travail hebdomadaires, dont vingt non rémunérées ? Vous êtes médecin, certes, mais aussi ambitieux, flexible, beau garçon... Vous êtes taillé pour l’aventure... Le renseignement scientifique, vous savez, c’est une nécessité vitale pour tout pays industrialisé... »
Bla-bla, bla-bla... Meyer avait hâte que cessent les préliminaires et qu’on parvienne enfin aux questions d’argent.
Quelques heures plus tard, il sortait du bureau avec une liasse de trente mille dollars au fond de sa poche et un téléphone mobile high-tech qui lui permettrait de joindre le Directeur à l’abri d’oreilles indiscrètes.


Lire la recension de Mortelle hôtesse par Elisabeth Poulet.

P.-S.

Extrait de Mortelle hôtesse, de Bernard Pasobrola, La Vie du Rail, Collection Rail Noir, 2011.
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.

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