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Les choses 

jeudi 19 août 2010, par Yamilé Haraoui-Ghebalou (Date de rédaction antérieure : 3 février 2009).

Les choses n’avaient plus besoin d’elle.
Elle pouvait enfin s’enfuir, écouter un autre chant que celui de cet enfermement envahissant et feutré qui cernait sa vie. Elle avait cru pouvoir renoncer, fermer les yeux, jouir du bonheur des autres et le confondre avec le sien.
Mais le mal s’était déclaré à nouveau un matin, dans le silence ravagé et nu de la maison, au milieu des choses, toujours, et de leur oubli feint, dans la lente palpitation qu’elles entretenaient autour d’elle, tapies, prêtes à lui rappeler la poussière, l’ourlet jamais achevé, le plat raté, le linge non repassé. Les choses voulaient lui faire oublier la lumière et lui chanter jusqu’à la fin de ses jours la fausse tranquillité du dévouement et de la répétition.
Un accès de fièvre l’avait saisie ; assommée, elle avait commencé par fuir dans un impossible rangement de placards, tandis que les choses, alertées, s’étaient doucement mises à luire pour lui rappeler leur pacte secret : faire briller, astiquer, écouter, se taire, faire taire ces voix venues on ne savait d’où, qui avaient traversé les couloirs sombres ou lumineux de toutes ces années, pour se lever ici et maintenant.
Son cœur s’était emballé : sous le voile qui l’enveloppait, elle reconnaissait vaguement cette persistance, ce pépiement à demi assoupi, ce pincement continu qui inversait, elle le savait, le cours du sang dans ses veines. Elle se sentait mal, partagée entre une colère bien improbable et un malaise qui n’avait plus de nom car elle en avait oublié la teneur, la texture, cette brusque et indirecte désignation des blessures indolores mais profondes, que le silence avait fait là-bas, elle ne savait plus où.
Pour faire face, elle retourna vers la cuisine, ouvrit le placard : son regard passa rapidement sur les choses, les objets qu’elle aimait : des tasses ornées de roses anglaises pulpeuses et épaisses, des verres en cristal multicolores et pailletés, des cafetières d’un bleu profond, persan à son goût ; des assiettes précieuses ornées de paysages figés et flous, un monde de vaisselle sur lequel glissaient encore les caresses de ses mains et de ses yeux.
Les roses embaumaient et, dans l’oubli de la maison, avait poussé un jardin, au détour d’un placard et d’un évier de cuisine. Un soleil de verre s’était hissé le long des cristaux et vagabondait en mal de lumière qui l’aurait mieux dévoilé. Les paysages dévalaient hors de la porcelaine et venaient s’interposer entre le silence et le vacarme qui s’étaient levés en elle. Mais le pouvoir des choses, caché dans les armoires ou arboré sur les bibelots et les colliers de pacotille, se désagrégeant elle vit une sorte de fumée pâle recouvrir tous les objets, compagnons de son silence.
L’accès de tachycardie reprit alors, plus intense : elle sortit les foulards de transparence, quelques dentelles, deux ou trois mousselines perdues qui avaient, elles aussi, résisté aux années ; elle en fit le décompte, en admira la découpe et la lointaine destination féminine. Elle en refit la trame, gagnée par tant de finesse et de douceur et, lorsqu’elle en sortit, toute rosie par les nuances d’abricot et de saumon, retrouva le vieux murmure qui se glissait en elle sans jamais lui dire d’où il venait.
Le trouble la gagna plus intensément encore : elle entra dans la chambre des enfants : les choses y vivaient aussi, avec la même intensité que partout où elle les avait déposées. Fidèles au pacte d’oubli et d’insouciance, elles distillaient ce silence familier, elles ronronnaient tranquillement en montant les murs transparents de la mort apprivoisée.
Pourtant, l’éclat des yeux des enfants voyageait dans la pièce et charriait des rires comme des pierres fraîches et translucides ; elle sentait l’odeur de pain chaud et frais de sa petite fille, et celle d’herbe séchée de son fils. Leurs voix jouaient, croisées et tumultueuses, tandis que leurs images, abandonnées le matin avant de sortir, se donnaient la répartie, malicieuse ou amère. Ils vinrent à elle , main dans la main, lui redire les nuits, les jours, des pleins d’amour , des poupées d’ennui, des camions de violence, des puzzles de regrets et d’incertitude, des dînettes complices et des maux oubliés ; de ceux qui font grandir et vieillir même, quand il le faut.
Vite, vite, une farandole, un franc sourire, une berceuse et je m’endors, persuadée que jamais je ne me réveillerai et ne verrai ce visage, déformé par ces bouches ou ces voix ?…
L’accès reprend, plus violent, plus insulaire : elle avance et les choses disparaissent tandis que la nausée grandit. Toutes les fleurs de soie ou de vulgaire nylon tentent encore d’embaumer ces parfums de vinyle, de plastique. Elle en admire les plis, la disposition, les pistils dressés et les pétales faussement aériens ; elle hume en vain les effluves de cette familiarité maintenant délétère : elle les voit tomber en cendres et elle avance soudain dans la poussière et la fumée, vers la dernière pièce, toute de bleue tendue. Quand la fenêtre y est ouverte, elle a cru certains soirs, y naviguer sur une mer noire et amicale, dans le silence nocturne jeté sur la ville.
Ce lit a ressemblé, tour à tour, à un navire ou un tombeau dans lequel elle a cru gagner des terres extrêmes ou de simples vérités : vivre, aimer, rêver, mourir, attendre, redouter, espérer et se lever, quand le vent parle en entrant par la fenêtre. La chambre bleue dérive encore le long de toutes ces années, dans l’intensité des chuchotements qui l’habitent et y débordent continuellement comme les ronds nés d’une pierre dans l’eau ; elle cahote entre les malentendus et les mots tus, de ce qu’on nomme communément l’amour.
Dans cette chambre, les choses sont moins nombreuses, plus parcimonieusement disposées, plus absentes à elles-mêmes, comme noyées par cette eau qui pénètre certains soirs, et bat les flancs du lit. Elle se souvient y avoir mis les pieds, au sortir d’un cauchemar ou d’une parole blessante. Elle a marché, pour se taire, dans ces vaguelettes ténues, venues de la nuit, dans ces étés sauvages et tueurs. La dernière chambre, bleue et mouillée où elle refit tant de fois le dessin de ces lèvres en s’étonnant de la fragilité aérienne et charnelle de leur ourlet, en revenant sans cesse à cette gravure si fugace et si définitive. Ces lèvres avaient une voix impérieuse ou douce, une voix perdue comme toutes les autres dans la cohue des jours et des renoncements du soi-disant amour.
C’était un sentiment étrange, qui ne parlait pas, ne se disait pas, s’oubliait quelquefois au milieu des choses, dans le désordre passager des jours. En regardant le bleu glisser des tentures et gagner l’eau des dalles noires, elle se dit pourtant qu’il fallait qu’elle ne se taise plus, qu’elle écoute enfin ces voix, massées aux portes et aux fenêtres, embusquées dans les coins et sous les meubles, les voix des voix sans âge, mêlées aux chairs, aux eaux souterraines et nocturnes sur lesquelles elle avait tant glissé. Ces voix tellement courageuses qui connaissaient l’inutilité profonde de la conjugaison de l’amour, qui en fait n’existait pas : c’était une illusion très belle, elle en convenait, mais tellement stérile.
Depuis qu’elle avait saisi ces voix dans leur vol d’oiseau précaire, au-dessus des pièces de la maison, elle savait qu’elle allait leur faire raconter leur incertain voyage. Les choses avaient chassé les voix. Chacune d’elles s’était enfuie ou avait été enfermée dans ces objets qui empesaient le quotidien et l’empêchait de s’ouvrir, même par cette lucarne des rêves que les choses étaient censées préserver.
Le cœur battant à se rompre, elle passa ses mains dans les eaux noires et les ramena sur son front. Mille asphodèles tintèrent alors, tandis que la poussière venue des choses tournoyait en une tempête immobile. À vau-l’eau et pêle-mêle, les choses se liquéfiaient ou tombaient dans un gouffre ouvert à deux pas d’elle et battaient son sang, ces voix, bien plus que passagères, ici pérennes, ou ailleurs mais fixées à la sienne.
L’eau s’en vint, lapant la pierre et le monde organisé de l’appartement : de la télévision au placard de cuisine, la vague s’en fut, comme une bête furtive. Ce monde fut sien… Puis elle revint à elle car les voix des enfants jouaient des crécelles, renversaient de petites cascades rieuses, arrachaient aux livres de petites blagues, qu’elles colportaient alors d’une chambre à l’autre. Puis elles roulèrent en petites boules moussues et se pelotonnèrent contre elle.
Rires. Ils se levèrent et marchèrent jusqu’à un coin obscur de la chambre d’eaux : une table, des feuillets sur lesquels achevaient de se désagréger les formes des choses, ces paysages figés, ces roses panachées mais fausses, ces carafes impériales dont le bleu virait au gris. Les petites boules enfantines sautillèrent sur la table, égaillèrent leurs rires de paillettes sur les feuillets : on entendit alors dans un ressac tendre les voix enfermées sous le bois et les nappes de dentelle : « Saisis-moi, écris-moi, écris, …. »

Rangées les dentelles, les lingeries fraîches, les vaisselles quotidiennes ou fines. Fraîcheur d’appartement et de ménage fait et refait. Long corridor du temps pris à la vie pour grimer et tromper, pour faire grandir et pour ouvrir les yeux.
Sur ces feuilles titubent des rires clairs, tandis que les pieds dans l’eau secrète de la pièce, elle fait courir ses doigts vers le stylo, derrière les feux follets moussus de ses amours.
Les choses se sont tues, mais ont gardé le secret de leur apparence : ancrer la maison dans la tranquille indigence de ceux qui apprennent à ne plus rêver.

P.-S.

Texte de Yamilé Haraoui-Ghebalou

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