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Le Viêt Nam : une société unique ? 

jeudi 3 février 2011, par Nguyễn Thế Anh

Les bouleversements dans le domaine de la politique internationale, conditionnée de plus en plus par les considérations de la guerre froide, n’ont pas manqué d’influer sur les rapports du Viêt Nam avec son ancienne protectrice, avec les grandes puissances et avec ses voisins, tout autant que sur sa situation intérieure. L’émergence en 1949 de la Chine communiste étant apparue aux yeux des Etats-Unis comme une menace pour toute l’Asie du Sud-Est, la guerre entre la France et les Vietnamiens s’est transformée en un test de la résistance occidentale à la progression communiste. La partition du Viêt Nam le long du 17e parallèle s’étant ensuite institutionnalisée, le Sud Viêt-Nam est devenu la sentinelle avancée de la lutte anticommuniste. Consécutivement, l’Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est, constituée en 1954 à Manille, a consacré la division idéologique de l’Asie du Sud-Est en deux ensembles hostiles.
Ces événements ont eu de fortes incidences sur la perception même du Viêt Nam. En effet, dans le contexte de la guerre du Viêt Nam, l’attention s’est portée notamment sur la définition de l’identité vietnamienne, la question étant de savoir lequel des deux gouvernements, celui de Hanoi ou celui de Saigon, serait le plus fondé à représenter le vrai Viêt Nam. Autrement dit, il s’agit de spécifier les bases sur lesquelles doit être construit un Etat-nation moderne, sur une idéologie (plus précisément sur le communisme ou le capitalisme) ou sur une certaine conception de l’histoire et de la culture. Dans ces débats, l’histoire en particulier est devenue une discipline engagée, et les batailles d’historiens ont pris très tôt l’aspect de batailles politiques, la recherche historique étant conçue par les uns comme un moyen de mettre en accusation le colonialisme occidental, et par les autres comme une contribution à la défense de l’œuvre impériale accomplie. D’autre part, du fait de la mise en question de la voie politique suivant laquelle les mouvements de libération nationale étaient censés s’orienter, la dispute entre partisans et adversaires du socialisme s’est exacerbée autant que la controverse entre défenseurs et contradicteurs de la domination occidentale. La tendance est surtout à critiquer l’intrusion des politiques occidentales en Asie du Sud-Est, à mettre même en doute les principes fondamentaux sur lesquels reposent ces principes. Car, à beaucoup d’égards, le Viêt Nam représente alors pour les socialistes radicaux en Occident ce que l’Espagne représentait dans les années trente pour leurs prédécesseurs : tout comme l’Espagne, le Viêt Nam apparaît comme la scène sur laquelle s’est focalisée la lutte entre les forces révolutionnaires internationales et celles tenues pour « des résistances réactionnaires » [1]. Toutefois, la gauche occidentale s’est plus intéressée aux répercussions internationales de la révolution vietnamienne qu’au caractère interne de cette révolution : « elle était bien souvent préparée à fermer les yeux sur les aspects désagréables, staliniens de la révolution, pour concentrer son attention sur la contribution apportée par le Viêt Nam à l’élan révolutionnaire international. » [2] Pour les auteurs représentant cette gauche radicale, le Viêt Nam a pour ainsi dire joué un rôle catalyseur dans la confrontation entre le capitalisme international et le socialisme révolutionnaire. A leurs yeux, il prend une valeur symbolique [3]. Il en est résulté dans la communauté des chercheurs des clivages qui perdurent encore jusqu’à aujourd’hui, et qui font que certains continuent à ne pas reconnaître les gens qui ne partagent pas les mêmes idées politiques qu’eux-mêmes [4].
Par conséquent, trois thèmes ont très largement dominé les études historiques sur le Viêt Nam : le choc de l’établissement du régime colonial français qui a développé les mouvements anticolonialistes et nationaux ; la naissance du Parti communiste vietnamien et le déroulement de ce qu’on appelle la révolution vietnamienne ; le déploiement du conflit international après 1945 qui a culminé dans la guerre du Viêt Nam avec les suites que l’on connaît. Cette guerre a en outre soulevé des questions complexes relatives à la légitimité dans un pays divisé, au partage du pouvoir entre une élite urbaine occidentalisée et la population villageoise des campagnes, enfin aux bases politiques de la guérilla. Sur un plan général, on pense qu’elle se ramène à une lutte entre les divergences d’approche des problèmes de changement socio-politique, et on l’interprète comme une révolution [5], entendue dans le sens d’une série de bouleversements convulsifs et diffus, occasionnés par le choc de l’intervention étrangère et la quête de modèles de cohésion et d’organisation qui soient à la hauteur du passé de la civilisation vietnamienne. Et l’on imagine que la formulation d’une identité vietnamienne, par delà les siècles, entre pour une bonne part dans le processus explicatif de cette révolution. C’est pourquoi l’étude du nationalisme vietnamien a pris une importance particulière, notamment l’analyse historique de la réaction vietnamienne face à la conquête française.
On est loin toutefois de s’accorder sur la définition même du nationalisme. Certains soutiennent par exemple que le vrai nationalisme ne peut se manifester que sous la forme d’un mouvement de masse, mené par des dirigeants ayant une notion bien nette du concept de l’Etat-nation. Pour cette raison, ils contestent aux divers groupes anticolonialistes, même du début du XXe siècle, la qualification de nationalistes. D’autres arguent au contraire que les mouvements de résistance contre les Français de la fin du XIXe siècle étaient déjà de nature nationaliste, parce qu’ils participaient d’une conscience vietnamienne particulièrement bien développée. Mais on reconnaît de manière générale au Parti communiste vietnamien le mérite d’avoir fait du mouvement de libération nationale la forme dominante du combat révolutionnaire. Très tôt en effet, pense-t-on, les communistes vietnamiens ont appris à parler un langage aux références traditionnelles, afin de faire jouer le potentiel de mobilisation contenu dans la réaffirmation d’une identité nationale face à l’impérialisme et les conséquences destructrices de la colonisation [6]].
Cette thèse de l’identité nationale est étayée par les efforts faits pour démontrer que la réussite à vaincre d’abord les Français, ensuite les Américains, est due aux spécificités traditionnelles, notamment la relative homogénéité ethnique et linguistique, l’antiquité de la civilisation vietnamienne, et le souvenir glorieux de la lutte séculaire contre les envahisseurs du Nord. Une volonté de construction de schémas de cohésion et de permanence s’est ainsi affirmée, constamment préoccupée de prouver l’homogénéité et la cohérence de ce pays et de ses habitants, et tendant à présenter une histoire et une culture uniques, issues d’une seule origine et animées par une seule force motrice à travers le temps et l’espace. Il va sans dire que la thèse de la continuité présente aussi pour l’historiographie nationaliste vietnamienne l’avantage de relativiser l’importance historique des transformations majeures qui se sont produites pendant la période coloniale.
Une formule incantatoire est incessamment employée pour obvier à l’impression d’un pays profondément fragile et déchiré : « des passes montagneuses dans le Nord à la pointe de Cà-mâu dans le Sud, le Viêt Nam constitue un seul bloc unifié (một khối thống nhất) et, malgré les tentatives faites par les agresseurs étrangers au cours des siècles pour le détruire, ce bloc, unifié dans son langage, son territoire et sa culture, est permanent et immuable. » En d’autres termes, lorsque dans les années 1950 les tensions politiques s’amplifient à l’intérieur du Viêt Nam et parmi les Vietnamiens, et que la menace de la guerre civile se précise de plus en plus, la nécessité se fait sentir impérieusement de représenter le Viêt Nam essentiellement comme une société de tout temps harmonieuse et homogène.
L’historiographie vietnamienne moderne a ainsi érigé l’unité nationale en monument, en proclamant que « dans le langage, le territoire, l’économie et la culture, le Viêt Nam constitue un tout uni. » Il s’agit là, cependant, d’une mise en exergue d’un passage tiré d’un article rédigé par Staline en 1913 sur Le marxisme et la question nationale, et qui est toujours cité solennellement : « Une nation est une communauté de gens historiquement évoluée, stable, formée sur la base d’un langage, d’un territoire, d’une vie économique communs, et d’une constitution psychologique manifestée dans une culture commune. » [7] En réalité, Staline s’est étendu dans cet article sur l’idée de nation dans le but délibéré de la critiquer, puisqu’il identifie le nationalisme avec la contre-révolution, et condamne la confusion et la propagande mensongère que les nationalismes ne manquent pas d’entretenir. Il n’importe. A cause de sa valeur emblématique, les historiens de Hanoi font de cet article une lecture à contresens, de façon à ce qu’il devienne un texte fondamental dont ils attendent qu’il confère une autorité à leur vision de la nation et du nationalisme [8].
La proclamation de l’unité de la nation vietnamienne fait que la propension est à récuser en premier lieu l’hétérogénéité ethnique du pays. En dehors de l’ethnie việt majoritaire, le Viêt Nam compte, selon la classification officielle, 54 minorités, qu’on peut classer en cinq groupes linguistiques. A vrai dire, la présence de ces minorités gêne, dans un Etat qui fait de l’uniformité la règle, car elles sont différentes du reste de la population, et elles occupent des terres qu’on voudrait utiliser à d’autres fins [9]. L’ethnologue Georges Condominas a écrit à ce propos avec un certain euphémisme que, « transformant de fond en comble les structures de l’Etat, le mouvement révolutionnaire marxiste a également réaménagé le statut des minorités ethniques et leurs rapports avec la population majoritaire. Nombre de données exposées ici ou bien ont disparu, ou bien sont en voie de disparition. » [10]
Quoi qu’il en soit, si l’on admet la différence des minorités ethniques, c’est en même temps pour la marginaliser ou l’effacer. Une affirmation revient fréquemment, selon laquelle « abstraction faite des langues de nos frères mineurs, nous Vietnamiens parlons une seule langue du Nord au Sud. » Ou bien, si l’on distingue les dissemblances, c’est pour mieux se les approprier ensuite : certaines minorités ethniques sont étudiées beaucoup plus que d’autres, à cause de ce qu’elles peuvent révéler sur l’ethnie việt. Un grand intérêt est porté aux Mường, parce qu’ils semblent représenter une version de la société vietnamienne primitive, antérieure à l’occupation chinoise et la sinisation qui en résulta. On fait ressortir la similitude des traditions pour souligner la parenté étroite entre Vietnamiens et Mường. De même, les légendes Tày sont considérées comme susceptibles d’apporter des éclairages sur la préhistoire de l’ethnie việt. Bref, la tendance est à la récupération des minorités ethniques, à leur incorporation jusque dans les mythes fondateurs, pour prouver la rencontre et la symbiose de différentes composantes ethniques dans la fondation de l’Etat việt primitif [11]. Remontant à l’époque des rois légendaires Hùng, qui auraient régné de l’an 2879 avant notre ère à l’an 258 avant notre ère, et faisant appel à l’iconographie des tambours de bronze de Ðông-sơn, on insiste sur le fait que tous les habitants du Viêt Nam, qu’ils vivent dans les hauts plateaux ou dans les plaines, partagent une origine ancestrale commune [12].
On reconnaît certes qu’il existe des antagonismes entre l’ethnie việt et d’autres groupes ethniques. Mais c’est pour déclarer que ces antagonismes ont toujours été atténués par la tradition de résistance devant la menace de l’intervention étrangère : « La question des groupes ethniques est un problème politique avant de devenir un sujet de recherche scientifique. Dans notre pays, les peuples frères ont mené une existence commune pendant des siècles et ont construit ensemble une tradition d’unité, de solidarité et d’entraide, afin de vivre et se développer, d’établir un Etat et le défendre contre l’agression étrangère. » [13]
Il est hors de doute que, exposé aux exigences jamais abandonnées par les Chinois d’imposer leur suzeraineté, le Viêt Nam possède une tradition de résistance à l’intervention étrangère qui s’enracine loin dans le passé [14]. Mais ce qui constituait autrefois un problème historique a été dégagé du contexte historique lui donnant sa signification, pour être recomposé comme principe de déchiffrage du passé. Les tensions qui ont récemment menacé les relations sino-vietnamiennes sont un bon exemple pour montrer comment les dirigeants actuels de la République socialiste du Viêt-nam se sont érigés en continuateurs de la politique traditionnelle de résistance aux visées expansionnistes de la Chine, et comment ils sont allés puiser aux sources les justifications idéologiques avancées au service de la querelle qui les opposent aux dirigeants de Pékin. En fait, malgré le maintien d’une façade de solidarité jusqu’en 1975, des divergences d’intérêt ont fait leur apparition dès la fin des années 60, qui ont conduit Hanoi à mettre l’accent sur l’antagonisme historique entre le Viêt Nam et la Chine. Ce n’est donc pas par hasard qu’en 1968, au plus fort de la guerre du Viêt Nam, l’initiative fut prise de préciser l’image d’un Viêt Nam déjà constitué en nation avant d’être réduit à l’état d’une province chinoise pendant plus de dix siècles. L’Institut d’Archéologie de Hanoi fut alors chargé de mener à bien un plan d’études étalé sur trois ans et consistant à réunir et à coordonner la documentation sur la période mythique des rois Hùng. L’objectif était de faire la preuve de l’existence, dans le bassin du fleuve Rouge, longtemps avant l’occupation chinoise, d’une brillante civilisation qui n’avait pas cessé de se développer pendant tout l’Age du Bronze, et dont l’apogée se serait placée au premier millénaire avant notre ère, avec la culture dite de Ðông-sơn [15]. Il s’agit en effet de démontrer un Viêt Nam innovateur plutôt qu’imitateur dans la diffusion de la culture du Néolithique et de l’Age du Bronze. Outre qu’elle permet de répudier le préjugé colonial qui veut qu’un Viêt Nam médiocre et insignifiant ait toujours été submergé par une Chine aux multiples splendeurs, cette réinterprétation du passé apparaît comme la clé de voûte d’un effort complexe pour désengager complètement le Viêt Nam du cadre de l’Asie orientale et le reconceptualiser dans celui de l’Asie du Sud-Est. D’autre part, en mettant l’accent sur l’hétérogénéité ethnique de la Chine, en soulignant la persistance du régionalisme en Chine, et en attirant l’attention sur les liens historiques de la Chine du Sud avec l’Asie du Sud-Est, les historiens de Hanoi cherchent à réduire les dimensions en apparence monolithiques et à large prédominance han de la Chine, pour présenter de la sorte l’Empire du Milieu comme une réalité plus historique et moins transcendante.
Avec la dégradation des relations avec la Chine, il est évident que cette revendication d’une culture endogène, que les apports extérieurs sont venus plus tard enrichir sans pour autant la dépouiller de ses caractéristiques originelles, doit servir à étayer l’assertion d’une identité distincte, et à expliquer le refus séculaire, indomptable, du Viêt Nam d’être absorbé par son puissant voisin du Nord. Puis, après que la rupture a été bel et bien consommée, les officiels, faisant de moins en moins de différenciation entre la Chine communiste d’aujourd’hui et l’ancienne Chine impériale, se réfèrent au dessein historique de Pékin de dominer le Viêt Nam par tous les moyens, et voient dans l’affrontement des temps présents la continuation du combat que menèrent jadis les héros de la lutte nationale contre les envahisseurs du Nord.
En proclamant que les Vietnamiens sont obligés de combattre pour préserver la paix et protéger leur unité et leur indépendance, les historiens de Hanoi se donnent par conséquent pour tâche d’écrire une histoire de l’unité nationale qui doit s’étendre comme un tout homogène des origines légendaires à l’époque contemporaine. La réaction commune à la menace de l’intervention étrangère devient ainsi un concept significatif de l’historiographie vietnamienne, c’est elle qui permet d’unifier les Vietnamiens en une société unique [16]. Elle apparaît aussi comme un moyen pour aplanir et supprimer les divisions internes. A partir des années 50 surtout, après l’inachèvement de la Révolution d’août et l’ambiguïté des accords de Genève, cette tradition de résistance contre l’agression étrangère offrait la possibilité d’une évaluation moins affligeante de ce qui était en train de prendre place dans le Sud, où une situation qualifiée de néo-colonial allait s’installer. Il fallait nier la présence de la République du Sud Viêt Nam, si l’on voulait mettre définitivement un terme à la domination coloniale française. Mais, en rejetant la responsabilité sur les agresseurs étrangers, les Américains après les Français, il paraît possible de minimiser l’étendue du désaccord entre Vietnamiens sur la conception de l’organisation socio-politique. Comme l’unité nationale ne peut être conçue en termes intrinsèques, elle ne peut alors être invoquée qu’en fonction de ce à quoi elle s’oppose : en extériorisant les désaccords, en rejetant toutes les tensions et contradictions en dehors du système, il semblerait possible d’imaginer un domaine unifié et homogène à l’intérieur.
C’est à ce niveau que la tradition de résistance vise ce qui pose problème dans l’évolution historique du Sud. Alors que les textes insistent sur une histoire nationale qui a toujours été ordonnée autour de l’autorité politique du Nord et de sa capitale Hanoi, l’histoire du Viêt Nam du XVIe au XXe siècle témoigne de la dégradation croissante de l’idéal d’une entité vietnamienne unique centrée sur Hanoi. Deux cents ans de développement autonome dans le Sud, aux XVIIe et XVIIIe siècles, ont complètement démantelé le système politique idéalisé fondé sur la cour impériale placée à Hanoi, sans compter qu’au XIXe siècle ce centre historique a été délaissé par la nouvelle dynastie des Nguyễn au profit de Huế. Surtout, après la défaite française à Ðiện-biên-phủ en 1954, Saigon et le Sud, au lieu de s’effondrer en tant que centre d’autorité politique rival, ont mis en cause encore plus vigoureusement la supériorité politique, économique et culturelle revendiquée par le Nord. Par suite, la plus grande partie de la production historique dans le Nord après 1954 constitue un déni pur et simple de ce qui a pu être réalisé dans le Sud [17]. Mais ce qui est plus important encore, c’est que cette production assume aussi une fonction normative : le passé tout comme le présent doivent être arrangés de manière à placer Hanoi au centre du processus historique. En particulier, le Nam-tiến, la marche vers le Sud, l’expansion territoriale en direction du Sud, processus ayant permis aux Vietnamiens de conquérir et d’annexer les terres des Cham et des Khmers, est devenu une catégorie significative de l’historiographie vietnamienne, et communément systématisé comme exprimant quelque chose d’inhérent à la nature vietnamienne, comme un mécanisme qui s’est opéré dans toute l’histoire vietnamienne à partir du Xe siècle, à partir du moment où les habitants du delta du fleuve Rouge eurent rejeté la domination chinoise. Cependant, ce processus s’est toujours inscrit dans la narration d’une histoire qui a son origine à Hanoi, et qui invariablement réduit la complexité de la formation du Sud à partir du front pionnier des zones frontières. Par là même, les différences régionales, qui sont réelles, sont en quelque sorte occultées, sinon escamotées.
Toutefois, ce concept d’histoire commune et continue ne laisse pas de se montrer comme quelque chose d’imaginé. En effet, à la lumière des faits historiques, il apparaît qu’il n’y a pas qu’une manière unique d’être Vietnamien, mais toute une variété de points de vue vietnamiens, selon les moments et les endroits considérés. Il existe ainsi des catégories différentes de Vietnamiens dont la conscience d’eux-mêmes et des autres dépend de leur propre lieu d’habitation et des échanges culturels qui y sont disponibles [18]. Les exemples de ces divergences d’appréciation n’ont pas manqué dans le passé. Ainsi, l’allégation faisant des Mạc, qui avaient occupé le trône impérial de 1527 à 1592, des usurpateurs était le point de vue surtout des gens de la région de Thanh-hóa, Nghệ-an, Hà-tĩnh, d’où étaient originaires les Lê écartés du pouvoir. L’affirmation selon laquelle Nguyễn Huệ/Quang-Trung avait unifié les populations vietnamiennes était principalement le point de vue des gens du Bình-định, le pays natal des Tây Sơn, alors que celle faisant de Nguyễn Ánh/Gia-Long l’unificateur du Viêt Nam était le point de vue des gens du Thuận-hóa/Quảng-nam en particulier, berceau de la dynastie des Nguyễn. Quant à l’attachement persistant de l’ancien Tonkin à la dynastie des Lê aux XVIIIe et XIXe siècles, il constituait pour cette région la seule façon de revendiquer une voix dans le concert politique de l’époque, vu l’impuissance à laquelle elle avait été réduite, en même temps que la vieille dynastie.
La notion d’histoire commune et continue, de ce fait, participe d’une histoire pour ainsi dire inventée ; elle se présente plutôt comme la résultante d’une volonté historisante, sinon d’un dessein d’endoctrinement. Or, il semble que, pour parvenir à construire des visions du passé plus représentatives de tous les peuples vietnamiens, il faut se garder du concept de centrisme culturel, qui ne peut être qu’une construction idéologique coercitive avec une intention politique évidente de détournement des faits historiques, pour ne pas dire de désinformation.

P.-S.

Publié dans : La désinformation. Pour une approche historique. Colloque de Montpellier, 18-20 novembre 1999. Textes réunis et présentés par Marcel Bénichou. Montpellier, Université Paul-Valéry, 2001, pp. 243-253 puis recueilli dans Parcours d’un historien du Viêt Nam. Recueil des articles écrits par Nguyên Thê Anh, Les Indes Savantes, 2008, 1026 p.

Image du logo : Régis Poulet.

Notes

[1Voir C. J. Christie, Internationalism and nationalism : Western socialism and the problem of Vietnam. University of Hull, Centre for South-East Asian Studies, Occasional Paper n° 3, 1982.

[2Ibid., p. 30.

[3Par exemple, spécialiste des questions politiques africaines s’intéressant tardivement aux études vietnamiennes, Thomas Hodgkin déclare écrire son ouvrage Vietnam : The revolutionary path (Londres, Macmillan, 1981) pour « ceux qui, surtout dans les pays du Tiers Monde, reconnaissent l’immense importance que représente la Révolution d’août 1945 pour l’histoire générale des mouvements de libération et pour la pratique révolutionnaire. » Il s’est donc donné pour objet d’examiner, au bénéfice « des jeunes radicaux intelligents du Tiers Monde », la tradition révolutionnaire du Viêt Nam à travers les « quatre mille ans de l’histoire vietnamienne » (p. vii).

[4Les vifs échanges de courrier électronique au cours de ce mois d’octobre 1999 entre certains membres du Vietnam Studies Group, association informelle de spécialistes pour la majorité établis aux Etats-Unis, à propos d’une part de la connotation péjorative selon certains du terme “Viet Cong”, et d’autre part de l’impropriété selon d’autres du terme “NLF – National Liberation Front”, qui ne rend pas compte de la nature communiste de la résistance au Sud Viêt Nam, en sont une illustration éloquente, trente ans encore après la fin de la guerre du Viêt Nam.

[5On oublie trop facilement que l’expression cách mạng utilisée pour traduire le concept occidental de révolution provient de la vieille expression classique chinoise de « changement de mandat » (geming) tirée de l’antique traité de divination Yijing (Livre des Mutations). Or, ce que les anciens auteurs chinois appellent mandat (ming) renvoie à la conception classique de la légitimité : le mandat, c’est au sens propre l’acte formel par lequel tout détenteur de pouvoir politique le reçoit de l’autorité légitime dont il dépend ; au sommet de la hiérarchie, c’est du Ciel que le souverain reçoit mandat d’exercer son autorité sur tous les hommes. Mais le souverain ne peut être considéré comme propriétaire de sa souveraineté : une fois que la vertu impériale d’une dynastie est tarie, le mandat céleste est transféré à une autre. Toutefois, c’est le peuple qui est seul juge du changement de mandat, car, selon la formule du Shujing (Livre des Documents historiques), « c’est par les yeux du peuple que le Ciel voit, c’est par les oreilles du peuple que le Ciel entend ». C’est donc lui qui exécute le changement de mandat, reprenant la disposition de la souveraineté en cas d’indignité du souverain. Se trouve de la sorte légitimée l’insurrection, appelée qiyi en chinois, khởi nghĩa en vietnamien, littéralement « levée (des armes) pour la justice » (cf. Léon Vandermeersch, « Le changement de mandat et la restauration de l’ordre cosmique », Etudes sinologiques. Paris, PUF, 1994, pp. 347-354).
Ces notions sous-tendent en fait la propagande du Parti communiste vietnamien ; elles entrent pour une bonne part dans l’explication du soin mis à exiger du dernier souverain des Nguyễn son abdication, une semaine après la « révolution » du 19 août 1945. Il n’en reste pas moins que cette révolution apparaît en réalité comme une simple prise de pouvoir dans le vide politique consécutif à la reddition du Japon, le 15 août (voir la présentation très exhaustive du déroulement des faits par David G. Marr, Vietnam 1945. The quest for power. Berkeley, University of California Press, 1997, xv-602 p.)

[6D’où l’insistance mise particulièrement sur l’acuité de la conscience nationale des masses paysannes, développée à partir de l’attachement pour le village, unité grégaire formée au cours de la lutte contre les calamités naturelles et les invasions étrangères, et qui joue dans l’histoire le rôle de cellule de base de la société rurale dans la nation vietnamienne [cf. Nguyễn Thế Anh, « L’engagement des masses rurales dans les mouvements politiques nationaux d’après l’historiographie de Hanoi (RDV-RSV) », Premier Symposium franco-soviétique sur l’Asie du Sud-Est, La réappropriation du patrimoine culturel dans le contexte du mouvement nationaliste et de la décolonisation en Asie du Sud-Est. Moscou, Académie des Sciences de l’URSS, Institut d’Orientalisme, 1989, pp. 241-266

[7Cité par Patricia Pelley, « The history of resistance and the resistance to history in post colonial constructions of the past”, Essays into Vietnamese Pasts, K. W. Taylor & J. K. Whitmore ed. Ithaca, Cornell University, 1995, p. 241. Voir : Xtalin, Vấn đề dân tộc và thuộc địa [La question de la nation et des colonies], Hanoi, NXB Sự Thật, 1962 ; Quôc Thuy, Vấn đề dân tộc [La question de la nation], Hanoi, Đại Chúng, 1946.

[8Au Japon, Motoo Furuta s’est fait l’interprète de cette vision dans sa thèse de doctorat Révolution et ethnicité. La quête par les communistes vietnamiens d’une nouvelle identité nationale en corrélation avec les autres groupes ethniques en Indochine (en japonais : Betonamu kyōsanshugisha no minzoku seisakushi – Kakumei to esunishiti. Tokyo, Otsuki Shoten, 1991). Pour cet auteur, la politique ethnique des communistes vietnamiens, qui ne s’est conformée à aucun modèle prédéterminé de nationalisme, a été menée dans le sens d’un effort constant pour transformer le caractère national dans le processus révolutionnaire.

[9En réalité, la politique gouvernementale visant à mener les ethnies vers le socialisme conduit inexorablement à la perte de leur personnalité, puisque les anciennes organisations sociales doivent s’effacer devant le pouvoir populaire et le parti, et que les systèmes fonciers traditionnels sont remplacés par un système coopératif. Le régime demeure du reste extrêmement vigilant vis-à-vis de ses minorités : tout groupe ethnique qui se permettrait de résister à l’autorité centrale est déclaré d’office ennemi de l’intérieur. Le gouvernement a eu cependant quelque peine à venir à bout de la guérilla menée par le FULRO (Front unifié de lutte des races opprimées), qui a commencé en 1964 à combattre le régime de Saigon pour l’autonomie des hauts plateaux du Sud, et qui poursuit entre 1975 et 1990 sa résistance contre l’absorption du territoire des montagnards et les efforts faits pour les sédentariser (voir Nguyễn Thế Anh, « Le Viêtnam », Initiation à la Péninsule indochinoise. Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 116-117).

[10G. Condominas, « Ethnologie », Viêt Nam. L’histoire, la terre, les hommes. Paris, L’Harmattan, 1989, p. 44.

[11Cf. Patricia Pelley, « ‘Barbarians’ and ‘Younger Brothers’ : The remaking of race in postcolonial Viêt Nam », Journal of Southeast Asian Studies, 29, 2 (sept. 1998), pp. 374-391.

[12Voir, à titre d’exemple : Vǎn Tân, Nguyễn Linh, Lê Vǎn Lan, Nguyễn Ðổng Chi, Hoàng Hưng, Thời đại Hùng Vương. Lịch sử – Kinh tế – Chính trị – Vǎn hóa – Xã hội [L’époque des rois Hùng. Histoire, économie, politique, culture, société]. Hanoi, NXB Khoa Hoc Xã Hội, 1976.

[13Lê Van Hao, « Ethnological studies and researches in North Viet Nam », Ethnographical data. Hanoi, Vietnamese Studies n° 32, 1972, p. 10.

[14Sur la vision géopolitique des autorités vietnamiennes traditionnelles, voir notre avant-propos, in : Le Ðai Viêt et ses voisins. Paris, L’Harmattan, 1990, pp. i-v.

[15Voir Hùng vương dựng nước [Les rois Hùng bâtisseurs de la nation]. Hanoi, NXB Khoa Học Xã Hội, 1970-1974, 4 volumes.

[16Dans cette histoire conçue tout d’abord comme celle d’une construction et d’une émancipation nationales, le XIXe siècle qui débute, écrit Hugues Tertrais, “par un affrontement sans merci entre Tay Son et Nguyen, permet plus encore d’évaluer le poids des représentations politiques dans l’approche du passé. Les Tay Son et Nguyen Hue, synonymes de révolte, d’unification nationale, de résistance aussi, car ils ont également refoulé les Chinois du Nord ; Gia Long et les Nguyen, synonymes d’oppression et de compromission avec l’étranger : après 1945, il était difficile d’échapper à la tentation d’un pareil raccourci, alors que se posaient à nouveau des problèmes d’unification et de légitimité, et que Ho Chi Minh, le leader du mouvement insurrectionnel, se heurtait à Bao Dai, le dernier des Nguyen.” (« Un état des recherches sur l’histoire du Vietnam », Vingtième Siècle, oct.-déc. 1993, p.109).

[17C’est principalement la raison pour laquelle l’établissement et le développement du pouvoir de la dernière dynastie royale à Huê ont été délaissés jusqu’à très récemment par les auteurs de Hanoi (cf. Nguyễn Thế Anh, « Historical research in Vietnam : a tentative survey », Journal of Southeast Asian Studies, vol. 26, n° 1, mars 1995, pp. 121-132).

[18Voir Keith W. Taylor, « Regional conflicts among the Viêt peoples between the 13th and 19th centuries », in : Guerre et paix en Asie du Sud-Est, Nguyễn Thế Anh & Alain Forest ed. Paris, L’Harmattan, 1998, pp. 109-133.

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