La Revue des Ressources
Accueil > Idées > Controverses > Le Temps de la Révolte

Le Temps de la Révolte 

— une défense de « L’Homme révolté » d’Albert Camus

mardi 5 janvier 2010, par Georges Bataille

En décembre 1951 et en janvier 1952, Georges Bataille publia dans la revue Critique, qu’il dirigeait, une défense de L’Homme révolté d’Albert Camus qui venait de paraître et que André Breton et surtout Jean-Paul Sartre avaient vivement attaqué. C’est l’occasion pour Bataille de montrer non seulement que Breton et Camus ne sont nullement inconciliables,
mais que tous les trois peuvent se rejoindre sur de certains points.

Même de l’attaque dont L’Homme révolté vient d’être l’objet, il ressort — c’est l’aveu de l’auteur de l’attaque, André Breton — qu’il s’agit d’un livre capital. Il faudrait être aveugle ou de mauvaise foi pour le nier. 
Albert Camus a voulu saisir dans sa cohérence ce mouvement excessif et précipité qui a fait des siècles récents une suite de destructions et de créations renversantes, où il n’est plus rien dont la face n’ait été brusquement renouvelée. La chose est bien certaine : ces siècles ne ressemblent guère à ceux qui les précédèrent et, dans les convulsions qui les traversent, le sort de l’humanité se joue entièrement ; c’est pourquoi il importe tant de bien savoir ce que signifie la fièvre, ou plutôt le délire qui nous anime, c’est pourquoi il fallait enfin éclairer dans ses angles cachés et sa profondeur un problème réduit en principe à la vue de surface.

1. L’ère de la révolte

Dès l’abord il y a une raison majeure de nous en prendre avec quelque angoisse (avec un désir de connaître exigeant) au problème de la révolte. L’immense période qui précéda fut au contraire celle de la soumission : une suite de soumissions et d’esclavages, tantôt subis à contrecœur, tantôt acceptés de plein gré. Si longtemps le principe de tout jugement fut une référence à l’autorité. Mais c’est bien, de nos jours, un mouvement contraire de révolte qui donne à la voix sa force convaincante ; il n’est plus rien qui suscite le respect, l’amitié ou la contagion qui n’ait en quelque mesure un sens de refus. Un mot, conformisme, à lui seul, et les réactions qu’il entraîne exposent assez bien le changement survenu. Mais, si nous voyons qu’il est conforme aux nouveaux principes d’être révolté, nous ne pouvons pas toujours donner nos raisons. Il n’est pas seulement étrange que des croyants réagissent eux-mêmes à l’accusation de conformisme ; d’où vient une rage si générale d’occuper dans chaque domaine la position de la révolte ? Nous n’avons de cesse, en quelque situation, que nous n’ayons renversé les conditions mêmes de l’activité, de la sensibilité ou de la pensée. Comme si nous voulions, par un acte de violence, nous arracher de l’ornière qui nous liait, et (l’absurdité de cette image répond seule à ce mouvement) nous saisissant nous-mêmes par les cheveux, nous tirer et sauter dans un monde jamais vu.
Pour un certain nombre d’esprits, il est vrai que la révolte se réduit à des aspects plus rationnels. Une expression était donnée contre laquelle l’opprimé devait s’insurger. Mais point n’est besoin de récuser ce point de vue pour en convenir : dès le XVIIIe siècle il est certain qu’une fois nié le principe de son humble soumission, perdue l’autorité divine qui donne un sens à nos limites, — l’homme tendit à ne plus reconnaître rien qui s’opposât en droit à son désir.
Ce n’est pas seulement la condition de l’homme économiquement asservi qui fut l’occasion d’exprimer la révolte. C’est en général que les valeurs dominantes du passé ont été niées. L’esprit de refus s’étendit si bien que, de Sade à Nietzsche, en un siècle, il n’est pas de dérèglement, pas de renversement, que l’esprit humain n’ait portés rigoureusement à leur terme. La révolte des opprimés eut sans doute, historiquement, le plus d’effet. Mais les raz de marée du langage — si le langage est bien, comme on le doit penser, une clé de l’homme — ne sont pas indignes d’intérêt. Ils sont sans précédents et ils coïncidèrent avec des changements historiques qui n’avaient pas de précédents non plus. Aussi bien devons-nous prêter l’attention la plus grande, si maintenant Albert Camus envisage hardiment l’unité et la cohérence de ces mouvements.

2. Un discours sur la révolte fondamental

Il est vrai que cette cohérence, le surréalisme, le premier sans doute, a tenté de la montrer. Mais le surréalisme se borna à de fortes affirmations. À la mesure des possibilités et des besoins de l’intelligence, cela pourrait sembler insignifiant. En même temps, le surréalisme tendit à définir une position morale qui réponde à ce double mouvement de la révolte. Il a de la sorte esquissé — vaguement — ce qu’aujourd’hui Albert Camus s’efforce de préciser. Pour Albert Camus, comme pour le surréalisme, il s’agit de trouver dans la révolte un mouvement fondamental où l’homme assume pleinement son destin. Si l’on veut comprendre un livre profond, il faut le rattacher à l’état d’esprit qu’il prolonge et auquel il répond. Je ne dis pas qu’Albert Camus est surréaliste, mais le surréalisme fut l’expression la plus voyante — parfois la plus heureuse — de cet état d’esprit élémentaire. Il peut donc être légitime de parler de L’Homme révolté à partir de l’attaque dont il est l’objet de la part d’André Breton.

Je devrai d’abord en dire ce qui s’impose, qu’elle est paradoxale (Breton dirait en son langage, tout en excès : « insoutenable sous tous les rapports »). Quiconque de sang-froid et sans parti pris lit attentivement, les textes auxquels elles se réfèrent en main, les allégations de l’auteur de « Nadja » [1], est saisi d’une disproportion désarmante entre les griefs et les conséquences tirées. Cela surprend d’autant qu’une amitié ouverte précéda l’éclat : « j’ai fait longtemps, lisons-nous, toute [2] « confiance à Albert Camus. Si vous vous souvenez, au meeting Pleyel de décembre 1948 j’ai tenu à lui rendre un hommage personnel, disant qu’au lendemain de la Libération sa voix m’était parvenue comme la plus claire et la plus juste... » Mais nous sommes dans le monde du tout ou rien : entre-temps, Camus a parlé de Lautréamont qu’apparemment il a lu sans le long frisson qui, chaque fois, traverse Breton (qui d’ailleurs me traverse moi-même). II s’agit donc d’un élément sacré qu’Albert Camus ne ressent pas comme tel. Ce que dit exactement Camus de Lautréamont n’est en cause qu’en apparence. Mais le disant il n’a pas le ton qui convient au mystère que ne livrent pas les Poésies. Je ne pense pas que le passage incriminé tienne suffisamment compte du caractère démesuré, « forcené », provocant, de ce texte « conformiste » ; imagine-t-on un personnage soucieux de conformisme que les Poésies satisferaient ? Il n’empêche que la dialectique de Camus, tirée de l’opposition des Poésies aux Chants de Maldoror, expose (sans l’épuiser) un mouvement de l’esprit de Lautréamont qui touche à l’essentiel de la révolte. La « révolte poétique » — qui appelle l’outrance, la « méchanceté théorique » et toutes sortes de dérèglements — est rejetée vers la banalité : il me semble que l’expérience de la poésie, dans la mesure où l’excès de la révolte la porte à l’extrême degré de la négation, devrait confirmer l’identité, en ce point, de Maldoror et des Poésies : d’un parfait dérèglement et de l’observance scrupuleuse (il est vrai dérisoire, il est vrai ambiguë) de la règle. Sans doute, Albert Camus n’a pas, à propos de Lautréamont, tiré d’autres conséquences de cette identité que l’explication du passage allant du surréalisme au communisme stalinien (l’explication n’est pas mauvaise, mais fallait-il la lier à l’insaisissable glissement des Poésies ?), mais le mouvement du livre tout entier va dans le même sens : l’esprit qu’a soulevé la révolte sans frein éprouve l’absurdité (l’inviabilité) de son attitude, mais il y découvre une vérité inattendue : l’existence générale d’un bien qui vaut la peine de la révolte, « quelque chose... qui demande qu’on y prenne garde ». « Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face » et s’il parle — plus simplement, s’il a une conduite humaine, non animale —, il lui faut dire et concevoir ce qui justifie son attitude, et qui vaut qu’il affronte la mort. Mais cet élément inviolable, souverain, qui ne peut être subordonné, soumis, sans se nier et dépérir, le mouvement même de la révolte signifie que le révolté le possède en commun avec quiconque se révolte avec lui. Dans le mouvement de la révolte première, l’esprit, prenant conscience en exprimant sa position, en parlant, appréhende ce bien valable pour tous qui vaut que l’homme, généralement, s’insurge s’il lui est porté atteinte. Camus en vient à dire : « Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le « cogito » - dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur, Je me révolte, donc nous sommes [3] » Ainsi la révolte, s’en prît-elle à la morale — dans la mesure où la morale devient la base de l’ordre établi —, n’en est pas moins, dès le premier moment, engagée dans une voie morale. Bien plus, son mouvement dégage seul une valeur dépassant l’intérêt vulgaire : ce bien plus précieux que l’avantage ou la condition favorable de la vie, qui même excède la vie, dont il est distinct, puisque, la vie, nous sommes prêts à la perdre pour le sauver.
Entre cette vue, en un sens géniale, et l’état d’esprit surréaliste, il est difficile d’éviter le rapprochement. La différence tient au mode orageux et balbutiant, parfois même chargé d’un fracas peu intelligible, auquel, volontairement, l’expression surréaliste s’est tenue.
L’analyse à froid succède au délire de la fièvre : elle n’en a pas l’aveugle véhémence, mais elle sort de cette façon de l’embarras évident de Breton cherchant à fonder sa morale en dépit de son intolérance du passé. Elle sort aussi de ce domaine à part où Breton voulut édifier un monde qui lui appartienne en propre. Pouvons-nous oublier l’incompréhension purement brutale du Manifeste du surréalisme jugeant l’œuvre de Dostoïevski d’une manière autrement légère que Camus les Poésies ? Breton a l’habitude depuis toujours de remplacer par l’assurance et le déplacement, parfois subtil, de la question un développement rigoureux de la pensée : ce qu’il dit avec une puissance sans contrôle touche la sensibilité ou les passions. Cette impuissance désinvolte lui valut, en même temps qu’une large audience, le peu de sens et la fragilité des adhésions qu’il a trouvées. Mais elle a principalement commandé le caractère incomplet du monde où il veut enfermer l’existence de l’homme. Le plus gênant est le refus qu’il oppose à une méthode plus correcte. Il ne veut pas voir que les jugements fondés sur la force du sentiment ont peu de chance de convaincre, ou plutôt tiennent du hasard un pouvoir convaincant des plus vagues. Le monde présent manque, au dernier degré, de rigueur, de lucidité simple et surtout de largeur de vue : chacun se cantonne dans le monde restreint qu’il aperçoit d’un point de vue jamais changé. Si André Breton ne ressentait un malaise si grand dès l’instant où sont dérangés les effets de perspective éblouissants — mais trop rares, trop difficiles à composer — qu’il ordonne autour de lui, s’il ne manquait pas d’imagination, mais parfaitement, dès qu’on le sort de ses merveilleux domaines, il aurait apprécié les trésors que le livre de Camus lui apportait. Il aurait tenu pour rien une divergence, même profonde, dans la manière de juger les Poésies. Mais il n’a pas d’imagination, pas même une simple curiosité, s’il s’agit des choses ordinaires. Au temps où il admirait Lénine sans réserve, il est probable qu’il n’a jamais pensé au haussement d’épaules que ce dernier, sans nul doute, aurait opposé à la frénésie de Maldoror. (Peut- être même Breton en est-il encore à contester une évidence si incontestable...) Aujourd’hui, la pensée d’Albert Camus tient le plus grand compte de Lautréamont, sans doute avec beaucoup de prudence : nous sommes loin de la vision plus pénétrante, mais souvent aveuglante de la fièvre. La lecture de Lautréamont n’a donné à Camus qu’un assez tiède sentiment d’admiration. Il répond à la première attaque de Breton : « Littérairement..., je confesse que je place Guerre et Paix infiniment au-dessus des Chants de Maldoror [4] » Mais Breton ne veut pas voir que la divergence multipliée, vertigineuse, est inhérente à la condition humaine, et qu’il est nécessaire de le bien voir si l’on veut réserver l’espoir de ne pas donner de la voix pour les sourds. Il a le tort assez étrange d’impliquer dans son attitude qu’en dehors d’un petit nombre d’hommes qui lui ressemblent — ou de ceux qui prêtent à la confusion — il n’y a dans le monde qu’une ignoble tricherie humaine. C’est la seule réponse — implicite — qu’il sait donner au fait qu’on lui ressemble si rarement. C’est aussi le seul sens — non moins implicite — de la phrase où il parle, à propos du texte incriminé de Camus, de faux témoignage [5]. Faux témoin ! cela signifie tout bonnement : il ne voit pas ce que je vois.
Un autre se dirait sans plus : je ne pourrais d’aucune façon souscrire à ce jugement sommaire, mais si l’auteur se trompe, et risque de tromper autrui, si je suis, dans le cas présent, sûr qu’il a tort, je dois néanmoins chercher les raisons qui font parler ainsi un homme que je crois honnête, auquel au surplus je faisais « toute confiance ». À moins d’avoir d’autres raisons, qu’il nous tait. Breton aurait dû d’autant plus être prudent qu’il a fait récemment suivre de repentirs la dernière édition de ses Manifestes, dont le second contenait telles attaques personnelles entre temps devenues regrettables. Si Breton avait su dominer le mouvement de passion qui lui fait tenir pour une preuve de vulgarité morale l’insensibilité à l’œuvre de Lautréamont, il aurait au contraire aperçu qu’avec Camus, par une coïncidence des intentions et des réactions premières, l’expérience surréaliste rencontrait le moyen de rendre claire et indiscutable l’exigence profonde à laquelle elle avait répondu. L’unité de la révolte poétique et de l’historique, qu’autrefois le surréalisme se donna pour tâche élémentaire de manifester, est avérée dans le fait qu’une révolte inconditionnelle est la base de l’éclatante révélation du bien et de son empire sur l’homme, la base en conséquence d’un mouvement de révolution qui postule la souveraineté de la justice.

3. Au royaume du malentendu

À ce point, je suis obligé de me mettre moi-même en cause. Il est paradoxal en effet que je doive, moi, montrer que ces « ennemis » sont d’accord et qu’une coïncidence dernière de leur opinion (dont une polémique saugrenue souligne en fait l’objectivité, la profondeur) donne à la vérité dominante d’une période sa plus ferme assise, En effet, ce curieux « accord » se fait contre une position que j’avais prise, dont parfois j’ai représenté les aspects dans cette revue, et dont j’énoncerai maintenant le principe, adapté aux termes du présent développement : l’opposition du bien identique au sacré et de la justice, qui relève, elle, du bien identique au profitable. 
Ainsi, montrant le tort qu’ont de se battre les parties opposées (dans une discorde à laquelle Breton seul donna son caractère venimeux), c’est surtout mon tort que j’avouerai. Et comme mon aveu et ses raisons permettent, selon moi, de préciser le sens de la position d’Albert Camus, j’ajouterai au rapprochement de l’expérience surréaliste et de L’Homme révolté, celui de l’expérience à mon sens commune à l’un et l’autre et de la mienne. 
Avant cela, cependant, je devrai rendre claire la simple vérité. Dans l’ensemble de cette histoire, il n’y a d’opposition qu’accidentelle. Je m’en prends à ce qui me semble une erreur d’André Breton. Mais de cette façon je ne suis son ennemi qu’en surface. J’ai eu plus d’une fois, après des difficultés vieilles de vingt ans, l’occasion d’exprimer mon accord avec la position surréaliste, au sens du moins qu’elle a pour moi j’ai même publiquement — dans une lettre ouverte à son rédacteur en chef — renoncé à mon intention de donner un article aux Temps modernes en raison de la désinvolture avec laquelle Sartre avait parlé des surréalistes dans cette revue [6]. Ceci n’importe guère : je le dis seulement voulant souligner le fait que, sur le plan de la pensée, je me suis plus souvent trouvé d’accord avec Breton qu’avec Camus. 
Il est plus important d’insister sur l’estime et l’intérêt que L’Homme révolté montre pour la personne de celui qui l’attaque aujourd’hui. Le long passage touchant le surréalisme ne saurait passer pour un accord de Camus. C’est une critique serrée qui, à mon sens, a le pouvoir de rendre compte. Peut-être manque-t-il à l’auteur l’information de ceux qui subirent au jour le jour les remous et les contrecoups du mouvement. Mais reprocherait-on de mal entendre et de ne pas aimer à celui qui écrit : « Un grand appel vers la vie absente s’arme d’un refus total du monde présent » ? Comme le dit assez superbement Breton : « Incapable de prendre mon parti du sort qui m’est fait, atteint dans ma conscience la plus haute par ce déni de justice, je me garde d’adapter mon existence aux conditions dérisoires ici-bas de toute existence. » 
L’esprit, selon Breton, ne peut trouver à se fixer ni dans la vie, ni au-delà. Le surréalisme veut répondre à cette inquiétude sans repos. Il est un « cri de l’esprit qui se retourne contre lui-même et est bien décidé à broyer désespérément ces entraves ». Il crie contre la mort et « la durée dérisoire » d’une condition précaire. Le surréalisme se place donc aux ordres de l’impatience. Il vit dans un certain état de fureur blessée : du même coup dans la rigueur et l’intransigeance fière, qui supposent une morale ». Et plus loin : « Dans la chiennerie de son temps, et ceci ne peut s’oublier, il est le seul à avoir parlé profondément de l’amour. L’amour est la morale en transes qui a servi de patrie à cet exil. » Certes, une mesure manque encore ici. Ni une politique, ni une religion, le surréalisme n’est peut-être qu’une impossible sagesse. Mais c’est la preuve même qu’il n’y a pas de sagesse confortable : « Nous voulons, nous aurons l’au-delà de nos jours » s’est écrié admirablement Breton. La nuit splendide où il se complaît, pendant que la raison, passée à l’action, fait déferler ses armées sur le monde, annonce peut-être en effet ces aurores qui n’ont pas encore lui, et les matinaux de René Char, poète de notre renaissance. » Aussi bien la phrase où Breton accusa, sans attendre d’avoir lu le livre entier, celui qui a si justement traduit, parce qu’il le connaît. le mouvement de sa révolte, de se ranger « du côté du pire conservatisme, du pire conformisme [7] » restera-t-elle comme un exemple stupéfiant de malentendu sans excuse.


4. Le dilemme de la révolte

L’histoire elle-même est peut-être — en tout cas, paraît bien être — un interminable malentendu. Néanmoins la fin du discours est de résoudre la difficulté que les hommes ont à s’entendre : considérée dans son rapport à l’ensemble du langage, à cette pensée développée, exhaustive et cohérente à laquelle aspire toute pensée isolée, une vue bornée n’a de sens que dans l’instant où elle se dément. (C’est pourquoi une pensée pleine de vie n’a de cesse qu’elle ne se soit elle-même enfin prise en défaut.) Il lui faut d’abord s’attacher aux malentendus, qui attirent et n’apportent pas seulement une promesse de résolution, mais ce pouvoir angoissant de faire la nuit, qui nous donne de la mort un sentiment opaque où elle s’abîme. 
Je veux si fortement me représenter ce qui est et que je dois vivre avec exactitude, et la représentation exacte des choses me paraît liée si étroitement à la possibilité de la communiquer dans l’accord manifeste des esprits, qu’à la seule pensée de ces désaccords violents séparant ceux qui peuvent s’entendre, il me semble odieux de poursuivre l’exercice, devenant dérisoire, de la réflexion et du langage. Le sens — et le sort — de la révolte sont en jeu. Nous pouvons sagement, comme on le fit dans les conciles, comme le font maintenant les congrès, chercher un accord que fonde une soumission préalable aux décisions de l’assemblée. Mais nous risquons, par l’absurde, de bien montrer que conciles et congrès ont raison : en ce qu’ils nous épargnent du moins les discordances de la révolte. Il semble souvent qu’il n’y ait, du côté des révoltés, que caprice, souveraineté de l’humeur instable, contradictions multipliées sans frein. En fait, de quoi soumettre indéfiniment la révolte à l’esprit de soumission ! Cette nécessité est inscrite dans la destinée de l’homme : l’esprit de soumission a l’efficace qui manque si bien à celui d’insoumission. Sa révolte laisse le révolté devant un dilemme qui le déprime : si elle est pure, intraitable, il renonce à l’exercice de tout pouvoir, il poussera l’impuissance au point de se nourrir des facilités du langage incontinent ; si elle pactise avec une recherche du pouvoir, elle lie par là même partie avec l’esprit de soumission. D’où l’opposition du littérateur et du politique, l’un révolté à cœur ouvert et l’autre réaliste.
Comment, d’une part, disjoindre le mouvement de la révolte et l’inclination contraire à forcer la volonté d’autrui ? Comment, d’autre part, éviter l’écueil d’une excitation verbale, d’une impuissante multiplicité d’opinions où le langage, que jamais plus ne mesure la réalité de l’action, s’emporte, s’exaspère et se vide ? Ce n’est pas seulement le problème d’Albert Camus, c’est celui de chaque homme aujourd’hui vivant la douleur de son temps, c’est enfin le problème premier de tout le présent.

5. La seule réponse au dilemme de la révolte est la mesure

C’est le mérite d’Albert Camus d’avoir le premier posé le problème en entier (comme c’est la chance, ou la malchance, d’André Breton d’en avoir éclairé malgré lui le côté pénible). Nous pouvons rejeter la solution efficace de la révolte tyrannique, d’un passage — révolutionnaire, au point d’accomplir, au sens où les astronomes l’entendent, un parfait mouvement de « révolution » — de la révolte des meilleurs à la soumission de tous. (Car les tyrans, dans la révolte tyrannique, sont eux-mêmes soumis à la tyrannie qu’ils exercent sur les autres.) Encore devons-nous savoir si la révolte refusant la tyrannie a d’autres voies que l’excitation et le verbalisme discordant. Ce n’est pas sûr, et s’il est vrai qu’Albert Camus apporte une solution dépassant la colère aveugle, la preuve reste à faire qu’elle nous donne le pouvoir de passer aux actes sans recourir au meurtre et à la tyrannie. Là-dessus, il faut dire que seul l’avenir peut authentiquement décider, mais nous pouvons chercher dès maintenant si cette solution échappe aux difficultés que nous avons dites (que le surréalisme est si loin d’avoir résolues qu’il n’a jamais si brutalement fait savoir qu’immuable, il était du côté de l’exigence exaspérée et du cri jeté pour rien) [8].
Camus ne dissimule pas son aversion pour la démesure, il l’affiche. Ouvertement, sa doctrine est celle du juste milieu. Il ne craint pas de heurter de front cet état d’esprit juvénile, qui condamne ce qui n’est pas tout d’une pièce, qui engage à se compromettre le plus entièrement qu’il se peut. Camus ne s’oppose pas à la pureté, mais au système, à la volonté d’absolu. 
Selon lui : « La mesure... nous apprend qu’il faut une part de réalisme à toute morale : la vertu toute pure est meurtrière, et qu’il faut une part de morale à tout réalisme : le cynisme est meurtrier. C’est pourquoi le verbiage humanitaire n’est pas plus fondé que la provocation cynique. L’homme enfin n’est pas entièrement coupable, il n’a pas commencé l’histoire, ni tout à fait innocent puisqu’il la continue. Ceux qui passent cette limite et affirment son innocence totale finissent dans la rage de la culpabilité définitive. La révolte nous met au contraire sur le chemin d’une culpabilité calculée. Son seul espoir, mais invincible, s’incarne à la limite dans des meurtriers innocents. »

6. Le premier mouvement de la révolte est la pleine démesure

On ne saurait trop louer un langage également éloigné de la phraséologie naïve et du réalisme rusé. Mais il est facile de répondre, et de miser avec Breton sur le prestige d’une incorrigible surdité : ...« une révolte dans laquelle on aurait introduit la "mesure" ? La révolte une fois vidée de son contenu passionnel, que voulez-vous qu’il en reste ? » [9]. Comme si l’on n’avait pas sous les yeux ce qui reste d’une révolte depuis trente ans réduite à la violence des mots. 
Nous voici de nouveau dans la nuit du malentendu, où Breton veut confondre un premier mouvement et les conséquences qu’il demande. De ce premier mouvement — passionnel — de la révolte, Breton a sans doute formulé les images les plus précises : même encore aujourd’hui, c’est la plus chargée de démesure qui a le mérite d’éclairer l’essentiel. Mais on pourrait généralement s’accorder sur ce point que la révolte, si son exigence nous conduit, finalement, à la mesure, est d’abord dans son mouvement démesurée. Aussi bien, devons-nous saisir, à partir de la démesure, la nécessité d’en venir à la mesure.
Il n’est peut-être pas de vérité que nous devions plus nécessairement — plus vite, mais aussi plus facilement — dépasser, que celle à laquelle Breton prêta la forme de celle phrase célèbre : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans celle foule, ventre à hauteur de canon. » 
J’entends bien qu’on ne peut vivre dans cette impasse. Mais je ne puis m’accorder aux réactions que la phrase a suscitées. Sur ce point, il faut dire que Breton a raison d’insister. Il est évident que, « dans (son) esprit, il est toujours allé de soi que l’auteur d’un tel acte serait lynché sur-le-champ » [10]. Il ajoute : « Il s’agissait — métaphysiquement parlant — d’un attentat savant contre l’homme, qui fût de nature à atteindre à la fois le « je » et l’ « autre », ce qui, pour peu qu’on y réfléchisse, n’est pas sans rapport avec l’attentat final de Jules Lequier contre « Dieu ». Je suis passé, j’en conviens — fugitivement, je précise — par le désespoir nihiliste. Ma consolation serait que j’y avais eu de grands prédécesseurs :

Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,

Mon esprit ! Tournons dans la morsure : Ah ! passez,

République de ce monde ! Des empereurs, 

Des régiments, des colons, des peuples, assez ! »

J’ai voulu citer le passage entier. Il a la vertu de saisir la révolte au moment de démesure où elle se déchaîne : le vertige ébloui et mortel dans lequel un homme s’arrache à la soumission imposée. Je ne m’éloigne pas de cette manière de la description d’Albert Camus, aux yeux duquel Rimbaud (sinon dans son œuvre, dans sa vie) « est le poète de la révolte, et le plus grand », — Rimbaud qui put donner « à la révolte le langage le plus étrangement juste qu’elle ait jamais reçu ». Je ne m’attarde pas à la distance que Breton laisse aujourd’hui entre lui et cette phrase, déjà vieille de quelque vingt ans. Ni à l’insistance d’Albert Camus, soucieux de placer la « révolte métaphysique » sur des voies clairement distinctes de celles du crime (de celles en particulier de la violence nazie). La phrase des « revolvers » n’a rien à voir avec la bestialité politique : même elle met en jeu, sans nul doute, les prestiges vertigineux du suicide. Au surplus, cette forme de révolte élémentaire a plus qu’une existence verbale : c’est l’amok des îles de la Malaisie, dont la pratique, traditionnelle n’était pas si rare. Las d’endurer la pesanteur du monde, un homme tout à coup voyait rouge : il se jetait alors à travers les rues et frappait d’un kriss ceux qu’il atteignait, au hasard, jusqu’au moment de succomber — à son tour — sous les coups d’une foule apeurée. Il est curieux qu’en un point du monde du moins, un geste si insensé ait répondu à la coutume ; qu’autant qu’il semble, il y ait pris valeur, moins de folie criminelle que d’acte sacré. C’est en vain que nous chercherions révolte plus entière. Rien n’a plus parfaitement répondu, quels que soient les fondements, simplement physiques, d’une manifestation si entière, à l’esprit de cette révolte métaphysique dont Albert Camus nous dit qu’elle est « le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière » ; qu’elle est « métaphysique parce qu’elle conteste les fins de l’homme et de la création ». 
Il n’est plus pour l’amok de malentendu ; ni pour ses victimes. 
Mais ceux qui le virent assoiffé de mort, qui survivent, et peut-être l’ont tué ? 
La foule européenne, peut-être plus pesamment asservie, succomberait à la rancune ; mais je puis me représenter une assistance plus fière et plus ouverte, qui ne serait pas sourde à cette protestation souveraine, dont elle a néanmoins dû se défendre. Elle saurait sans malentendu que l’amok voulut, le temps d’un éclair, nier ce qui le limitait, plutôt que d’accepter de survivre limité : elle s’inclinerait pour cette raison devant l’amok, dont la mort a le sens de la souveraineté authentique. 
Ma façon de voir est paradoxale et semble s’éloigner de celle de Camus, pour lequel le révolté se définit par te désir de voir en lui-même reconnue la valeur de la révolte. Mais avant cela, ne devons-nous pas considérer la révolte qui aveugle — et veut rester aveugle, dans la mort ?

7. La révolte, la souveraineté et le caractère criminel et rebelle de la royauté

Dans la première partie de cet article, j’ai dit mon intention de montrer non seulement l’accord essentiel de Breton et de Camus, mais une coïncidence de la position qui leur est commune avec celle que j’ai prise de mon côté. 
Il s’agit de fonder la valeur sur la révolte, et par là de donner une base à la loi traditionnelle, qui condamne le mensonge et nous demande la loyauté envers autrui. Bien entendu, la justice elle-même est impliquée dans la morale définie par cette valeur. Or ces mots : révolte, loyauté, justice, ne sont pas sans équivoque et je voudrais maintenant montrer que l’exigence fondamentale de cette morale est la souveraineté. Ainsi, la morale de la révolte, qui fonde comme on verra la justice, ne serait pas toutefois fondée sur elle : son fondement est la volonté d’être souverainement. 
Ceci ne ressort pas clairement, du moins d’emblée, du livre de Camus. Je dois reconnaître au surplus qu’en elle-même, la proposition n’est pas si claire. Je m’efforcerai maintenant, non seulement de la prouver, mais de lui donner une signification familière.
Si Camus parle du motif des sentiments de révolte, il est ambigu. Ce motif semble tout d’abord être l’injustice et la souffrance qui en résulta. Albert Camus ne semble nullement étranger à la pitié. Mais encore devons-nous savoir quelle souffrance est l’objet de cette pitié. Il dit bien : « La révolte naît du spectacle de la déraison devant une condition injuste et incompréhensible. » Mais il peut aussi bien dire : « ... La révolte est, dans l’homme, le refus d’être traité en chose. » « Traité en chose » signifie dans le vocabulaire de Kant : comme un moyen, non comme une fin. Positivement ce refus se traduit par une exigence : la révolte est dans l’homme la volonté d’être souverain (de relever de soi-même et de personne d’autre). 
Albert Camus n’est pas le seul à fonder sur une exigence de souveraineté le grand mouvement de revendication depuis deux siècles. Marx lui-même a fait de l’aliénation des prolétaires le principe de la lutte de classes. Mais souvent cet aspect fondamental est voilé. Souveraineté, autonomie de l’être, sont en principe des formules abstraites. On met d’ordinaire au premier plan des satisfactions plus concrètes. S’il est question de liberté, c’est en raison d’images familières qu’évoque aussitôt ce grand mot : la prison, la répression. Ce n’est pas que la souveraineté soit abstraite inévitablement, mais, dans la mesure où une représentation commune lui est liée, elle n’est pas populaire. La souveraineté est avant tout le fait de la divinité ou des rois. La « souveraineté du peuple » est encore un énoncé irréel ; c’est la souveraineté du peuple laborieux, asservi au travail, et la souveraineté se définit par le fait de n’être pas soumis ! le fait, avant tout, d’être là sans autre fin que d’exister ! Ce n’est pas contradictoire avec le travail à venir ou achevé, mais avec le travail actuel ou avec l’essence du travail, assumé dans la qualité laborieuse, dans la qualification de travailleur. Il faut le préciser : le travailleur est souverain sïl le veut, mais c’est dans la mesure où il pose ses outils à ses pieds. 
Allons plus loin.
Camus lui-même a laissé les choses dans l’ombre, tant il est vrai qu’elles sont lourdes et irrésolues. II me semble, et mon sentiment, sur ce point, est très fort, que sa pitié s’adresse d’abord à ceux qui se veulent souverains, et que brise ce qui demeure en eux d’irréductible. Je crois même que le mot pitié trahit la vigueur, je dirai la souveraineté, de ce mouvement, c’est de solidarité qu’il s’agit ; mais à ce dernier mot, trop vague, Camus préfère celui de complicité, qui lève le rideau sur la tragédie. La souveraineté est dans son essence coupable, on pourrait même dire en un sens que c’est la même chose que la culpabilité. Camus le sait bien qui rappelle le mot de Saint-Just : « Nul ne peut régner innocemment. » C’est ambigu si l’on entend régner au sens grossier de gouverner. Mais la souveraineté est dans le crime en ce que ses humeurs divines et majestueuses sont en elle, comme la révolte, au-delà des lois. « Saint-Just pose... en axiome que tout roi est rebelle... » La souveraineté n’est-elle pas le fait de celui qui aime mieux mourir, mettre du moins sa vie en jeu, plutôt que de subir le poids qui accable l’homme ? À l’extrême, ce poids n’est pas seulement la servitude ou la souffrance, mais la mort, et nous pouvons nous révolter comme Albert Camus contre la mort, mais qui ne voit qu’il y a d’abord dans la révolte une volonté propre de démesure et que l’on ne peut tirer de la souveraineté la mesure ? Ce fut même la misère de la souveraineté au sommet de vouloir dérober à la mort l’existence souveraine du roi : mais y eut-il là plus que la vaine contrepartie de cette vérité criante : « Tout roi, dit Camus, est coupable et par le fait qu’un homme se veut roi, le voilà voué à la mort ? ». De même, le révolté moderne est dans le crime : il tue, mais il convient d’être, à son tour, voué par son crime à la mort : il « accepte de mourir, de payer une vie par une vie ». Il y a humainement malédiction de toute souveraineté, de toute révolte. Qui n’est pas soumis doit payer, car il est coupable. Ces termes archaïques peuvent n’être pas derniers : jamais l’innocence de l’homme n’est vraiment, n’est définitivement perdue. Mais la vie souveraine, répondant au désir d’être elle-même une fin sans attendre, de n’être pas subordonnée, comme un moyen, à d’autres fins, exige de prendre sur soi la culpabilité et le paiement.

8. Le paiement de la culpabilité du roi

La culpabilité est la démesure, mais le paiement est le retour à la mesure. Il est vrai, le paiement n’est pas toujours le fait de la souveraineté, mais il lui est si bien lié que si l’on envisage les temps les plus anciens ou les formes arriérées, les mythes et les rites dans lesquels elle prend figure donnent la contre-partie des pouvoirs démesurés du souverain. Un homme peut incarner par ses prérogatives l’existence insoumise de l’homme, libérée du moins de ce poids qui accable la foule : le peuple peut avoir exigé cette levée en un point de la loi commune, et même, en quelque sorte, il cesserait d’être humain, en quelque sorte il succomberait sans cette levée sous le poids d’une misère et d’une soumission qui seraient sans limites, mais une malédiction fatale poursuit en contrepartie qui a reçu des prérogatives divines. Parfois cette malédiction est conjurée. Une infirmité mythique peut être associée à la royauté [11]. Ou la religion demande au roi de s’incliner aussi bas que le plus malheureux devant une puissance céleste écrasent généralement les humains. Parfois encore, un simulacre de sacrifice, ou un sacrifice frappant une victime de substitution le libèrent. Mais il arriva souvent que le roi dût payer ses privilèges divins de sa mise à mon rituelle, même à la rigueur que la royauté devint un redoutable fardeau. 
Au reste, la souveraineté se confondit le plus souvent avec le pouvoir militaire, qui selon les termes dont Hegel se servit dans le dialectique du maître — Herr — et de l’esclave - Knecht — appartient au maître, c’est-à-dire à celui qui paie de sa vie ses privilèges de maître (le Genuss, la jouissance, et le fait de lever, pour soi-même, tout le poids de la vie matérielle). (Pour Hegel, le maître et l’esclave choisirent leur sort : l’esclave préféra la subordination à la mort, et le maître, la mort à la subordination : mais faute de l’expérience que l’homme acquiert dans la servitude (essentiellement l’expérience du travail), le maître ne saurait parvenir au stade de l’homme achevé, qu’atteindra seul l’esclave révolté ; on devrait dire à mon sens que la souveraineté du maître — ou du roi — est une souveraineté inconséquente : qui ne paie que malgré elle et contradictoirement se sert de sa souveraineté comme d’une chose possédée par lui.)

9. La révolte et la mesure

D’ordinaire on ne voit dans la vie des grands et des rois que le crime (au sens du mot le plus grossier), à tout le moins l’abus, l’exploitation des faibles au profit d"intérêts particuliers. Par la violence, la noblesse et la royauté confisquaient à leur profit les fruits du travail des autres. Mais il est naturel de ne plus voir là qu’un détournement, et de méconnaître le sens initial du mouvement : le refus d’accepter comme une limite la condition commune des hommes. 
Il y a dans la souveraineté historique tout autre chose que ce refus, un sommeil plutôt, l’exploitation de la propriété acquise par la violence du refus. Il y a même, dans l’exercice de la royauté, quelque chose de contraire à ce refus qu’il est facile de mettre en valeur en représentant la situation, qui se trouva dans l’Inde, du roi proposé comme une victime, à l’occasion d’une fête, à un éventuel amok. L’amok qui tuait le roi lui succédait (à peu près comme ce roi du bois de Nemi, dont le meurtre en combat rituel est le point de départ du Rameau d’or de Frazer). Sinon, il était aussitôt massacré. Dans ce thème significatif se retrouve la situation animale, la souveraineté était le fait de celui qui a refusé la loi humaine, qui accable l’homme, qui le soumet. Celui qui règne après l’amok s’oppose à la course d’un nouvel amok, mais il ne s’y oppose qu’à demi : il s’offre à la rigueur à la mort, il admet le principe du paiement. Mais le souverain peut trahir entièrement la vérité de sa puissance, et ne plus rien garder de ses origines souveraines, de sa complicité originelle avec la violence. Dès lors, il passe dans l’autre camp. Il réduit la force et les prestiges dont il dispose à un moyen ; il se retire du jeu et gouverne, au lieu de régner. Il peut même gouverner, sans plus, au mieux de ses intérêts privés. Il n’a plus rien désormais de souverain (sinon le nom), rien qui dépasse, en tous les sens, une organisation des intérêts (une subordination de tous les instants à la sauvegarde calculée des intérêts). De la souveraineté, il n’est que la caricature. Sa présence n’a plus qu’une valeur : elle nous propose de rechercher une souveraineté authentique aux antipodes d’une institution méprisée.
Ces détours nous mènent assez loin des analyses d’Albert Camus. Pourtant la place apparaît maintenant préparée pour la succession indirecte que revendiquera l’« homme révolté ». 
L’« homme révolté » tient sa valeur de sa révolte, de son refus du poids qui accable et soumet les hommes. Il vit l’attention maintenue sur cette part irréductible de lui-même qui peut être brisée sans doute : mais qui, profondément, maintient en lui tant de violence, qu’il ne peut même envisager de la réduire et de s’incliner. Il ne peut plus que succomber ou trahir. La connaissance de ce simulacre de souveraineté devant laquelle l’histoire l’a placé le détourne dès l’abord des solutions animales, il se méfie de la course aveugle — ou de ces privilèges clinquants substitués à la sainteté de celui qui se voue. Il est dès l’abord à côté de ceux qui refusent la souveraineté établie et, à l’encontre de celle des souverains du passé, sa révolte est consciente d’elle-même, en lui-même et dans les autres. Cette part à jamais irréductible à la loi, qu’il tient d’une immensité de l’être en lui, que l’on ne peut traiter en moyen, qui est une fin, il sait qu’il peut la réserver en travaillant, en soumettant à la loi une autre part de lui-même, qui est réductible. Il ne peut plus se laisser prendre aux apparences qui montraient, d’un côté, des esclaves soumis au travail, et de l’autre, de superbes bêtes sauvages, trichant puisqu’elles s’abaissaient au calcul des revenus provenant du travail des autres. Il sait que cette part indomptable en lui existe en tous les autres, à moins qu’ils ne l’aient reniée. Le vieux système du monde où ceci n’était pas (ou n’était plus) sensible, où le mensonge régnait, est justement ce qu’il refuse, c’est l’objet même de sa révolte. Il n’est pas réellement opposé, du moins il ne l’est pas profondément, à ce qui transpirait de sacré, dans le vieux mensonge, et profondément sa protestation se fait contre la condition commune, contre l’inéluctable nécessité d’asservir en partie la vie de l’homme au travail. 
Mais cette protestation liée à ces mouvements démesurés qui soulèvent la vie humaine n’a plus lieu dans la démesure. L’« homme révolté » sait qu’il peut faire la part du travail, à condition de ne pas faire de toute sa vie un système de rouages subordonné aux exigences des travaux. Et c’est aussi l’effet de la mesure en lui de ne plus vouloir succéder au pouvoir qu’il abat. 
Il sait maintenant qu’à prendre la place de ceux qu’il a combattus, il hérite avant tout de leur démesure et détruit en lui ce qu’il a trouvé de plus grand, la « complicité des hommes entre eux ». Il perd d’un coup tout le bénéfice de la révolte, Il brise en lui — et chez ceux qu’il gouverne désormais — l’élan qui l’avait suscité. El il ne reste plus en lui ni dans ceux qui le suivent — d’accord ou malgré eux — que la démesure, traduite en tyrannie et en terreur.

10. Révolte, poésie, action

Je suis de cette façon revenu, partant de mes propres analyses, au mouvement essentiel de la pensée d’Albert Camus. Il me semble que le rapport introduit par moi entre ce mouvement et mes prémisses ne le déforme en rien et même l’explicite. Mais j’insiste sur ce point : ma propre pensée me semblait suspendue faute d’arriver à ce qui en est maintenant la conclusion tirée à la fin de ce livre généralement admirable dont j’ai voulu donner le sens profond.
Il est vrai : le point de départ de ces rapprochements, qui me semblent établir une coïncidence, peut encore être tenu pour contestable. On pourrait douter que la révolte de Camus puisse être confondue avec une exigence de souveraineté. 
Ce qui me semble de nature à passer outre est l’intérêt marqué par l’auteur, à l’encontre de tous les théoriciens politiques, pour les positions morales données dans la poésie, et, par-delà la poésie, dans la littérature. C’est que la poésie — et la littérature — de nos temps n’ont qu’un sens : l’obsession d’un élan souverain de notre vie. Et c’est bien la raison pour laquelle elles sont si constamment liées à la révolte. (Néanmoins la littérature et la poésie dont parle Camus n’ont le plus souvent rien à voir avec les efforts, touchants ou non, des écrivains « engagés ».) C’est de la négation des limites du monde réel qu’il s’agit, de ces limites qui entachent si souvent une souveraineté dont justement le sens est donné dans la poésie, une souveraineté qui est poésie. 
Bien entendu ceci achève de montrer que le motif de tout ce mouvement s’accorde continuellement à la recherche surréaliste, dont il va sans dire que sa démesure dépassa la littérature en ce qu’elle mit en jeu, bien avant les écrits, qui demeurent, la souveraineté de l’instant, qui est à lui seul sa fin. Mais pour autant la mesure n’a pas manqué à la révolte d’André Breton, qui a prévenu Camus dans cette volonté de justice (qui met fin aux excès — et aux tricheries — de la démesure initiale). Et de même, le surréalisme, d’abord séduit par les violences et la ruse d’une politique réaliste, s’en est vite éloigné lorsqu’il en connut les aspects démesurés. 
Ce qui isole néanmoins les surréalistes c’est leur éloignement de la conscience claire, qui est à la clé de l’attitude de Camus. Breton est capable de vues profondes, d’illuminations hasardées, mais il répugne à l’analyse, n’éprouve pas apparemment le besoin de s’élever à la vue d’ensemble. S’il s’en tient, à la fin, à un quiétisme de naufrage, qui parfois semble digne d’admiration, c’est dans l’ignorance où il est des voies d’eau qui l’éveilleraient au sentiment de la mort.
Sans doute, il est des esprits pour lesquels ces questions morales n’ont pas de portée. Et il est vrai, comme je l’ai dit, que nous ne pouvons être sûrs de trouver l’issue à partir de là. Camus s’en est remis à la solution de la mesure, et il glisse rapidement sur le sujet. Il manifeste néanmoins de l’optimisme et il a peut-être raison. L’essentiel ne serait-il pas de ne plus se laisser prendre aux facilités qui ont mené à d’inextricables situations ? Il me semble surtout qu’il serait temps de comprendre que l’homme révolté ne peut prétendre succéder à ceux qu’il combat, sans compromettre la valeur donnée dans la révolte. Pourquoi, s’il est vrai, comme tout l’indique, qu’il est toujours dans l’administration, ou la direction des choses (je ne dis pas la souveraineté), une volonté d’opprimer, ne pas maintenir en dehors de la direction une force de révolte qui en limiterait les pouvoirs ? Ce pourrait être le sens de l’action syndicale, en faveur de laquelle Camus se prononce dans ce livre capital. Personne ne saurait prétendre à l’avance qu’une volonté de mesure ne pourrait, dépassant l’excitation vide, « disjoindre le mouvement de la révolte et l’inclination contraire à forcer la volonté d’autrui ».

P.-S.

Publié dans Critique n° 55, décembre 1951, p. 1019-1027 et, à partir du 4. "Le dilemme de la révolte", n° 56, janvier 1952, p. 29-41.

Notes

[1« Dialogue entre André Breton et Aimé Patri » à propos de L’Homme révolté, d’Albert Camus, dans Arts, 16 novembre 1951.

[2Souligné par moi.

[3L’Homme révolté, p. 36. Le passage, et, en général, l’analyse dont je viens de faire état, se trouvent dans un chapitre portant à lui seul le titre « L’Homme révolté », qui avait paru à part sous le titre Remarque sur la révolte, dans L’Existence, collection « La Métaphysique », dirigée par Jean Grenier (Gallimard, 1945). Cette étude constitue en somme un « discours sur la méthode » de la révolte. J’en avais déjà parlé dans un article général sur Camus (Critique, juin-juillet 1947), mais sans avoir su, alors, en dégager toute la portée.

[4« Une lettre d’Albert Camus en réponse à André Breton », dans Arts, 19 octobre 1951. Cette première lettre était justifiée par Sucre jaune (Arts, 12 octobre), où Breton s’en prend à Camus à la suite de la publication en article, dans les Cahiers du Sud, du passage de L’Homme révolté concernant Lautréamont.

[5« Dialogue... » (Arts, 16 novembre), p. 1. Voici la phrase entière : « ... Je ne crois (pas) à la vertu finale d’une pensée qui s’appuie chemin faisant sur les interprétations arbitraires et ne recule pas, au besoin, devant le faux témoignage. »

[6Les pages des Temps modernes auxquelles je fais allusion sont reproduites dans Situations, II (Gallimard, 1945), p. 214-229, où l’auteur, entre autres, ajoute en note : (Breton) « se rend-il bien compte de la manœuvre dont il fait l’objet ? Pour l’éclairer, je lui révèlerai donc que M. Bataille, avant d’informer publiquement Merleau-Ponty qu’il nous retirait son article, l’avait avisé de ses intentions dans une conversation privée. Ce champion du surréalisme avait alors déclaré : « Je fais les plus grands reproches à Breton, mais il faut nous unir contre le communisme. » Voilà qui suffit. » Voici pour moi l’occasion de dire qu’un jour Merleau-Ponty me prévint de l’existence de cette note ; il ajouta : « Je ne me souviens plus très bien de ce que j’ai dit à Sartre, mais cela ne devait pas être exactement ce que vous m’avez dit et je suis sûr que Sartre n’a pas reproduit exactement ce que je lui ai dit ». Ce qui est dans l’ordre des choses, mais il l’est moins de reproduire un propos que l’on n’a pas personnellement entendu... Je n’avais aucun souvenir de ce que j’avais dit à Merleau-Ponty, mais je me rappelai dans sa précision la phrase, facile à retenir sans déformation, qui me rendait compte du fait que Sartre put me prêter un propos aussi loin de ma pensée. Celle-ci diffère peut-être de ce que j’ai réellement dit, mais je la connais bien, elle n’a pas changé : je pense que le texte de Sartre contenait des vérités qui déforment la vérité et que cette sommaire exécution renforçait la position communiste sur le plan de la littérature, à laquelle je ne m’accorde pas, et à laquelle je pensais que Sartre lui-même ne s’accorde pas. J’étais alors loin d’être seul à trouver l’attitude de Sartre pénible ; il ne s’agissait pas de manœuvre de ma part, mais d’un peu d’excitation extérieure, à laquelle je ne cèderais pas maintenant aussi vite. Sartre seul manœuvrait, me prêtant une phrase qui devait susciter contre moi la double hostilité de Breton et des communistes ! Mais le fait est : je me suis désintéressé de la question. Le passage de Sartre me venant sous les yeux, pour avoir voulu donner une référence, je crois bon malgré tout, plus de trois ans ayant passé, et l’occasion se présentant, de mettre finalement les choses au point.

[7Sucre jaune (Arts, 12 octobre 1951).

[8Toutefois, l’exigence ne va pas sans incohérence, sans relâchement : un petit nombre de personnes se souviennent de l’affaire Matta, de Matta exclu en raison d’un suicide qui suivit, sans d’ailleurs en être clairement l’effet, la rupture entre une femme et son mari. Nous touchons ici, mais indéniablement, le « pire conformisme », aux antipodes de la révolte.

[9« Dialogue entre André Breton et Aimé Patri. ».., dans Arts, 16 novembre 1951, p. 3

[10Ibid.

[11L’œuvre de Georges Dumézil montre la part dans l’imagination de l’Antiquité et du Moyen Âge, de l’idée du roi méhaigné, du roi infirme.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter