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Elégie du Mal Jaune 

A propos de « l’Empire du Milieu du Sud » un film de Jacques Perrin et Eric Deroo

lundi 31 janvier 2011, par Henri Copin (Date de rédaction antérieure : 22 décembre 2010).

Ce mal, jadis, était bien connu. Prenez des Européens, transportés en Indochine, jurant bien vite qu’on ne les y reprendrait plus. Le climat éprouvant, les maladies, l’étrangeté des gens et des mœurs, tout (ou presque) les rebutait. Ils aspiraient au retour dans la mère patrie. Et puis, sitôt revenus, ou peu après, une étrange langueur, une nostalgie, un attachement insidieux les ramenaient vers cette Asie entrevue. Ils étaient désormais victimes d’un envoûtement puissant que l’on nomma, faute de mieux, le Mal Jaune. Pas vraiment grave, à peu près incurable, et difficile à analyser, comme un philtre d’amour.
C’est de cela que parle Jacques Perrin lorsqu’il présente le film réalisé avec l’historien et cinéaste Eric Deroo, L’Empire du Milieu du Sud. Jacques Perrin fut-il atteint de ce mal, contracté lors d’un tournage en 1965 ? C’était La 317ème section, film de Pierre Schoendoerffer où il incarne un jeune sous-lieutenant juste sorti de Saint-Cyr, chargé d’évacuer sa section supplétive à travers 150 kilomètres de jungle, au lendemain de Dien Bien Phu. On peut le penser, en l’écoutant définir la genèse de ce nouveau film qui vient de paraître sur nos écrans. Son envoûtement indochinois date de cette époque déjà lointaine. Et au delà, il déclare encore : « Ce n’est pas simplement un film sur le Vietnam que nous avons voulu faire mais un film sur les raisons qui conduisent les sociétés à s’engager en proclamant : « plus jamais ça, plus jamais la guerre ».
Alors, après avoir visité « toutes les cinémathèques du monde », dix années durant, exhumé des documents de toute sorte, souvent inédits, toujours magnifiques, bénéficié de l’appui de l’ECPAD, les auteurs ont voulu trouver, entre ces images, des enchaînements souples et sensibles, par des sons, des impressions, des touches successives. Ils ont voulu rendre compte de leur Vietnam, de leur Indochine, non par l’Histoire ou le document, mais par les émotions surgies du pays, des sensations liées aux êtres, au milieu et aux éléments. L’eau, la pluie, le bruit de la mousson, des fleuves, des villes, le feu, la terre. La trace des hommes et des femmes : des pas dans la boue des rizières, des regards, des élans. Jusqu’au but final de leur quête, l’émotion partagée d’un chant d’amour, teinté d’admiration et de tragique.
Refusant le film documentaire comme le film historique pour atteindre la part d’inconscient qui se cache sous le témoignage ou le récit, les auteurs ont aussi tissé un texte fait d‘extraits d’une grande diversité, littéraires ou pas, anciens et modernes, Vietnamiens, Français, Américains. Dit par la voix de Jacques Perrin, sans transitions ni références, il se déploie dans les échos qui surgissent entre les extraits, et dans leur relation singulière avec les images et la musique. On sait qu’une image, un son, prennent sens dans le langage qui les accompagne, et qui peut leur donner des significations différentes. C’est bien ce qui se passe dans ce film étrange, où chaque instant voit surgir de nouvelles relations entre les images, les textes et les sons, et aussi avec le spectateur, et ses propres résonances.
Car c’est en fin de compte chaque spectateur qui construit ici son film, dont les repères sont constamment brouillés en transformation fluide. Après un point de départ mythique, la légende de la création du Vietnam sur des images des montagnes de la frontière de Chine, le spectateur perçoit, mêlées, des références géographiques, historiques, poétiques et parfois prophétiques, belles et obscures : « Sur les monts et les fleuves du Sud règne l’empereur du Sud. Ainsi en a décidé à jamais le Céleste Livre. Comment vous, les barbares, osez-vous envahir notre sol ? ». Les textes de la poésie ancienne du Vietnam s’entrecroisent avec des témoignages de soldats, des données chiffrées, des souvenirs de lieux, de batailles et des désastres, des images de célébrations impériales ou de manifestations populaires. Et parfois des mots terribles : « A Seattle, il y a Boeing. A Détroit, il y a General Motors, Ford, Chrysler. A Charlotte, il y a du tissu. A Denver, il y a du blé. A Baton Rouge, il y a Esso. A Washington, il y a un président. A Eureka, il y a des séquoias géants. A Nam Dinh, il n’y a plus rien. »
Il faut donc accepter de se laisser porter par ce poème d’un genre nouveau, qui peut faire penser aux grands classiques de la tradition vietnamienne, la Complainte du Guerrier ou le Kim Van Kieu, voire le Chagrin de la Guerre de Bao Ninh qui fournit l’une des dernières citations. Celui qui voudrait se raccrocher à telle ou telle référence historique n’y trouverait pas son compte. Les utopies, les conflits, les affrontements sont traités de façon allusive. La présence ancienne du redoutable grand frère chinois ne se lit qu’en creux. Le contexte international est ignoré. Les présences française et américaine se succèdent, obstacles fugaces sur le chemin de l’inexorable Nam Tien, la descente vers le Sud, qui s’achève en 1975 avec la chute de Saigon. A peine un repère apparaît-il, il s’efface. Pour ces raisons, beaucoup ne trouveront pas leur compte dans ce film au genre inclassable. Ils le rejetteront même peut-être avec colère.
Mais pour les mêmes raisons, d’autres sauront gré aux auteurs d’avoir osé dire leur vérité sous une forme poétique, intuitive, émotionnelle, non rationnelle, porteuse de contradictions, fonctionnant par ellipses, métaphores, analogies et connotations. Car comment dire mieux les élans contradictoires d’un attachement complexe qu’en acceptant de chanter, au sein de cet opéra tragique, et la grandeur d’un peuple toujours survivant, et les sombres troubles des guerres soutenues contre ceux qui l’aimèrent tant qu’ils faillirent l’étouffer ?


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