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Une disparition 

mardi 19 janvier 2010, par Thomas Vinau

Bernardin s’est levé sans plus de difficulté ce matin là. Il était habitué au rythme du travail depuis tellement longtemps qu’il ne s’en souvenait plus. Pour aller au bureau, il avait mis son costume gris clair sur un col roulé beige qui faisait ressortir ses yeux d’après la vendeuse qui l’avait convaincu de l’acheter.
Le matin, il n’avait pas grand chose à faire pour se préparer, puisqu’il faisait, grâce à une astucieuse organisation, pratiquement tout le soir. Il se lavait le soir, avant de dormir, il se rasait le soir, préparait ses vêtements et ses dossiers le soir, préparait son repas du midi le soir, si bien que chaque matin, après quelques années d’entraînement et à présent que son petit système était parfaitement au point, il n’avait plus besoin que de quelques minutes pour se préparer. Ses gestes étaient devenus automatiques, il n’avait pas besoin de se les énumérer, il n’avait plus à y penser, il les exécutait avec la même application sereinement placide que son travail de bureau.
Ce travail était d’ailleurs particulièrement aisé, sans difficulté théorique ou pratique et sans aucun intérêt, si bien qu’il avait appris également à l’exécuter sans y penser, à effectuer chacune de ses tâches quotidiennes sans encombrer le moins du monde sa paisible cervelle.
En arrivant au bureau ce matin là, il ne fit pas grand cas de l’indifférence du gardien qui semblait ne pas l’avoir vu. Il était en avance puisqu’il y avait eu particulièrement peu de monde sur la route, si bien que Bernardin fut un des premiers à se mettre au travail. Sans mesurer sa peine et avec la monotonie d’une machine, il tria les 680 dossiers du trimestre, sans sourciller, sans dire ni penser un seul mot. Dans la voiture, avant d’arriver, il avait écouté la radio et depuis, le même petit morceau de phrase absurde s’enroulait et se déroulait continuellement autour de ses pensées, comme une scansion magique. Mais ses lèvres ne bougeaient pas.
Le monde commença à affluer dans le bureau, chacun vaquant à ses occupations, chacun investi du devoir minuscule de faire ce pourquoi il était payé. Bernardin, occupé à ranger ses dossiers, ne leva pas la tête de son bureau et ne dit mot à
qui que ce soit jusqu’à avoir classé ses 680 dossiers. Là, vers onze heures trente du matin, il s’accorda une longue pause pipi puis annonça à son collègue voisin qu’il descendait manger quelque chose. Son collègue ne répondit pas, ne levant pas même les yeux et Bernardin, sans y porter attention, descendit d’un pas pressé à la cafétéria où il prenait tous les midis un repas frugal mais équilibré.
En croisant plusieurs personnes du service dans l’escalier, il osa un audible bonjour, auquel hélas personne ne prit le soin de répondre. Sans en être particulièrement
vexé, Bernardin poursuivit son chemin jusqu’au self-service de la cafétéria. Il choisit des carottes râpées et une escalope panée puis, son plateau repas entre les mains, alla s’asseoir à la première place libre qu’il avait pu trouver. Il avait choisi un coin de la table dans le coin de la pièce,juste en face d’un vieux monsieur à lunettes, chauve et gris, qu’il avait l’habitude de croiser chaque midi sans particulièrement le connaître.
Celui-ci ne s’interrompit pas le moins du monde et, sans lever la tête, continua son repas sans accorder le moindre regard d’intérêt à Bernardin qui venait de le gratifier d’un discret mais chaleureux “bon appétit”. Une fois son repas terminé et alors que Bernardin entamait à peine son escalope panée, le vieux monsieur s’étira dans le vide comme le ferait un chat après une grande gamelle de lait, il étendit les bras de l’autre côté de la table en poussant un discret gémissement de plaisir et en réprimant
un rot indélicat. Ses mains vinrent alors heurter la tête et l’épaule de Bernardin tout surpris d’être dérangé au milieu de ses mastications songeuses.
Le vieux monsieur leva alors la tête avec l’air de ne pas comprendre ce qui venait de se passer. On aurait pu croire qu’il venait à peine de se rendre compte que quelqu’un était en face de lui. Il approcha un oeil dubitatif de l’autre côté de la table, scrutant Bernardin, qui commençait à être gêné, puis essuya précautionneusement ses lunettes avant de recommencer à scruter bernardin à la manière d’un myope qui scruterait l’horizon. Au bout de quelques minutes d’observation silencieuse, le vieillard se redressa, perplexe, et commença à parler :

— Monsieur

— Oui monsieur, répondit Bernardin

— Vous êtes là ?

— Eh bien oui, répondit Bernardin sans comprendre

— Monsieur, qui que vous soyez, je n’ai qu’un conseil à vous donner, rentrez chez vous, changez immédiatement de vie car bientôt il sera trop tard... Absolument trop tard...

— Mais trop tard pour quoi, s’inquiéta Bernardin ?

— Mais pour vous, mon bon monsieur, pour vous !

— Pour moi...

— Absolument ! Encore quelques années, quelques jours, quelques heures même, à ce rythme et le processus sera irrémédiablement achevé !

— Le processus ?... De quoi parlez vous monsieur ?...

— Bien sur ! Le processus, répondit le vieillard en lui coupant la parole, regardez vous, monsieur. Rendez vous compte, vous en êtes presque à la moitié !

— Mais monsieur ! Quelle moitié, s’énerva Bernardin. De quoi me parlez vous ?

— Vous en êtes presque à la moitié, moi-même qui suis familier de ces choses je ne vous avais pas remarqué jusque là, bientôt il sera trop tard et vous aurez complètement...

— Complètement quoi ?

— Disparu, monsieur, disparu. Vous êtes en train de disparaître, de vous effacer minutieusement ! Au début on ne se rend compte de rien, c’est d’abord la tête et puis vient le corps et tout le reste suit rapidement. Vous n’êtes plus qu’une présence vide, quelqu’un dont on ne se souvient jamais, et puis le vide, et puis plus rien !
L’esprit c’est la matière, mon bon monsieur, la matière c’est de l’énergie organisée, videz vous en et vous deviendrez invisible... C’est ce qui, je le crains, est en train de vous arriver monsieur, je suis sûr qu’à présent vous pouvez à peine vous apercevoir dans une glace et bientôt plus rien...

— Plus rien ?...

— Non. Plus rien.

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