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« Le Chagrin de la guerre » ou l’impossible autobiographie 

mardi 1er février 2011, par Doan Cam Thi

Un témoin a besoin d’un état civil.
Marc Bloch, L’Étrange défaite

Il n’est pas vrai qu’il peut se taire et oublier. Il faut qu’il explique,
qu’il raconte, qu’il domine ce monde dont il fut la victime.
Georges Perec, Robert Antelme ou la vérité de la littérature

Si l’homme a toujours occupé une place centrale dans le réalisme socialiste, il n’a été qu’un thème idéologique, en liaison avec la lutte de libération nationale et l’édification socialiste, deux objectifs de la « Révolution vietnamienne ». Il a été cet « homme nouveau » que la littérature « devait contribuer à construire » selon les instructions du Parti communiste dès 1957. Modèle importé de l’Union soviétique et de la Chine populaire, fils du marxisme léninisme, l’« homme nouveau » portait une conscience de classe qui lui permettait de faire la révolution pour changer le monde. Concrètement, il devait avoir « un sens élevé de la collectivité, une forte aspiration pour la science et la technique, l’amour de la littérature et des arts, le patriotisme accompagné de l’esprit internationaliste prolétarien » [1]. L’écrivain avait en conséquence pour mission de « découvrir l’homme nouveau et faire l’éloge de ses vertus afin d’en faire une figure artistique, un exemple à suivre pour tout le monde » [2]. Psychologiquement, ce personnage littéraire était unifié, cohérent et analysable. Positif, il luttait contre les « mauvais éléments » et triomphait en chaque circonstance.
Dans quelles conditions la littérature vietnamienne a t elle pu soudain, au milieu des années 1980, renoncer à ce héros collectif pour produire l’être individuel ? Par quel travail a t elle pris de la distance avec les notions orthodoxes du sujet, afin de pénétrer dans les zones d’ombre du moi et d’en faire un véritable objet de création romanesque ?
Stimulée par le souffle novateur de 1986, la littérature connaît ses premières transformations dont l’effort de réexamen de la question du sujet est le meilleur indice. D’aucuns amorcent l’exploration du rêve et de l’inconscient, domaine resté tabou jusque là. Le Chagrin de la guerre de Bao Ninh est sans doute le premier roman dans lequel la problématique soit interrogée en profondeur [3]. Kiên, le personnage principal, rentre à Hanoi en 1976 après dix années de guerre. L’existence présente les études à l’université, les ambitions de carrière ainsi que le prochain mariage avec Phuong, la femme aimée ne l’intéresse guère. Telle une malédiction, le passé pèse sur lui incessamment, l’obsède, l’habite, tandis que Phuong l’abandonne. Il rédige alors son « roman » pour se libérer des souvenirs de cette guerre qui, considérée encore comme « légitime », a détruit en réalité une génération de jeunes innocents. Se dévoilent les tâtonnements, les hésitations, les réflexions de l’écrivain face à la composition de son œuvre capitale. Cependant l’artiste maudit quitte Hanoi pour une nouvelle errance, après avoir tenté de brûler son manuscrit. Ce dernier est sauvé puis conservé par une femme muette sa confidente. Dans l’épilogue, un personnage anonyme qui dit « je », déclare avoir lu et recopié ce manuscrit partiellement détruit et laissé depuis longtemps dans le désordre. Alors vacillent les frontières entre le vrai et le faux, entre le réel et l’imaginaire, car le lecteur s’aperçoit soudain que le récit qu’il vient de lire n’est qu’une version remaniée du « roman » de Kiên.
Comme À lOuest rien de nouveau (1929) de Remarque où un simple soldat allemand relate dans une nudité tragique la Première guerre mondiale, Le Chagrin de la guerre est le premier témoignage poignant sur les combats du côté de l’armée du Nord pendant la guerre américaine au Vietnam. Il dévoile leur cruelle physionomie, doute de leur légitimité et amorce ainsi une entreprise de critique nécessaire dans une société pétrie d’autoglorification. Mais l’originalité majeure de l’œuvre de Bao Ninh réside davantage dans la manière dont elle interroge sans cesse la raison d’être de la littérature. Mise en scène d’un ancien guerrier fouillant son passé pour écrire le récit de sa vie, ce texte qui mène le lecteur au cœur même de l’acte créateur, a pour principal thème l’écriture. Il livre les méditations de l’auteur sur son art, ses projets, ses démarches, et pose ouvertement une double question, à la fois esthétique et existentielle : comment écrire l’homme ? Comment raconter la guerre ? Ce qui revient pour lui à se demander : par quel moyen transgresser la représentation officielle ?
Ce chapitre part de l’hypothèse d’un conflit que l’écrivain établit entre la vérité de son œuvre et celle que garantit la tradition d’une édifiante littérature de guerre. À travers un jeu subtil entre le « je » et le « il », le roman fait apparaître un « moi » qui, au cours d’une prise de conscience, décrit le monde sans référence à l’idéologie dominante, mais selon sa propre subjectivité. D’autre part, le destin chaotique du manuscrit de Kiên, victime d’autocensure et de réécriture, traduit combien le pouvoir de dire « je », de s’exprimer librement, de s’engager par la parole, reste à conquérir au Vietnam.

L’individu face au communisme

Le réalisme socialiste, faut il le rappeler, assigne à la littérature une fonction d’arme idéologique et à ses personnages celle de modèles pour les lecteurs. Les vers révolutionnaires, « nés sous les bombes, dans les abris souterrains, dans les prisons, entre deux séances de torture, dans la brousse, entre deux accès de fièvres palustres, tout maculés de sang, de boue, de larme » [4] doivent exprimer l’espoir et respirer l’optimisme, non d’un individu mais du peuple « resté un », comme l’illustre le poème suivant :

Nous avons trouvé du feu pour le jour de froidure
Nous avons trouvé le rire au milieu des jours de souffrance
Au fond de la jungle, nous laissons éclater notre joie
Nous avons trouvé notre chant par les jours de grand faim
(Duong Huong Ly) [5].

La subjectivité n’a pas de place dans cette littérature, puisque l’écrivain est contraint de « se mêler à la vie et au combat de tous avant de prendre la plume », et « d’exprimer non pas les remous de sa propre conscience ou ses rêves personnels, mais les réalités d’une société, d’une nation, les pensées et les sentiments des hommes qui les entourent » [6]. Indiscutablement chaque œuvre, même la plus banale, est l’expression personnelle d’un auteur. Il est pourtant difficile de parler de subjectivité lorsque la personnalité, les sentiments et les opinions de l’écrivain et de ses personnages doivent s’effacer devant l’idéologie, comme dans le cas du réalisme socialiste. Ici, le « je » ne doit pas être singulier, mais se confond avec un « nous » collectif. Voici le portrait de l’homme nouveau en temps de guerre :
L’homme ici ne combat pas en solitaire, et s’il peut faire preuve de tant d’héroïsme, d’endurance, de lucidité, c’est parce qu’il est soutenu, aidé par un collectif, par des collectivités, par une direction qui lui offrent un appui, éclairent sa voie, le sauvent du désespoir, et maintiennent en chacun la ferme volonté de combattre et de vaincre [7].
Le roman Hon Dât écrit en 1966 par Anh Duc, qualifié de « chef d’œuvre » par les manuels scolaires de Hanoi, est l’un des plus représentatifs de cette doctrine. Il retrace la lutte courageuse à Hon Dât d’un groupe de partisans communistes et de simples villageois qui, au début de la « résistance populaire » contre le régime « fantoche » établi par les Américains au Sud, se sont barricadés dans une grotte pour tenir tête aux soldats ennemis. Su, une jeune femme du groupe, est arrêtée et risque de se faire tuer. Mais face à ce danger extrême, elle fait preuve d’une totale maîtrise de soi. Ses sentiments restent uniformes, sa conscience transparente. Son âme exalte l’amour de la patrie :
Su avait l’impression que la corde de parachute avec laquelle on l’avait attachée au pieu lui mordait les bras de plus en plus cruellement... De sa place, Su pouvait apercevoir la mer qui avait surgi soudain devant elle [...]. Elle se dit : “La lune se lève”, et ouvrit tout grand les yeux pour regarder les vagues qui murmuraient [8].
Le réalisme socialiste s’est donc contenté de mettre en scène sans le problématiser, l’« homme nouveau », ce modèle schématique, voire simpliste. Comment démystifier une guerre « noble », « sacrée » et « juste » ? De quelle manière changer cette vision de l’homme ? Par quel moyen faire éclater les mensonges ? Telles sont les questions implicitement posées dans Le Chagrin de la guerre à travers les réflexions de son héros écrivain.
Pour y répondre, le roman propose un témoignage strictement personnel, celui d’un ancien soldat qui retrace la réalité violente et absurde des combats auxquels il a lui même participé. L’auteur est convaincu que le lecteur se reconnaîtra dans l’intime, que le subjectif mène à l’universel. Son but est de faire prendre conscience, à partir de son expérience immédiate, de ce qu’est la capacité destructrice de la guerre. L’insistance de Bao Ninh sur la volonté de son héros de composer son premier « roman » sur « sa » guerre, de dire celle ci selon son regard particulier, n’est d’ailleurs pas fortuite : « D’un chapitre à l’autre, il écrivait la guerre selon son humeur, comme si elle n’avait pas eu lieu, comme si personne ne la connaissait, comme si c’était sa guerre, à lui seul » (p. 68). Ce qui conduit nécessairement, Kiên le sait, au rejet de tout modèle et technique narrative imposés [9] : « Dès les premières pages, son roman avait brisé le fil traditionnel de l’histoire, bouleversé le temps, déboussolé l’espace, en dépit de toute logique, cassé toute construction et livré les personnages au hasard » (p. 68).
Par une « focalisation interne » pour reprendre les termes de Genette Le Chagrin de la guerre donne directement accès à la conscience du personnage principal. Avec Kiên, nous assistons aux combats, sentons leur violence. Avec lui, nous sommes témoins de la déchéance de l’être humain, de ses impulsions meurtrières, de sa réduction à l’état de bête. À partir de ses sensations, impressions et fantasmes, un univers de guerre personnel, particulièrement oppressant, apparaît sous le signe de la pluie, omniprésente dans l’œuvre de Bao Ninh [10] : « la pluie submergeait la jungle », « la pluie tombait [...]. Il faisait noir, mouillé, lugubre. Le ciel et la terre semblaient enfermés, écrasés », « la pluie monotone, tiède, désolée », « souvent il pleuvait à verse, parfois la pluie tombait par à coups, brutale, précipitée, jamais il n’y eut une nuit sans pluie », « il pleuvait nuit et jour », « la pluie sempiternelle, tétanisante »... Alors, par un mouvement qui va du dehors au dedans, nous quittons les réalités de guerre pour pénétrer au plus profond de sa vie psychique. L’ennui, la solitude, l’incertitude, autant de sentiments jugés négatifs et donc passés sous silence dans la doctrine officielle, font l’objet d’observations subtiles dans le roman de Bao Ninh : « Kiên se recroquevillait sous un manteau de feuilles [...] il regardait le torrent bondir, vide de désirs, de pensées [...] son âme errait sans port d’attache, dérivait » (p. 32).
Le monde est perçu dans Le Chagrin de la guerre par le biais d’une optique irrationnelle. Malgré une éducation matérialiste, Kiên croit au retour des morts. Peuplé de fantômes, son univers retentit de cris de détresse et de vengeance d’âmes errantes : « C’était une nuit étrange [...]. L’armée des morts [...] un hululement long, triste, affreux jaillit, traversa son corps, s’y répercuta comme sur les parois des montagnes » (p. 42).
La guerre dans le roman de Bao Ninh est d’autre part relatée au prisme d’une mémoire singulière dont le fonctionnement, les mécanismes, les modes de déclenchement, ainsi que les hésitations et le désordre sont décrits avec minutie :
Un jour, sans crier gare, par il ne savait quelle miraculeuse association dans sa mémoire, en regardant un artiste se tordre, hurler désespérément sa douleur dans le silence d’un film muet, il arrivait à Kiên de se réveiller brusquement, et il voyait hors de propos, mais avec netteté, comme en plein jour, le drame funeste, irréel [...] dans un trou perdu de la jungle (p. 53).
Les faits passés sont revisités par le personnage principal en fonction de sa situation au moment où il écrit, d’où la complexité du sujet et celle de son regard sur la guerre. Il existe au moins deux « moi » chez la même personne : celui d’autrefois qui les a vécus et celui d’aujourd’hui qui les commente et les interprète. Les souvenirs apparaissent souvent à travers une superposition d’impressions différentes, voire contradictoires, sur les mêmes événements :
Dans les brouillards épais de mon rêve, Hòa palpitait, silhouette floue, lointaine et pourtant imprégnée d’amour, un amour passionné, profond, que je ne ressentais pas du tout en ce temps là. En moi, il n’y avait alors que la peur, la honte, le sentiment d’impuissance des vaincus, une lassitude désespérée (p. 64).
Le texte fonctionne par sauts, en avant ou en arrière, fait intervenir deux séries temporelles : chronologique et flash back. L’une est celle de la création : le projet initial, ses transformations, ses aboutissements. L’autre tend vers le passé. L’ordre chronologique est constamment interrompu, renversé. Le personnage central connaît une oscillation perpétuelle entre les deux temps. Même quand il avance, c’est néanmoins sur le « chemin vers le passé » qu’il se remet. Sa vie est comparée à une barque « [qui navigue] à contre courant », à une « résurrection à l’envers, vers le passé ». Sans aucune cohérence, les souvenirs s’entrecroisent, se mélangent, se transforment en des « passés qui n’avaient jamais existé ». Le texte de Bao Ninh est une expérience fabuleuse de la mémoire subjective, de la perception psychique, relative, du temps.
Peu à peu, le héros du roman découvre le sens de la guerre, en dressant le bilan de sa vie. Malgré la surabondance et le désordre des souvenirs, Kiên s’efforce de les ordonner, de les articuler avec les événements de l’Histoire afin d’aboutir à une synthèse. Il prend conscience du lien étroit entre son destin personnel et la guerre, constate que sa personnalité est marquée, modelée, définie par elle. Tel un commencement absolu, la guerre est à l’origine de ses malheurs, de ses pertes : « Après la guerre, il ne restait rien de sa vie. Seulement des illusions. Il lui semblait qu’il n’était plus dans le même monde que les autres » (p. 103). Kiên se trouve parmi ceux qui sont « incapables de se tirer du trou de la guerre, qui se laissaient écraser, laminer par des souvenirs atroces » (p. 184). La guerre laisse ses résonances dans sa façon d’être et sa vision du monde : « Pour lui, de toute éternité, il n’y avait qu’une guerre, une seule, celle qui continuait à peser sur son existence... » (p. 94). Même son amour constant pour Phuong est troublé par elle : « Il n’y avait que deux amours dans sa vie. L’amour qu’il éprouvait pour Phuong avant la guerre et un amour autre, après la guerre, toujours pour elle » (p. 175). Ainsi, en opposition avec les idées qu’il a lui même reçues de l’école socialiste, l’auteur du Chagrin de la guerre affirme que l’homme ne détermine pas l’Histoire, il est dominé par elle.
Selon le discours officiel, la guerre est positive, puisqu’elle développe chez le soldat les qualités les plus nobles : honneur, amitié, amour pour la patrie, courage, sacrifice. Mais Kiên n’y découvre que l’absurdité, le non sens, l’antithèse d’un apprentissage, d’un lieu d’héroïsme : « La juste cause a gagné, le devoir d’humanité a gagné, mais le mal, la mort, la violence contre des humains ont aussi gagné » (p. 241). Bao Ninh mène très loin sa critique : pour cet ancien « troupier » qui compare ses conditions de vie à celles d’« insectes », il n’y a pas de guerre « juste » ou « légitime ». Quel que soit son motif, elle signifie le Mal. La critique traduit un long travail de remise en cause, plus, une désillusion : comme plusieurs générations de Vietnamiens, Kiên a cru à la grandeur de la guerre, mais sa réalité, puis les lendemains de la victoire ont anéanti chez lui l’idéal. Un « cortège de jours fades, tristes, paisibles, ennuyeux », « cette réalité banale et brutale » : le roman ne ménage aucune métaphore pour désigner sa déception face au vide de la vie d’après guerre. Bao Ninh exprime ainsi un profond pessimisme tant sur le passé que sur le présent, lequel lui semble toujours impossible à construire.
Les souvenirs de guerre hantent le manuscrit de Kiên : « En commençant ce premier roman, avait il l’intention d’écrire un roman d’après guerre [...]. Mais, irrésistiblement, les pages du manuscrit se remplissaient de morts, s’enfonçaient lentement dans la jungle » (p. 76). Écrire, devient pour lui écrire sa vie, l’histoire de son époque, être « le prophète des mois et des années morts, l’annonciateur du passé » (p. 241). D’ailleurs c’est la guerre qui fait de lui un écrivain. D’où le rapport complexe que Kiên entretient avec elle : elle est pour lui à la fois source de destruction et de création. Plus, elle est l’unique sujet de son écriture. Sa vocation littéraire est intimement associée à la guerre, plus exactement à son expérience de soldat, à son incapacité à oublier les combats, vocation que Kiên désigne comme un « destin », un « appel passionné et tragique », une « puissance secrète », « cette force [qui] le déchirait, le pressait de vaincre les sombres misères de ces temps de paix, elle nourrissait sa foi, son désir de vivre, d’aimer... » (p. 69). Le Chagrin de la guerre révèle que le premier écrit littéraire de Kiên est né dans l’urgence du témoignage. Après avoir assisté à l’agonie de son ami Sinh, un autre rescapé de guerre, parmi les derniers témoins, Kiên sombre dans une grande détresse : « ... transi devant sa fenêtre, regardant la pluie [...] tout à coup, revenaient dans son esprit les visages de chacun des camarades de la section [...]. Il se dirigea en chancelant vers la table, s’assit, prit machinalement la plume et, au lieu d’écrire une lettre, se mit à écrire tout autre chose [...] il écrivit, d’une seule traite [...] sa première œuvre » (p. 105). « Il faut écrire !... » (p. 175), ce mot d’ordre « solennel, résolu, exigeant, impatient » que Kiên s’adresse à lui même, résonne tout au long du roman.
Plus qu’un témoignage, le roman de Bao Ninh est le récit d’une confession, d’un aveu. Il nous place dans l’intériorité de Kiên pour dévoiler avec lui les secrets de son enfance et de sa jeunesse, qu’il a longtemps occultés, voire niés. Indifférence pour sa mère, incompréhension pour son père, doublée d’un doute jeté sur la nature du rapport entre celui ci et Phuong, d’où jalousie et vengeance chez lui à l’égard de cette dernière, fantasmes érotiques parfois funèbres, lâcheté lors du combat... Kiên veut tout dire. C’est pourquoi son projet revêt un caractère solennel, émouvant mais tourmenté : l’écrivain a le sentiment de celui qui « chancelle au bord du gouffre ». Dès le début, l’auteur précise que pour son héros, c’est non seulement son « premier roman », mais une écriture particulière, un récit différent de ses anciennes tentatives, « la dernière aventure de sa vie de soldat », « le défi le plus grave de son existence, qui dépassait de loin le simple défi d’écrire » (p. 69). Le texte transmet constamment ses tensions et vibrations : « Il écrivait, puis attendait, et de nouveau écrivait et attendait, brûlant, tendu, bouleversé, seul avec ses sensations » (p. 67 68).
Le lecteur assiste à ses instants mystérieux et uniques, parfois ses révélations. Kiên est comme éclairé par les « flambeaux » du passé, poussé par le « pressentiment de la mort », l’écriture devient pour lui un « devoir », une « dette », un « testament », l’« ultime étape de son existence ». En même temps, l’angoisse d’un éventuel rejet de la publication n’en est pas moins réelle chez lui, et le lecteur doit absolument en prendre conscience pour comprendre son acte final l’abandon de l’œuvre accompagné d’un départ brutal.
Le Chagrin de la guerre accroît la subjectivité jusqu’à faire parler Kiên à la première personne. Dans un long passage présenté sous forme d’extrait de son “manuscrit”, celui ci quitte le « il », somme toute banal et conformiste, pour un « je » plus personnel :
Le passé continue de me hanter [...]. Les mois, les années de ma vie. Mon époque. Ma génération. Toute la nuit, j’ai pleuré, je me suis souvenu. Les camarades, l’amertume, l’humiliation [...]. Maintenant, regardez la réalité que nous vivons, ne trouvez vous pas qu’elle n’a rien de mieux que celle, banale et brutale, des temps d’après guerre ? (p. 66).
Libératrices sans pour autant signifier l’oubli, les paroles et les larmes sont les seules expressions de ceux qui viennent de quitter une réalité vécue comme l’horreur. Écrire et pleurer, c’est agir, et d’une certaine manière, exister, affirme Robert Antelme de retour de la déportation. « J’ai déjà accompli de nombreux actes de vivant, j’ai notamment pleuré, et les larmes sont aussi loin que possible de la mort », écrit Antelme à son ami Dionys Mascolo [11]. La double expérience touchante de Kiên et d’Antelme fait de l’écriture de soi une sorte d’universel, quelque chose que tout homme comprend, au sens où chacun en éprouve la nécessité.
Écrire à la troisième ou à la première personne représente, on le sait, un souci capital pour chaque écrivain : « Ce n’est pas tout à fait la même chose qui peut nous être racontée dans l’un ou l’autre cas, et surtout notre situation de lecteur par rapport à ce qu’on nous dit est transformée », remarque Michel Butor [12]. Le héros du Chagrin de la guerre devient plus convaincant lorsque l’auteur lui confie le soin de raconter sa propre vie. Son témoignage est celui d’un homme véritablement impliqué dans les événements. Avec le « je », vibre une voix passionnelle, déterminée par une volonté de combat sans précédent. Le surgissement du « je » peut être également interprété comme signe d’une prise de conscience, et Le Chagrin de la guerre peut être lu comme l’histoire d’une « modification » au sens butorien du terme. En outre, le personnage principal s’adresse directement au lecteur qu’il désigne par un « vous », l’interpelle, l’interroge. C’est dire combien impérieux et vitaux sont le besoin, le désir chez lui d’entrer en communication avec son lecteur.

Genèse d’un contre discours

Il est difficile de ne pas voir les similitudes frappantes entre Bao Ninh et son héros, entre Le Chagrin de la guerre et le « roman » de Kiên. À l’instar de Kiên, Bao Ninh quitte Hanoi, sa ville natale, pour s’engager très jeune dans la lutte contre les Américains. Comme Kiên, Bao Ninh abandonne ses études à l’université au profit de l’écriture. Tel Kiên, Bao Ninh compose un « roman » sur sa propre vie à l’âge de la « quarantaine », après avoir publié « de nombreuses nouvelles, des récits sur la guerre », et « fouillé, labouré sa mémoire pour alimenter ses pages » [13]. Les deux romans relatent les combats à travers le témoignage d’un soldat de l’armée de Hanoi. Du point de vue de la technique narrative, ils sont marqués par un immense désordre, tant temporel que spatial. Tous les deux s’ouvrent sur la quête des corps de soldats morts sans sépulture, menée par leur héros le lendemain de la victoire, avant de pénétrer dans le labyrinthe de souvenirs lointains. L’un comme l’autre sont mus par la passion. Sans doute leurs biographies divergent sur certains détails, il est pourtant possible d’établir l’unité entre Bao Ninh et Kiên : l’authenticité ne réside pas forcément dans l’exactitude des faits.
Le lecteur est donc en droit de se demander pourquoi Bao Ninh a choisi de ne pas présenter Le Chagrin de la guerre comme son autobiographie [14], d’autant plus que ce genre littéraire porterait à l’accomplissement la subjectivité qu’il cherche délibérément à conquérir. La question mérite a fortiori d’être posée parce que Bao Ninh lui même avait pensé à cette solution : le « roman » de Kiên a été écrit par un « je » autobiographique. En effet, dans l’œuvre ultime sur son existence passée, Kiên se présente à la fois comme auteur, narrateur et personnage principal, cette unité étant “reconnue” par le personnage de l’épilogue censé être son unique lecteur.
Que le choix de substituer un « il » ou un « je » fictif au « je » autobiographique puisse dissimuler chez l’auteur quelque plaisir de brouiller les pistes pour multiplier les masques et les pièges, la chose n’est guère douteuse au moins depuis Rimbaud. Stendhal dont l’égotisme ne va pas sans une obsession pseudonymique, donne pour titre à son autobiographie, La Vie de Henry Brulard, un nom qui n’est pas le sien. Mais Bao Ninh qui se pose en tant que témoin, a trop besoin que le lecteur croie à sa sincérité pour accepter ce jeu excitant mais dangereux. Ainsi la véritable raison de son choix doit elle être cherchée dans l’acte d’engagement que signifie toute œuvre autobiographique. Bien entendu, chaque auteur propose un « contrat » de lecture, mais le fameux « pacte autobiographique » est quasi juridique. L’autobiographe s’engage fermement à l’égard de son lecteur à dire la vérité. Et c’est justement cette prise de position que Bao Ninh redoute tout en la désirant, car elle est « mal vue » en pays communiste. Fondée sur une conception « individualiste » de la personne, liée au « subjectivisme », l’autobiographie est le type même de la littérature jugée « bourgeoise », voire « réactionnaire ». Comment d’ailleurs oser parler de soi lorsque l’idéologie officielle met en avant la masse, la classe, la collectivité et la nation ? L’expression du Moi, elle, peinait déjà à survivre face au réalisme socialiste.
Toutefois le marxisme léninisme n’est pas l’unique obstacle au développement d’une littérature soucieuse de scruter les replis de l’âme humaine. Chacun sait que le confucianisme qui exerce une forte influence sur les structures sociales et mentales du Vietnam, y a sa part. La conscience de soi existe certes dans les « classiques ». Elle ne s’exprime toutefois que rarement, par métaphores et allusions. Les fonctions morales et sociales l’emportent souvent sur les sentiments intimes, personnels. Le roman en vers Plaintes dune femme dont le mari est parti pour la guerre [15], écrit en 1741 en caractères chinois et traduit en caractères démotiques (nôm) deux ans plus tard par la poétesse Doan Thi Diem, reflète la douleur d’une épouse de guerrier. Le texte est d’une grande nouveauté puisqu’il se présente tel un long monologue dans lequel l’héroïne dit son désespoir et son angoisse face à la vieillesse. Mais ceux ci sont édulcorés, scrupuleusement dissimulés derrière l’amour digne, édifiant, conventionnel d’une femme pour son époux.
La notion de sujet atteint son étape décisive au moment où « tôi » d’origine nominale, qui signifie « sujet du roi », « esclave » devient un pronom personnel, équivalent du « je » neutre, souverain, susceptible de désigner la personne dans le sens philosophique, le moi face à l’univers, par opposition à « tao » et « ta » qui ne sont que le moi face à l’interlocuteur [16]. Remarquons que sur le plan sémantique, le mot « tôi » en vietnamien, comme le mot « sujet » en français, porte en lui la même ambivalence : souveraineté et soumission. Si dans nombre de civilisations, le Moi est l’aboutissement d’une longue construction linguistique, culturelle et idéologique, la première apparition du « tôi » dans son nouvel usage est relativement tardive : elle peut être datée de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle. Dans Kiêu (1804 1807), roman célèbre de 3 254 vers en caractères démotiques, « tôi » est utilisé par des personnages féminins pour déplorer leurs propres malheurs ainsi que la condition féminine de leur temps. Il s’agit de l’histoire d’une jeune fille de la moyenne aristocratie, qui pour sauver son père, victime d’une calomnie, se vend comme concubine d’un homme riche avant de connaître une longue suite de déchéances. Les sentiments amoureux de Kiêu dépassent souvent pudeur et convenance. Ils sont d’ailleurs qualifiés par les lettrés de libertins. Le roman marque donc un nouveau stade de l’élaboration de la notion d’individualité dans la littérature vietnamienne. Ce chef d’œuvre de Nguyên Du est aussi un texte très moderne par le regard attentif, dépourvu de préjugés, qu’il porte sur le sujet féminin.
À partir du XIXe siècle, l’essor du christianisme, fondé sur une relation personnelle entre l’homme et Dieu, contribue au développement de la conscience de soi. Les premiers missionnaires établis au pays ont choisi de traduire « je » et « nous » par « tôi » et « chung tôi » dans les prières adressées à Dieu [17]. L’ancrage chrétien où le moi à confesser (faute, culpabilité, etc) s’est greffé sur un fonds religieux initial qui lui n’en parlait pas ou peu [18], a permis la naissance d’une littéraire dite « catholique ». LHistoire de Lazaro Phiên, écrit par le catholique Nguyên Trong Quan, paru à Saigon en 1887, est considéré comme le premier roman moderne. Rédigé en transcription alphabétique du vietnamien savant et populaire (quôc ngu) dans un langage proche du quotidien, récit en prose à la première personne, il raconte une intrigue au présent, ce qui est particulièrement nouveau, et analyse de manière subtile la sphère intime des personnages. À l’orée du XXe siècle, sous l’influence de la culture occidentale, française surtout, la conscience de soi s’affirme, en particulier dans les milieux urbains. Le mouvement Tu Luc Van Doan, né dans les années 1930 en faveur de la liberté de l’individu et du renouveau littéraire, réclame pour le sujet, à travers ses œuvres nombreuses et diverses, le droit légitime de vivre et d’aimer. La littérature du Moi connaît par conséquent son épanouissement, marqué par l’expansion du roman en prose, plus apte à traduire l’actualité ainsi que les nuances psychologiques et sociales [19]. Cependant, alors que le terme « tôi » est abondant dans la poésie, les débats littéraires ou les reportages de presse, peu de textes littéraires sont à cette époque écrits à la première personne [20]. Sans doute « tôi », quoique fictif, gêne encore par son impudeur. « Disant je, je ne puis ne pas parler de moi », déclare Benveniste.
Avec le Renouveau qui accorde depuis 1986 plus de place à la création personnelle de l’artiste, le Moi est redevenu un des grands chantiers de la littérature. On ne cesse de se confesser, de se projeter à travers les fictions. Le « je », ce pronom « si rebelle à la saisie en raison de sa complexité et de sa mobilité [...] si étroitement lié à l’exercice de toute pensée personnelle » [21], est aujourd’hui devenu commun chez les auteurs de Duong Thu Huong à Phan Thi Vang Anh, en passant par Nguyên Huy Thiêp, Phan Triêu Hai, Nguyên Viêt Ha … Mais l’écriture de soi, sous une forme ou une autre, reste extrêmement rare. La Messagère de cristal, roman paru en 1988 de Pham Thi Hoai, dont l’héroïne et la narratrice portent le même prénom que l’auteur, n’est qu’une fiction écrite à la première personne. Ce n’est d’ailleurs pas un récit rétrospectif. Quelques hommes de lettres renommés tels Nguyên Công Hoan [22], Tô Hoai [23] et récemment Nguyên Khai [24], ont écrit, il est vrai, des récits de souvenirs personnels ce phénomène s’inscrit dans le prolongement de l’écriture intime et souvent versifiée, pratiquée par les lettrés des siècles passés tels Cao Ba Nha [25] ou Phan Bôi Châu [26]. Néanmoins, à l’instar de leurs prédécesseurs, ils ont un comportement de témoin ou de chroniqueur : ces ouvrages s’intéressent davantage aux événements, à la vie littéraire qu’à la personnalité de l’auteur et à son histoire intime. Lorsqu’ils parlent de leur « vocation littéraire », de leur « enfance » et de leur « jeunesse », ce qui est peu fréquent, ces récits sont souvent rédigés de manière rapide et convenue. La genèse de leur Moi, condition indispensable de l’autobiographie, n’est pas au centre de leurs préoccupations. Il convient donc de désigner ces textes sous le nom de mémoires.
Cette brève analyse des répercussions idéologiques sur la mutation générique de l’expression du Moi permet de mesurer combien il est difficile pour chaque écrivain de mener une entreprise autobiographique au Vietnam. Quant à la guerre, elle est un thème étroitement surveillé par le régime, car elle le légitime. Toute voix personnelle, tout regard subjectif sur cette « plus grande lutte nationale du peuple vietnamien » sont sanctionnés. Les autorités sont d’autant plus vigilantes que nombre d’écrivains d’origine militaire ont aujourd’hui tendance à critiquer la guerre et ce faisant, à adopter un ton proche de l’aveu, sans jamais évidemment dépasser les frontières de la fiction. Écrire signifie pour eux se libérer, dénoncer un passé douloureux, réparer.
On comprend dès lors pourquoi Bao Ninh n’a osé parler en son nom pour dire tout haut sa vérité. S’il avait franchi cet ultime pas, imaginons quelle aurait pu être la puissance de ses propos ! Le « je » fictif deviendrait alors réel, ayant pour référence lui même, auteur d’une œuvre déjà connue du public. Et c’est ce « je » autobiographique qui garantirait l’authenticité de ses témoignages.
Se dévoile ici la signification profonde du renoncement de Bao Ninh. Il est évident que la perspective de la censure a exercé une forte influence sur son travail. Au Vietnam plus qu’ailleurs, l’artiste se dédouble, obligé d’affecter sa propre identité et d’abandonner la création. Rappelons nous Requiem pour une littérature dillustration de Nguyên Minh Châu, paru en 1987 dans Van Nghê, qui stigmatise la « lâcheté » de ses pairs et la sienne.
Comment s’étonner de ce que le roman de Bao Ninh accorde une place de tout premier plan à la condition des artistes ? Il met en scène Kiên mais aussi son père, un peintre qui, jugé comme « un élément révolté, douteux, un opportuniste de droite », critiqué pour ses « déviances dans sa conception de peinture », son « éloignement des masses populaires du point de vue artistique », a connu pendant les années 1960 l’humiliation et la sanction. Contraint de quitter son gagne pain dans un musée, il vit depuis reclus dans son atelier. La veille de sa mort, le père de Kiên a brûlé, dans une « cérémonie superstitieuse, barbare, révoltée », tous ses tableaux. Plus tard, Kiên devenu écrivain, interprète l’acte de son père comme un « suicide ». Il dit l’avoir mieux compris : « Il lui avait fallu bien des années de sa vie pour comprendre peu à peu (sa) douleur et (son) amertume [...]. Il fallait le faire, tout brûler et mourir, il n’avait pas d’autre voie » (p. 155). Il est impossible de ne pas y voir un parallèle entre l’acte du père et celui du fils. À l’instar de son père, Kiên détruit son manuscrit, conscient qu’il ne pourra être publié tel quel. Chez l’un et chez l’autre, l’acte est synonyme de fin : le père meurt tandis que le fils quitte définitivement la ville.
Le lecteur est alors conduit à s’interroger sur le véritable rôle du personnage de l’épilogue dans le roman, lequel se peint sous des traits apparemment contradictoires. Habitant le même « arrondissement » que Kiên (avant sa disparition), cet homme cherche à lire les écrits que celui ci a laissés pour mieux connaître cet artiste vu par ses voisins tel un être « iconoclaste, incompréhensible », un « fantôme ivre », « le dernier authentique petit bourgeois ». Un peu plus loin, il avoue avoir été comme Kiên, soldat pendant la guerre américaine. Sur le manuscrit de Kiên, ses propos sont confus, proches de l’incohérence. Il déclare : « Je comprends seulement pourquoi l’auteur n’a pas cherché à publier son œuvre » mais se garde bien de préciser ce « pourquoi ». Alors qu’il dit ne pas ajouter « un seul mot » de lui, nombreuses sont les preuves que le texte n’a pas été repris dans son état originel. La relecture du Chagrin de la guerre montre sans équivoque qu’en dehors de la flagrante suppression de l’usage de la première personne, l’ordre du présent a été légèrement inversé : la fin de l’histoire a été anticipée pour apparaître au milieu du texte. De même, l’épisode du sacrifice du manuscrit, celui du départ de Kiên ainsi que le passage sur la femme muette n’ont pu être rédigés que par lui.
Quelle est donc la vérité de ce personnage ? Il possède des qualités si exceptionnelles que nous pensons que son rôle ne se réduit pas à la « censure » du manuscrit de Kiên. Il est d’abord un lecteur idéal. Après la lecture du texte, il dit avoir été ému, modifié. De plus, il déclare avoir compris l’auteur, éprouver pour lui de la sympathie :
... quand j’ai fini de recopier, j’ai reconnu avec surprise mes propres idées, mes propres sentiments, ma propre expérience. C’est comme si grâce au hasard des mots, des phrases, de la construction, l’auteur et moi, nous étions tombés sur la même longueur d’onde, nous sommes devenus très proches l’un de l’autre (p. 295).
Il est persuadé d’avoir connu Kiên pendant la guerre : « Oui, il a beaucoup changé, mais je l’ai reconnu. Il était grand, mince... » (p. 295). Son style est d’une grande finesse, car il est censé avoir écrit le roman que nous sommes en train de lire : le remplacement du « je » par le « il » l’a amené à le retravailler dans son ensemble. Et en le faisant parler à la première personne, Bao Ninh lui a confié la narration de son roman. Enfin, il assume la publication posthume de ce manuscrit. Son intervention est la condition même de notre propre lecture.
En remaniant le « roman » de Kiên, il a et c’est essentiel scrupuleusement respecté la subjectivité de celui ci. Dans l’épilogue, il dit être convaincu de l’authenticité de son récit, au point de partager avec l’écrivain sa vision de la guerre. C’est lui qui éclaire de manière nuancée le sens que l’auteur entend donner au titre du roman, en apparence provocateur, en expliquant comment le « chagrin » est désormais devenu pour eux une substance vitale, le sens profond de leur existence : « nous partageons aussi une tristesse, l’immense tristesse de la guerre, une tristesse noble, au delà de tout bonheur, au delà de toute souffrance. Grâce à elle, nous avons survécu à la guerre... » (p. 296). Par ce « nous », il affirme que le « chagrin », ce n’est pas seulement la vérité de Kiên, mais celle d’une génération entière.
Ainsi, alors qu’il est quasi inconsistant du point de vue romanesque, ce témoin extérieur joue t il à l’égard du « roman » de Kiên un rôle capital, celui de censeur et d’avocat. L’ambiguïté n’est qu’apparente parce qu’il est difficile de ne pas reconnaître que son remaniement a pour objectif final une publication. Il semble conscient que l’écrivain peut transgresser, à condition de prendre des précautions. Il ne s’agit pas de vouloir se compromettre avec le pouvoir, « lâcheté » violemment critiquée par Nguyên Minh Châu, mais de « tempérer » l’audace : la publication d’une œuvre implique chez l’auteur un certain sacrifice. Il est donc possible d’avancer que ce personnage est un double de Kiên (et de Bao Ninh) dont la fonction consiste à prévoir le danger. Loin d’être aussi innocent ou confus qu’il veut bien le proclamer, il a en effet un comportement de professionnel. Cette hypothèse est fondée car Bao Ninh, en tant qu’éditeur d’un journal littéraire à Hanoi, est bien placé pour ne rien ignorer des pratiques de la censure ni des enjeux de l’autocensure [27].
Reste à savoir pourquoi Bao Ninh a éprouvé le besoin d’exhiber les « dessous » de sa création, d’exposer la genèse de son œuvre. À quoi servent les mises en abyme, ces jeux incessants de miroirs et de reflets entre le « roman » et son « manuscrit » ?
Seule réponse possible : l’auteur tente de faire sentir au lecteur le poids de la censure sans pouvoir le dire explicitement, sans oser prononcer ce mot « tabou ». Le propre de la censure sous un régime autoritaire tel celui du Vietnam actuel, est de nier son existence ou simplement d’interdire d’en parler. Bao Ninh, à travers les aléas du manuscrit inclus dans la trame narrative du roman, suggère au lecteur qu’il faut y lire en filigrane son autobiographie. Son génie est de nous montrer, à partir du récit « trompe l’œil », le roman véridique que nous aurions pu lire sans l’autocensure. Ainsi, Le Chagrin de la guerre rejoint d’autres textes célèbres où l’écriture de soi demeure la forme la plus adéquate permettant de traduire l’horreur de l’Histoire et de faire mieux partager cette expérience extrême de l’humanité : LEspèce humaine et Si cest un homme. Publiés tous les deux en 1947, ces récits témoignages de deux rescapés d’Auschwitz, Robert Antelme et Primo Levi, tentent d’éliminer les effets fictionnels : « Je rapporte ici ce que j’ai vécu », écrit Robert Antelme dans l’avant propos de son œuvre unique [28]. Le Chagrin de la guerre rappelle aussi W ou le souvenir denfance paru en 1972, où une fiction imaginée à l’âge de 12 ans et des souvenirs réels sont placés en miroir. Par cette forme, Georges Perec dont les parents sont morts à la guerre et en déportation, affirme que l’autobiographie dispose d’une indéniable efficacité pour restituer la cassure de la Shoah, ne serait ce que pour commencer par cette provocation : « Je n’ai pas de souvenir d’enfance ». Il renvoie également à La Douleur écrit par Marguerite Duras sur son drame privé lié à l’internement de son mari, justement Robert Antelme, dans des camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale. N’oublions pas que dans l’exergue, la romancière exprime sa volonté inflexible de publier le récit dans sa forme originale un journal intime, tout en faisant une déclaration non moins provocatrice : « Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte » [29].
Soulignons la lucidité de Bao Ninh : son roman, malgré les précautions, n’a pu échapper à la censure. Après avoir reçu le Premier Prix de l’Union des écrivains en 1991 et obtenu un immense succès, il a été réédité sous le nom de Destin de lamour, son premier titre étant jugé « scandaleux » pour un pays comme le Vietnam. Les membres du jury auraient reçu peu de temps après la consigne de faire leur autocritique. Les autorités ont fait à son auteur le reproche qu’il avait tant redouté : un point de vue trop « partial ». Van Nghê Quân Dôi écrit en février 1992 :
Bao Ninh a idéalisé la tristesse, cette impasse dans laquelle se trouvait son héros, au point de la considérer comme le seul salut, d’en faire sa perception du monde [...]. Elle l’a aveuglé. Le romancier qui insiste sur les souffrances provoquées par la guerre contre les Américains, omet pourtant d’évoquer sa grandeur.
Le même article traite le personnage principal de « malade mental » dont « l’impasse morale » se reflète à travers « la destruction du manuscrit et la scène d’amour sauvage avec une femme muette ».
Contrainte d’anéantir l’identité qu’elle voulait établir entre l’auteur, le narrateur et le personnage principal, l’entreprise autobiographique manquée de Bao Ninh dont la guerre est le thème principal, tourne au discours du sujet. Il est difficile de dire plus clairement la précarité du statut du citoyen, notamment celle de l’artiste, dans la société vietnamienne d’aujourd’hui. Avec pour héros un être non héroïque, instable, solitaire, dominé par le doute, inlassablement tiraillé entre ses différentes facettes, Le Chagrin de la guerre fait preuve de modernité. Non seulement Kiên, mais la plupart des personnages du roman portent en eux un Moi énigmatique. La femme aimée de Kiên, à qui Bao Ninh donne son véritable prénom Phuong [30] , est à la fois proche et mystérieuse, aussi inaccessible qu’une étrangère. Dans la vie de Phuong, de nombreux « espaces blancs » échappent à la connaissance de Kiên. « Leurs dix années de guerre » dont ils évitent tous deux de parler l’un à l’autre, contribuent à creuser la distance déjà infranchissable. Écrire signifie donc pour Kiên explorer cette figure mouvante : « Toutes les femmes qui envoûtaient ses écrits, finalement, n’étaient que des rêves d’elle » (p. 195). C’est pourquoi, si les écrivains évoquent toujours, d’une manière ou d’une autre, le Moi, le roman de Bao Ninh est le premier texte vietnamien à s’aventurer très loin dans l’univers intime, intérieur, psychique de l’homme, pour tenter de traduire ses pensées, ses désirs, ses frustrations, ses obsessions. Ainsi, le sujet qui est réapproprié n’est pas une figure universelle abstraite « re découverte », mais une figure à inventer, qui s’invente au fil de l’écriture.
Point de rencontre entre l’Histoire et l’homme, entre la tragédie collective et le drame personnel, Le Chagrin de la guerre est une exploration, non pas philosophique mais littéraire, du rapport qu’entretient le sujet à l’Histoire et à la mémoire. Au delà de cette impossibilité chez Kiên de l’oubli, de son difficile travail de deuil face aux manipulations de la mémoire collective, le roman de Bao Ninh dit combien il est nécessaire pour le Vietnam de trouver une « politique de la juste mémoire » [31].

P.-S.

Cet article est extrait de Doan Cam Thi, Écrire le Vietnam contemporain (2010) :






















Notes

[1Voir Hông Chuong, « Van hoc nghê thuât va nhiêm vu xây dung con nguoi moi Viêt Nam [La littérature et les arts face au devoir d’édification de l’homme nouveau au Vietnam] », dans Collectif, Mây vân dê li luân van hoc [Quelques questions de la théorie littéraire], Hanoi, Nha xuât ban Khoa hoc xa hôi, 1976, p. 305.

[2Ibidem, p. 306.

[3Ce roman a été publié pour la première fois à Hanoi en 1991 sous le titre "Nỗi
buồn chiến tranh". Traduit en français par Phan Huy Duong, il a paru aux
éditions Philippe Picquier en 1994 (en 1997 pour l’édition de poche). Toutes nos
citations renvoient à l’édition de poche.

[4Nguyên Khac Viên et Huu Ngoc, Littérature vietnamienne, Hanoi, Nha xuât ban Ngoai van, 1979, p. 140.

[5Nguyên Khac Viên et Huu Ngoc, Littérature vietnamienne, op. cit., p. 141.

[6Nguyên Khac Viên et Huu Ngoc, Littérature vietnamienne, op. cit., p. 164.

[7Nguyên Khac Viên et Huu Ngoc, Littérature vietnamienne, op. cit., p. 157.

[8Nguyên Khac Viên et Huu Ngoc, Littérature vietnamienne, op. cit., p. 872.

[9Dans son livre intitulé Les Fables du deuil (Paris, PUF, 2001) Carine Trévisan indique également qu’en France, la question qui préoccupe le plus la littérature consacrée à la Grande Guerre, est l’invention de formes d’écriture à la mesure de l’expérience : « Ce qui est désormais impossible, c’est d’écrire comme on le faisait avant cette guerre », écrit elle (p. 157). Carine Trévisan montre que le refus de la composition maîtrisée au profit d’un récit fragmentaire et lacunaire est la réponse de Drieu la Rochelle dans La Comédie de Charleroi, celle de Cendrars dans La Main coupée ou de Giono dans Le Grand Troupeau.

[10À ce sujet, voir l’article de Dô Duc Hiêu, « Nhung nhip manh cua tiêu thuyêt Thân phân tinh yêu » [Les rythmes du roman Le destin de l’amour], dans Dô Duc Hiêu, Dôi moi phê binh van hoc [Renouveau de la critique littéraire], Hanoi, Nha xuât ban Khoa hoc xa hôi, 1994.

[11Voir Dionys Mascolo, Autour d’un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Antelme, Paris, Maurice Nadeau, 1987.

[12Michel Butor, Répertoire II, Paris, Éditions de Minuit, 1964, p. 61.

[13Voir son recueil de nouvelles Trai bay chu lun [La Ferme des Sept nains], Hanoi, Nha xuât ban Ha Nôi, 1987.

[14Notre étude fait sienne la définition de l’autobiographie donnée par Philippe Lejeune : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Le Pacte Autobiographique, Paris, Le Seuil, 1975, p. 14). Nous tenons compte de la modification que Lejeune a opérée plus tard sur cette définition : dans son ouvrage Moi aussi (Le Seuil, 1986), il a précisé que celle ci pouvait exister aussi sous une forme poétique.

[15Ce texte, dont le titre en vietnamien est Chinh phu ngâm, a été traduit en français par Lê Van Chât (Hanoi, Nha xuât ban Ngoai van, 1963).

[16Nguyên Phu Phong, Questions de linguistique vietnamienne, Paris, EFEO (PEFEO, 180), 1995, p. 204.

[17Phan Thi Dac, Situation de la personne au Vietnam, Paris, Éditions du CNRS, 1966, p. 143.

[18Si les travaux consacrés à la confession dans le bouddhisme vietnamien font défaut, les études sinologiques peuvent apporter un éclairage sur la question : « À la différence de ce qu’elle est chez les chrétiens, la confession des bouddhistes paraît fort peu individuelle. Elle est pratiquée comme un rite, une cérémonie, même chez les moines. Le sentiment de culpabilité de l’individu n’y joue pas un grand rôle », écrit Kuo Li ying dans Confession et contrition dans le bouddhisme chinois du ve au xe siècle, Paris, EFEO (PEFEO, 170), 1994, p. 169.

[19Voir Bui Xuân Bao, Le Roman vietnamien contemporain. Tendances et évolution du roman vietnamien contemporain 1925 1945, Saigon, Tu sach Nhân van xa hôi, 1972.

[20Tô Tâm, roman écrit en 1925 par Hoang Ngoc Phach, qui utilise la forme épistolaire et la forme du journal intime à l’intérieur d’une fiction, fait partie de ces exceptions. Traduit du vietnamien par Michèle Sullivan et Emmanuel Lê Oc Mach, il a paru sous le titre Un cœur pur ? Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient », 2006.

[21Jean Rousset, Narcisse romancier, Paris, Paris, José Corti, 1972, p. 7.

[22Nho gi ghi nây [Au fil de l’écriture], Hanoi, Nha xuât ban Hôi nha van, 1998. Ce texte a été écrit vers 1970.

[23Cat bui chân ai [Poussières sous mes pieds], Hanoi, Nha xuât ban Hôi nha van, 1993 ; Hôi ky [Mémoires], Hanoi, Nha xuât ban Hôi nha van, 1997.

[24Thuong dê thi cuoi [C’est Dieu qui sourit], Hanoi, Nha xuât ban Hôi nha van, 2002.

[25Neveu du lettré dissident Cao Ba Quat (1809 1854), il écrit en prison le Tu tinh khuc [Mettre à nu mon cœur], poème en nôm de 608 vers où il s’adresse à la Cour pour exprimer ses sentiments tragiques et sincères.

[26Lettré révolutionnaire (1867 1940), il est auteur d’écrits de prison tels Nguc trung thu [Lettres de prison] et Niên biêu [Mémoires].

[27Cette pratique est assez courante au Vietnam. Elle existait aussi en France, notamment au xviiie siècle : Crébillon fils était à la fois auteur de romans licencieux (en particulier de La Nuit et le moment écrit en 1754) et censeur royal.

[28Jusqu’à sa mort en 1990, Robert Antelme n’a publié aucun autre livre.

[29Henri Godard, dans Le Roman modes d’emploi (Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2006), a montré que l’échec d’un livre de témoignage immédiat des camps comme celui de David Rousset, ancien déporté, Les Jours de notre mort, paru en 1947, est dû à la « technique » romanesque choisie par son auteur : « Appliquée à une réalité telle que celle des camps, sans que les intentions de l’auteur soient en cause, cette invisible substitution d’un univers à un autre a vite fait, au bout d’à peine quelques pages, de mettre mal à l’aise » (p. 213).

[30Hoang Au Phuong est le vrai nom de Bao Ninh.

[31Pour reprendre l’expression de Paul Ricœur. Voir aussi « La mémoire exercée : us et abus », deuxième chapitre de son ouvrage La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p. 67 111.

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