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Septembre à Skopje / Usküb 

mercredi 11 février 2009, par Nicolas Boldych


Je suis arrivé à Skopje, République Macédoine, au mois de septembre, sans avoir aucune expérience de cette terre. J’étais dans un taxi avec d’autres Français, futurs lecteurs, comme moi, dans les lycées du pays. Nous ne savions pas vraiment où nous étions, mis à part que Skopje était la capitale d’un jeune pays, que cette ville avait jadis été détruite par un tremblement de terre, et qu’un siècle avant elle s’appelait encore Usküb et était ottomane.

Au début il y a eu de la poussière, des terrains vagues, un grand marché, un pont, puis la poussière a disparu et une ville, tout ce qu’il y a de plus moderne, est apparue.
600 000 habitants, des barres d’immeubles en plein centre ville ; on passe tour à tour devant des théâtres, des centres commerciaux, un bureau de poste, tous avant-gardistes. Il était difficile de s’attendre à tomber sur cette grande ville au cœur de béton en plein milieu des Balkans. La ville où j’arrive avec les autres lecteurs de français au mois de septembre, depuis le petit aéroport international de Petrovec, est en fait un curieux mélange de rigueur géométrique et de spontanéité orientale.
Nous suivons les lignes droites des immeubles antisismiques de l’architecte japonais Kenzo Tange, dans des avenues qui tracent leur sillon de goudron brûlant d’Est en Ouest, comme pour conjurer un désordre latent, comme une réponse à un danger venant non seulement de la terre toujours prête à s’ouvrir à nouveau, mais des Balkans eux-mêmes avec leur entrelacs de cultures, de langues, de peuples qui se mêlent tout en se combattant ; mosquées et églises orthodoxes, macédonien et albanais, alphabet latin et cyrillique, icônes et chants du muezzin, que l’on a entendus en pénétrant en ville depuis la rive droite du Vardar.

Nous sommes sortis du taxi. Après être passé au centre culturel de français, perdu dans une forêt d’immeubles, je peux commencer mon exploration en me frayant tout d’abord un passage parmi ces architectures corbusiennes qui semblent avoir été construites pour conjurer un tremblement ; un tremblement que l’on continue pourtant à sentir, parce que la vie à Skopje avec les taxis fonçant dans la poussière des rues, les vendeurs de CD piratés, les marchandages incessants et la foule de petits métiers doit être une survie, une improvisation quotidienne qui oblige à franchir certaines lignes, serpenter, onduler, forcer, fuir, imiter en somme les courbes marginalisées des ruelles du vieux Skopje qui a survécu au tremblement, sur la rive droite du fleuve Vardar.


Le commerce irrigue la ville, détermine la circulation, dicte le rythme de la marche. On ralentit en s’approchant des vendeurs de livres, CD ; la démarche des passants devient plus nonchalante quand ils passent à proximité des grands bars et pizzerias de la place Macédoine tandis qu’on court parfois sur les quais du Vardar. C’est vers les marchés que je vais, d’instinct, parce que c’est là que semble être le spectacle. Skopje est un bazar, au sens original du mot, c’est-à-dire un « marché ».
J’ai le temps de découvrir, visiter et pourtant je suis d’emblée happé par la frénésie d’une foule faisant son marché, je suis happé par le « bazar » skopjote, qui finalement est plus une organisation, qu’un désordre ; une organisation orientale, rhizomatique et spontanée.
Autre flux qui à la fois attire et régule, ordonne et donne un rythme à la foule : celui du fleuve Vardar, qui, parti du Nord de la Macédoine ne finit qu’en Grèce. Là les gens s’arrêtent, flânent en bandes, s’oublient aux terrasses des bars. Je bois mon premier verre de Skopsko, la bière nationale, sur une de ces terrasses nouvellement aménagées. En face de moi, de l’autre côté du fleuve il y a l’opéra de Tange, un embryon de modernité implanté dans le vieux Skopje. Quant à moi, je suis dans un bar moderne, à l’ombre du grand trgovski centar (centre commercial, littéralement) buvant une bière moderne parmi des gens qui le sont tout autant, et je songe qu’à cause du Vardar il y a en fait deux Skopje ; deux Skopje reliées par un pont, un pont de pierre que je regarde depuis la terrasse en repensant à la fois à l’histoire et à la géologie : la Skopje de béton et de fer et celle de pierres doivent leur cohabitation à l’événement à la fois destructeur et fondateur qu’est le grand tremblement de terre de 63 (seul un reste de gare en témoigne encore directement, à dessein).
Tandis que le nouveau Skopje se déploie sur la rive gauche où je suis encore ; le vieux Skopje, dormant et bruissant, est tapi sur la rive droite du Vardar autour du Kale (« forteresse », en turc et macédonien), avec sa mosquée ottomane, son caravansérail et ses hammams (depuis longtemps désaffectés).
Le pont de pierre (kameni most en macédonien) semble donc être là pour coller les deux morceaux, les deux parties de la ville qui vivent de manière plutôt autarcique, avec leur propre rythme, trépidant du côté moderne, plus lent du côté ancien, leurs propres bruits (circulation intense dans les avenues modernes, appels du muezzin, bruits des pas sur les pavés de l’autre côté) et même, jusqu’à un certain degré leurs propres langues : macédonien d’un côté, albanais et rom. La Skopje slavo-macédonienne d’un côté, et l’orientale Usküb de l’autre.

Je finis ma bière et me dirige vers le pont. Le pont est, tout comme la place Macédoine, en travaux, on le décape comme si on tentait de faire reluire cet ultime symbole d’unité. Les travaux n’empêchent pas les gens de passer ; parmi eux beaucoup de touristes, seule espèce insensible au marquage ethnique des territoires ; sur le pont que je traverse quelques roms mendient, vendent des tchador (qui ne sont pas des voiles mais des parapluies) et des mouchoirs, ou vivent tout simplement comme s’ils avaient trouvé un territoire neutre, placé entre deux mondes, un territoire utopique dont personne ne pourrait les chasser.

C’est la version orientale du commerce qui prévaut de l’autre côté du Vardar, à « Usküb » (le nom de Skopje en Turc), au pied du Kale, une autre conception du commerce qui contraste avec celle Trgosvki Centar, ce grand centre commercial qui sur trois étages de magasins formatés, propose ces pizzeria, cinéma, bars à cocktails aux néo-skopjotes.
Dans les rues aux vieilles maisons de pierres datant de l’époque ottomane s’alignent les magasins de chaussures, manteaux, tapis, et puis les salons de coiffure et les petits restaurants enfumés qui sentent la rakija (la vodka balkanique pour faire court), la viande grillée ; l’opulence de cette économie sans doute un peu grise déborde des magasins pour se répandre dans les rues. Imitant les Skopjotes je regarde, hésite, compare la marchandise ; et cela sur plusieurs centaines de mètres tortueux qui me donnent une idée de ce que pouvait être Usküb du temps de l’Empire ottoman, ou encore la Skopje de la Yougoslavie royale.

J’avance parmi les touristes français, allemands, américains, les soldats de la KAFOR, jusqu’au Bit Pazar ; pour cela je n’ai en fait qu’à suivre le Flux.
Au Bit Pazar on trouve tout ; baskets et jeux électroniques, outils et manteaux de fourrure, choux, pastèques ou graines de tournesol ; les gens cherchent dans la chaleur et la poussière ambiantes ; ils marchandent, fument, boivent, parlent sur fond de musique albanaise, serbe, macédonienne, bulgare, cette narodna (musique populaire) qui unit dans les mêmes rythmes ternaires, dans la même ronde, toutes les populations des Balkans.

Ce marché est de fait à l’image des Balkans tout entiers ; bigarré, chaotique, multiple, vivant, sans repos ; ce lieu de circulation et de mobilité extrêmes est peut-être à lui seul les Balkans qui sont peut-être avant tout une ronde.

Il suffit de regarder les plaques des voitures : Bulgarie, Serbie, Grèce, Turquie, pour prendre conscience de la « ronde » ; autant de conducteurs qui sont eux aussi intégrés à la ronde sans fin de la circulation balkanique.
Le Balkan n’existe peut–être que par la circulation, que par l’échange, légal ou illégal, la ronde qui est aussi une danse réelle, traditionnelle pour ne pas dire folklorique (kolo serbe, Xoro grec…)
.
Mais cette ronde est cependant assez fatigante, si bien que le jour suivant, un dimanche, je vais en dehors de la ville, sur le mont Vodno, moitié colline, moitié montagne.

Comme Sofia, avec sa Vitosha Planina la ville s’étend en effet au pied d’une colline qui est aussi son premier monument, rond, primitif, énorme, surtout depuis qu’une grande croix lumineuse toute de métal a été placée en son sommet. La composition géométrique de la croix latine semble un écho du maillage même de la ville où les grandes artères se coupent à angle droit sur plusieurs dizaines de kilomètres. C’est ma première promenade, hors de Skopje, parmi les joggers et les familles endimanchées. Du haut de cette colline, depuis le monastère Saint-Pantéléïmon Nerezi, un bijou d’architecture byzantine datant du treizième siècle, on a une vue imprenable sur la ville ; ma première vue d’ensemble de Skopje, lointaine mais toujours remuante, bruyante, brûlante. En bas il fait encore chaud, cela se voit, cela s’entend presque. C’est une chaleur symphonique qui ne vient pas seulement du soleil et de la terre mais aussi du fer, des pierres et du béton, des moteurs, et du fleuve, qui tous ensemble exhalent humidité, gaz, poussières : les trois « ingrédients » principaux de la chaleur skopjote.
C’est ma première impression de Skopje-Usküb : machines, soleil, poussière. L’union du moteur occidental et de la danse orientale.

P.-S.

Dessins de Bojan Angelov.
Né en 1979 à Krusevo, Bojan Angelov a fait des études aux Beaux Arts de Montpellier ce qui lui a permis de découvrir la culture undergournd française,notamment la bande dessinée ; il partage sa vie entre sa ville natale et la capitale Skopje où il collabore en tant qu’illustrateur à différentes revues.
S’exprimant surtout en noir et blanc son trait prend oscille entre calligraphie et gravure, sans oublier un goût pour le mouvement qui peut rappeler la bande dessinée.

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