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Rage against the machine 

jeudi 12 mai 2011, par Stéphanie Hochet


Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique.

Roland Barthes, Mythologies.

Encore deux heures de route. Il n’y aura aucun problème avant d’arriver à Lyon, une heure et demie de circulation fluide, au moins. Ce trajet maintes fois emprunté, je le connais par cœur, je conduirais les yeux fermés. Il fait beau, frais, comme j’aime, la route est dans un état excellent, lisse, sans surprise, et la journée vient à peine de commencer, on dirait une naissance.
L’odeur de la bête derrière moi. Elle n’a pas tant souffert, je ne suis ni un viandard, ni un sadique. Je l’ai recouverte d’une couverture, on dirait qu’elle dort. Le parfum du sang flotte dans la voiture, j’ai fini par m’habituer, je ne déteste pas l’âcreté du gibier, la fadeur de la chair rendue passive par la mort. Pendant tout un temps, j’ai privilégié la chasse aux bécasses, les cailles aussi ; l’affolement et les piaillements des oiseaux m’étaient devenus familiers, je connaissais par cœur la chronologie des réactions de ces animaux-là, et j’aimais leur chair, ma femme ne détestait pas non plus. Les oiseaux sont des proies passionnantes et des plats qui remportent toujours le succès. Inviter des amis, des voisins, leur servir l’animal préparé, ça plait toujours, l’oiseau. Mais le gibier, le vrai ça c’est une autre paire de manche, c’est arriver dans la cour des grands, le saint des saints, l’aristocratie de ce noble art. La biche par exemple, animal superbe, d’une finesse, frémissant comme un piano Steinway ou un stradivarius, le museau est un pétale de rose palpitant au vent, un instrument terriblement affuté, plus efficace que n’importe quelle quincaillerie de chasseur équipé. Contourner la méfiance de cette bête-là, voilà un beau défi pour quelqu’un qui aime la chasse. Passer de l’oiseau à la biche, c’est quitter l’adolescence pour arriver dans le monde des adultes. Ca m’a fait le même effet quand j’ai quitté ma mobylette pour ma première voiture.
J’aime le confort et la direction assistée de mon 4x4, je roule lentement à la campagne, vite en ville. Il est bon d’avoir l’impression d’entrer dans le paysage, de s’enfoncer dans la nature d’automne. Beaucoup de virages dans les parages. Durant l’un d’eux, la bête a cogné contre la portière, l’espace d’une seconde, j’ai eu l’impression qu’elle avait bougé, mais non, impossible. Quel est le poids d’un crâne de biche : 2 kilos ? Devenir chasseur c’est se poser toutes sortes de questions, taille, poids de la bête, et le choix des calibres et des cartouches, tout ça, c’est de la science, de la connaissance minimaliste. Un peu de mécanique aussi. Mon rêve aurait été la chasse au lion, les safaris, les sauvages, pas ceux qui sont prétextes à des photos panoramiques, les vraies chasses royales, réservées aux princes de sang, la traque de la bête égale à un dieu, la beauté de la mise à mort du fauve, les aubes glapissantes des savanes d’Afrique, les marches pensives qui mènent à l’échec, au danger ou à la gloire cynégétique, le grondement de la bête, gueule ouverte, et la perte de la notion du temps qui absorbe tout homme qui s’y perd pour y renaître dans des époques anciennes, car l’Afrique même actuelle est malgré tout ancienne, irrémédiablement primitive.
Arrivé dans la vallée, j’enclenche le GPS. J’en possède un modèle avec une voix intégrée qui me ravit parce qu’il me donne l’impression d’être accompagné d’une femme. Il est dix heures, à cette heure-là, à Lyon les étals des marchés obstruent les rues de plusieurs quartiers, j’ai toujours eu horreur des marchés, depuis que je suis petit. Quand j’étais gosse, c’était la balade dominicale, la balade de la semaine décidée par mon grand-père, ma petite main dans la sienne, on défilait entre les poissons et les primeurs. Quand j’y repense, je revis mon mal-être d’enfant. Je ne pourrai pas prendre la direction habituelle, il faudra changer de route et indiquer à la machine les quatre endroits à éviter. Je suis très attaché à la petite voix mécanique, j’en possédais un prototype au moment où on ne les avait pas encore commercialisées. Je préfère suivre les indications de la dame au plan amovible sur l’écran, car sa voix est douce. Jamais en colère. Toujours précise et patiente. Je lui fais plus confiance qu’à un copilote, je me sens en confiance avec elle, un peu coupable vis-à-vis de ma femme, mais cette culpabilité est agréable. Les robots sauveront-ils un jour l’humanité comme cette machine me sort souvent des mauvaises passes ? J’ai parlé tout haut et c’est comme si j’avais posé la question à l’animal mort à l’arrière. Parler à un cadavre, c’est stupide. Je pense à ma femme et l’envie me prend de lui téléphoner.
Je tente de lancer l’appel : pas de réseau. La faute aux montagnes autour. Je conduis plus vite, agacé, vaguement nerveux. Au bout de 10 minutes, je téléphone à mon assistant, Alain, mais décidément, la tonalité coupe au bout de la deuxième sonnerie. Je traverse un premier village. Tout compte fait, Alain peut attendre, il n’y a rien d’urgent, un simple dossier en suspend pour la vente d’une résidence (je travaille dans l’immobilier) si les employés ne peuvent pas patienter 24 heures, je deviens l’esclave de mes responsabilités. « Après le rond-point continuez tout droit sur 12 mètres puis tournez à gauche. »
Malgré mon inquiétude, je souris à la femme invisible cachée quelque part dans ma voiture. Blonde ou brune ? Elle me fait un peu penser à la créature qui présente la météo marine sur France inter : voix profonde, une particularité indéfinissable dans le grain, le charme. J’imagine quel casting a été nécessaire pour trouver le bon timbre. Ca me rappelle aussi l’expérience entreprise par des scientifiques japonais qui voulaient créer artificiellement la voix de La Joconde de Léonard de Vinci en se basant sur les mesures du visage, de la mâchoire de Mona Lisa. A priori, la dame du GPS m’évoquerait plutôt une brune, dans le genre de la fille qui annonce les programmes sur des chaines intello.
J’accélère. Je ne sais pas bien pourquoi j’ai ressenti le désir de lui adresser la parole, ça me paraissait une évidence, puisqu’elle m’interpellait. Je me suis mis à parler sans y penser.

— Allez, montre-moi où aller, dis-je presque égrillard.

— Tournez à gauche.

On a beau savoir que ce sont des paroles enregistrées, j’aime me laisser surprendre par ce qui ressemble à de la spontanéité. Je m’arrête devant le bar-tabac du village suivant. J’ai dû rêver (la fatigue, je me suis levé à 4 heures du matin) quand le GPS a articulé : « Vous revenez dans dix minutes  ». Je me dégourdis les jambes, et pousse la porte du commerce. Des visages de vieux à casquette se tournent vers moi. Ils ont l’air d’approuver ma tenue de chasseur. Dehors, j’allume une clope, m’étire. J’observe mon véhicule, et mon attention est attirée par l’animal posé sur la banquette arrière, je me sens étonnamment ivre. « Elle est magnifique », me dis-je. Je me réinstalle au volant.
Je m’amuse du ralentissez, nouvelle injonction de la machine. Les constructeurs n’ont-ils pas abusé des mises en garde ? Qu’importe, mon 4X4 me ressemble, il aime la vitesse, il aime dévorer le ruban de route, c’est un boulimique des voies rapide, un dieu dans l’Olympe goudronnée.
Beaucoup de choses sérieuses peuvent virer au jeu. Un exemple : la chasse. Dans les temps anciens, c’était une nécessité, aujourd’hui, c’est un loisir, un plaisir de privilégiés. La conversation avec cette machine a des similitudes avec mon goût pour la traque de l’animal, le GPS est-ce utile ou agréable ? De moins en moins utile et peut-être de plus en plus plaisant.

— Ralentissez, fait la machine. Vous avez dépassé de 20 Kilomètres heure la vitesse de circulation.

— Désolé madame, mais je ne vais pas en tenir compte, dis-je en accélérant.

— Vous avez dépassé de 20 Kilomètres heure la vitesse de circulation. Vous êtes en infraction.

— Bon Dieu, ces machines !

Ca ne m’empêchera pas de rouler comme j’aime, ni trop vite ni trop lentement, juste agréablement.

— Vous venez de passer sur votre droite le lieu où Pierre Duval a perdu la vie en 1997 dans un accident provoqué par la vitesse et l’alcool.

— Oui, mais moi, je n’ai pas bu !

Difficile de ne pas se sentir ridicule quand on converse avec du matériel informatique. Et inquiet. Pourquoi un GPS me communiquerait-il des informations morbides ? Pourquoi cette machine ne m’indique-t-elle pas simplement la meilleure route à suivre pour rentrer chez moi ?

— La fatigue peut causer des pertes d’attention aussi dangereuses que l’alcoolémie, ajoute le GPS.

Je sursaute :

— Qui vous a dit que j’étais fatigué ?

Cette fois-ci, elle ne répond pas. J’avais sous-évalué le nombre de renseignements en sa possession mais, n’exagérons rien, ce ne sont que des données enregistrées, une simple et bête machine. Je me sens pourtant vaguement mal à l’aise.
L’odeur de la dépouille emplit la voiture, j’ouvre la fenêtre. C’est à peine si l’air me soulage. Mes mains transpirent sur le volant, mon front est moite, mon corps traversé de frissons. J’ai attrapé le paludisme l’année dernière en Afrique. Ces poussées de fièvre sont des réminiscences du Niger. J’ai eu à une autre époque des hallucinations profondes, je me débattais dans des visions qui rappelaient les ensorcellements où l’on invoque les esprits dans certaines tribus, j’y revoyais quelques masques totémiques d’une beauté terrifiante sensés purger du diabolisme quiconque les regardait. Des masques africains violent encore parfois mon sommeil, je me réveille en nage. Ces crises se sont atténuées ces derniers temps. Je suis surpris de cette rechute et j’en rends en partie responsable la chair qui se décompose à l’arrière de mon véhicule.

— Au bout de 50 mètres, tournez à gauche et continuez tout droit.

— Très bien Madame, marmonné-je en essuyant une goute de sueur qui vient de se perdre dans mon sourcils comme un insecte dans des tentacules végétales.

— Votre température est de 39 degrés, vous êtes souffrant, il conviendrait de consulter un médecin.

Ai-je rêvé cette parole ? Il me semble que non. Je songe à la technologie, aux capteurs de température fixés sur le volant, à l’ingéniosité des fabricants. Transformer la machine en créature prévoyante, en femme fatale pleine d’attentions, quelle belle ambition. Et grâce à toute cette technologie, j’ai la joie de faire connaissance avec une inconnue.
J’observe le ruban de soleil qu’un nuage filtre et dirige sur le flanc d’une montagne. J’ai parfois envie de ne pas arriver, de continuer à rouler indéfiniment, de suivre la route des montagnes tel un rasoir le contour d’une mâchoire et de ne pas m’arrêter, comme si la destination finale était l’inverse des hauteurs, le lieu de naissance des élévations rocheuses, le pli caché au fond des enfers. J’ai parfois le désir de me perdre, de longer cette route qui mène à Lyon et en même temps, il me semble que la fin du voyage n’est pas celle que je souhaite, que j’aimerais partir beaucoup plus loin.

— Il est conseillé de refaire le plein d’essence à la prochaine station service qui se trouve à… 15 kilomètres.

J’ai pris l’habitude de parler seul dans ma voiture :

— Pourtant j’ai fait le plein il y a quelques jours.

— Votre conduite est la cause d’une surconsommation de carburant.

Cette fois, je retiens un commentaire et suis la consigne. A une dizaine de kilomètres se trouve un patelin assez peuplé avec à sa périphérie un centre commercial et une station service. Un adolescent dans un bleu de travail sur lequel est imprimée la marque de la station propose ses services. Il renifle et hoche la tête presque systématiquement. Une maladie de peau lui a criblé le visage et il n’a pas non plus la chance d’avoir de jolis traits : un nez trop petit, un peu écrasé, des yeux gris qui semblent chercher du réconfort par terre. Je laisse ce Casanova s’occuper du plein, du nettoyage du pare-brise et je me dégourdis un peu les jambes. J’entre dans la superette, achète quelques biscuits, commande un café et m’installe à une des petites tables en plastique près de la vitrine, vue sur le parking. Le gosse s’échine maintenant sur mon pare-brise avec un grand balai à éponge. Il a beau être grand pour son âge, à moins de monter sur le capot, personne ne peut accéder au haut du pare-brise. Au moment où il se retourne pour rincer son éponge dans un sceau, les phares de la voiture se mettent à clignoter deux ou trois fois. Ma main sur mon front, je comprends que je brûle. Pour autant, cette inflammation ne m’alarme pas, c’est loin d’être la première fois, je connais les symptômes de ces poussées de fièvres, c’est conjoncturel, il faut être patient, attendre que ça passe… Le jeune type a fait le tour de mon véhicule et marque un arrêt à la hauteur du coffre. Il l’a vue à travers la vitre teintée. Il observe la bête. J’avale la dernière bouchée du gâteau et je me lève.

— Vous venez du Pilat ? demande le gosse.

— Oui, je suis un habitué de la région, un connaisseur du crêt de la Perdrix.

— Mais c’est pas une perdrix que vous avez là, remarque le morveux avec un mouvement du menton en direction de ma biche.

— Une biche, marmonné-je. Une sacrée biche.

Je lui donne une pièce, j’ai hâte de me débarrasser de lui, de sa curiosité déplacée.

— Merci m’sieur, je ne mets pas votre parole en doute, je suis sûr que vous êtes un pro, je n’ai jamais dit autre chose, moi aussi je pratique, à mon niveau bien sûr…

Le petit se justifie, parle saccadé, craintif.
Je n’écoute plus, je tourne le dos, vais payer, quand je reviens à mon véhicule, le gamin a disparu. Je tourne la clé dans le contact.

— Vous venez de faire le plein comme je vous l’ai demandé, au bout de 8 mètres, tournez à droite.

— « Comme je vous l’ai demandé » ! Si vous n’aviez pas une jolie voix, je pourrais m’agacer de cette remarque.

Pendant une bonne demi-heure, tout est pour le mieux, la fièvre a cessé de me tourmenter. Je conduis, heureux, sans surprise et je pense à Céline. C’est notre troisième année de mariage. Un état de contentement, une plénitude proche de la satisfaction des estomacs pleins. Il y a quatre ans, j’étais tombé amoureux de sa sœur, la belle Florence, plus jeune, plus brillante, plus prometteuse mais, rien à faire, l’étudiante en art m’a snobé, elle avait déjà quelqu’un dans la région du cœur. J’ai encore insisté, déployé des arguments de séduction, tenté ma chance, mais non, je n’en avais aucune de chance avec elle, je n’ai jamais su pourquoi, je n’ai jamais compris ce qui me faisait défaut, pas grand-chose sûrement, les femmes savent-elles vraiment ce qu’elles veulent ou repoussent ? Le jour où j’ai compris que c’était sans espoir, j’ai soudain remarqué l’aînée, Céline, grande, fatiguée, d’une lassitude attendrissante, les cheveux d’un noir brillant, habillée toujours simplement, d’une modestie idéale – vertu essentielle quand on pense à la photo de mariage et aux longues années de patience féminine que suppose un tel sacrement. Le choix était fait, et il faut bien faire des choix, après tout je suis un homme d’action. « La vitesse du véhicule est de 60 km /heure. Sur cette route vous pouvez accélérer de 20 kilomètres de plus. »
Je crois que la fièvre revient par intermittence. Je devrais m’arrêter et prendre un cachet, souffler, boire de l’eau fraiche. Ce que j’ai ingurgité à la station service me donne un haut le cœur. Et pourtant, je n’ai aucune envie de lâcher le volant. Mon pied appuie sur la pédale d’accélération, sans brusquerie, sans excès. Est-ce parce que c’est permis ? Est-ce parce que j’aime la vitesse et l’enjeu qu’elle suppose pour les nerfs ? Je ne sais pas bien. Ou plutôt, si, je commence à comprendre, c’est parce qu’elle vient de me parler, et que le plaisir de l’entendre est supérieur à ce que j’imaginais. J’accélère de 20 km/heure.
J’ai horreur des femmes autoritaires, et je ne suis pas un partisan du féminisme. La vie est bien assez difficile sans qu’on remette sans arrêt tout en question, les fondements de la société, le couple… J’ai de la chance, Céline n’est pas du genre à me contrer, à entrer en conflit avec moi, sa sœur l’était… je bénis l’échec de cet espoir insensé qui m’avait fait croire qu’épouser cette forte tête m’aurait rendu heureux. Céline reste à l’appartement et s’occupe du foyer, elle est la cuisinière, la lingère, parfois la secrétaire, et, si tout se passe comme prévu, la future mère de mes enfants. Tout est à peu près normal.
Les tableaux de Florence se vendent maintenant à un prix faramineux. Elle a toujours pué le talent, la chance. Pourtant personne n’avait osé pronostiquer ce succès, on ne peut pas savoir avec les artistes. Van Gogh est mort dans la pauvreté, pas vrai ? Quand j’ai vu à combien s’arrachaient ses tableaux, j’ai été intimidé. Un peu envieux, il faut le reconnaitre. Céline, elle, était folle de joie. « Après le stop, continuez tout droit et prenez la première à droite. Attention, il y a des risques d’éboulements dans cette région. »
En effet, quelques morceaux de roches de petite taille sont tombés du flanc de la montagne et obligent les conducteurs à slalomer avec prudence sur la route. J’avise presque trop tard un camion qui roule en sens inverse. J’ai su me ranger sur le bas-côté, de justesse, ou plus précisément, il m’a semblé que mon véhicule a anticipé mon réflexe et a facilité l’évitement. Le volant a tourné tout seul dans ma main. Étrangement, je n’ai pas eu peur. J’accélère progressivement.

— Vous venez d’éviter une collision dont vos chances de survie n’auraient été que de 2%.

Certes je n’ai pas eu peur mais ma colère vient comme à retardement.

— Non, mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Depuis quand est-ce qu’on fournit ce genre de renseignements morbides aux systèmes de navigation ?!

— Depuis que le nombre d’accidents sur la route est en recrudescence, répond Madame GPS sans perdre son calme.

Depuis quelques années, on a crée des machines capables de reconnaître certains mots et de répondre selon des pistes déterminées par les ingénieurs. Un type qui serait né au début du XXème siècle et qu’on n’aurait pas éclairé sur la technique y perdrait son latin. On parle, une voix répond mais derrière : personne. Le contraire de Dieu en somme, qui se tait mais demeure.
Je tente une expérience : dépasser la limite de vitesse autorisée et ne pas prendre en compte les remarques de ma GPS. Ma GPS… il y a quelque chose qui ne va pas dans ce terme, ces abréviations trop sèches doivent cacher un prénom féminin. Comment s’appelle-t-elle ? Par défi, je lui pose la question. Silence. Sans doute son programme ne va-t-il pas jusqu’à répondre aux questions personnelles. Je me dois de lui trouver un nom : Gabrielle Princesse de Sardaigne ? Géraldine Première en Snobisme ? Gertrude Prisonnière de Soi ? Je l’appellerai Géraldine. C’est jeune, mignon, ça me plait.
Je débouche sur un tronçon droit de la route nationale. J’accélère. Géraldine Princesse de Sardaigne (Sardaigne ou Sicile ?) ne bronche pas. Je dépasse les 100 Km / heure sans que sa charmante voix ne prononce une syllabe et je ne suis pas loin de penser que la maligne a peut-être deviné mon projet. A 110, première sommation : vous êtes en infraction etc. Je continue d’accélérer. Le même message est répété. Que se passera-t-il ensuite ? Mon pied continue d’appuyer sur l’accélération.

— Vos probabilités d’avoir un accident sont de 40 %.

— 60 % de chances de vie, c’est plus qu’il n’en faut.

— Vos probabilités d’avoir un accident sont maintenant de 50 %.

— Tout va bien !

Gosse, j’ai toujours donné dans la provocation, en réalité, je n’ai pas changé, un défi en appelle un autre, le goût du dernier mot est une drogue dure, une dépendance dont on ne souhaite même pas se passer, les combats de coqs ont lieu depuis des millénaires en Asie, aujourd’hui ce sont sur les plateaux de télé que se jouent les bras de fer verbaux. Dans le travail, comme dans la vie, je n’aime pas perdre, je pousse l’autre dans ses retranchements, j’aime ça, le frisson de la victoire. C’est aussi pour ça que je n’ai pas supporté que Céline me contrarie toute à l’heure. Des années que je sens qu’elle n’approuve pas mon loisir, qu’elle méprise mon instinct de chasseur. Mais là, elle est allée trop loin, en voulant protéger une simple bête, elle s’est placée devant le canon de la carabine. Bouge-toi de là, je lui ai dit. Elle restait là, muette et pâle et provocante. J’ai répété : Bouge-toi de là, putain ! Mais là encore, elle a refusé de s’écarter. Le sang m’est monté au visage, j’ai eu l’impression qu’une pellicule de haine me recouvrait l’œil. J’ai crié : Céline ! Tu es dans mon viseur ! Sors du champ ! La biche s’était enfuie, évidemment. Il n’y avait plus que Céline dans le bois, au bout de mon fusil. Céline et ma colère qui prenait des proportions de catastrophe naturelle. Combien de temps tout ça a duré ? Je ne sais plus. J’ai vu Céline tomber à la renverse sans bien comprendre. J’étais persuadé de ne pas avoir tiré, j’en suis encore persuadé. Et pourtant, je dois faire avec maintenant. Et je pense au corps de Céline, à sa gentillesse retrouvée dans le coffre du véhicule. Je ne sais pas ce que j’éprouve.
Pourquoi ne pas procéder de la même façon avec une machine ? J’appuie. Mon véhicule file sur la route, je regarde tout droit, c’est au tremblement de la carrosserie que je sens que tout s’accélère. Une pulsion forte dans mes veines, et les gouttes de sueur sont soit la cause soit la conséquence de mon envie de vitesse, après tout qu’est-ce que ça fait que ce soit l’une ou l’autre. Vite que le ruban de route soit plus long derrière moi que devant, vite que Géraldine parle, vite que je lui prouve que tout ce qu’elle dit n’a pas de sens et que ce n’est pas une machine qui va me dicter la loi. J’aborde des tournants en ralentissant à peine.

— Vous êtes en infraction.

— Ah bon ?

— Vous êtes en infraction, répète la voix, imperturbable.

— Répétez, je n’ai pas entendu.

— Non.

Je demeure interdit un bon moment. Je ne suis même pas sûr d’avoir bien entendu. Je ne change pas de vitesse, j’attends. La voix s’est tue. J’accélère, rien. Déception. Pourquoi plus de réaction ? Peut-être est-elle simplement tombée en panne. Géraldine serait-elle alitée ? Épuisée d’avoir trop parlé ? Écœurée de ne pas l’emporter sur moi ? Quelle impudence, quelle profonde prétention que d’imaginer que j’allais suive ses indications… « Parle-moi ! », dis-je en serrant les dents. Je sens que je vais pleurer.

Le sang monte et les bruits de savane reviennent de plus en plus fort. Un tamtam au loin et ce ciel qu’on ne retrouve nulle part, ce ciel d’Afrique qui dévore l’horizon et m’absorbe. Je ferme les yeux. Les masques de sorciers tournent et leurs grimaces s’allongent. J’ouvre les yeux et c’est la même vision. Je retiens ma respiration, avale ma salive.
Ce n’est pas la route que j’ai l’habitude d’emprunter pour retourner chez moi. Je me suis égaré. Je ralentis et avise le plan du GPS. L’écran s’est éteint, pourtant une petite lumière indique que l’appareil est bien en état de marche. Inutile de manipuler les boutons, rien à faire, la voix s’est tue et le plan a disparu. Je n’ai plus qu’à compter sur mes propres moyens : mon sens de l’orientation - puisque je n’ai plus de carte papier de la région depuis belle lurette. Je me range sur le bas-côté et fais demi-tour pour rejoindre la route nationale qui mène à Lyon. Dans ces moments-là, le plus important est de rester calme. Garder la tête froide, voilà l’essentiel. Mais je suis gêné par l’odeur de viande avariée qui emplit la voiture. J’ouvre une fenêtre, rien à faire, l’odeur est de plus en plus forte. Je contiens difficilement une envie de vomir, prends un chewing-gum à la menthe. Quelque chose de lourd et d’acide tangue dans mon estomac. Et avec ça, j’ai perdu mon chemin… Je ne voudrais pas paniquer mais c’est trop tard, de grosses gouttes perlent sur mon front et je commence à haleter. Pourtant, je ne songe pas une seconde à m’arrêter, à cause d’un mauvais pressentiment.
J’arrive à un croisement.

— Tournez à gauche et continuez tout droit sur 50 mètres.

Joie ! Géraldine est revenue à la vie !
J’obtempère sans discuter, heureux comme le Petit Poucet qui retrouve ses cailloux blancs.

— Prenez l’embranchement sur la gauche.

Soulagé, je ne pipe plus, j’approuve silencieusement. Je prends l’embranchement sur la gauche.
Un panneau signalétique indique que des travaux ont lieu sur cette route à une dizaine de kilomètres. Mais je ne songe à cette information que bien après m’être engagé dans cette direction. « Il vous est tout à fait possible d’accélérer sur cette voie. »
Son timbre est particulièrement doux, mélodieux. N’en suis-je pas ravi ? Je conduis sans penser, dans une profonde approbation. Mon pied, comme désolidarisé de mon cerveau, appuie sur l’accélérateur. Je vis un moment parfait, je suis au mieux dans un élément qui me convient, ce pourrait être l’eau d’une piscine pour un nageur ou l’air violent d’oxygène pour un parachutiste. Pour moi, c’est cette voiture qui roule en silence, sa puissance, et cette route déserte qui s’offre comme une femme lascive. Rien ne s’oppose à mon accélération, mon corps entre dans un élément consentant. Il me semble que j’ai tout mon temps, toute la vie. Le paysage que je regarde à peine est pourtant magnifique. La route est une pente sinueuse qui mène à la vallée, et jouxte le vide. A gauche de la route, il n’y a rien plus rien, de l’air pendant des dizaines de mètres et une terre caillouteuse parsemée d’arbres maigrichons. A y songer, comme on rêve, sans trop d’effort, mon existence me semble lisse comme ce moment. Lisse et heureuse, sans que je sache pourquoi. L’odeur nauséabonde a disparu. J’avance. Pendant dix minutes, Géraldine ne dit plus rien. Certains endroits du bas côté sont des zones dangereuses, on a oublié de reconstruire les barrières de protection. J’entends qu’Elle me parle. Je retiens ma respiration.

— Maintenant, tournez à gauche, dit-elle sur un ton impérieux.
Je m’exécute.

Ce voyage est un miracle, me dis-je en quittant la route. Et déjà, je survole le vide.

HOCHET Stéphanie
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