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Pourquoi pas Turin ? 

mercredi 4 février 2009, par Marie-Louise Audiberti

Le cheval de Nietzsche, celui qu’il a tendrement pris dans ses bras, ce cheval maltraité par son maître et brusquement enlacé par cet inconnu à grosse moustache éperdu de compassion, je ne l’ai retrouvé, à Turin, que sur les films anciens projetés dans l’étourdissant Musée du cinéma. Oui, c’était sûrement l’un de ces chevaux fourbus qui traînaient leur charge par les rues, charrette ou fiacre. Fouette cocher, pour l’homme au bord du gouffre c’est le signe fatal. Mais c’est à Turin que naquit Ecce homo. Livre mince qui les contient tous. Même sur l’alimentation, l’auteur énonce des préceptes. Une phrase me saute aux yeux : « La meilleure cuisine est celle du Piémont. » Nous y voilà. Et il parle aussi « du calme et aristocratique Turin ».
J’aurais pu m’attarder aussi sur Mozart, qui séjourna à La dogana vecchia. Dès l’entrée de l’hôtel, le compositeur vous accueille avec son buste charmant, ses partitions, et brusquement la ville s’envole, plus légère, toute de notes cristallines, elle sort de ses gonds. La chambre étant libre ce jour-là, j’ai pu la visiter, en m’étonnant tout de même, comme pour la chambre de Proust, à Cabourg, que le tout venant ait le droit d’y venir coucher son intimité comme si de rien n’était.

Ville dure et belle, à l’ouest les montagnes, à l’est les collines , ville que le train rejoint après avoir tracé sa route entre des montagnes rocheuses, le long de rivières torrentueuses aux eaux vertes.
Ville que l’on se surprend à aimer avec ses rues quadrilatères, ses arcades, ses monuments baroques, le vent qui tourbillonne dur et sec, et aussi ses cafés où le vin vous est servi avec des zakouskis comme les tapas, en Espagne. Turin n’est pas Venise. Rien n’est fait pour vous séduire, pas de canal sinueux, ni de palais de couleur. Pia, turinoise érudite, m’assure que la couleur reviendra bientôt. Déjà la ville a été restaurée, bientôt elle sera repeinte aux couleurs de l’Italie.

Nous sommes ici au sein même ou à l’origine du pays. C’est en effet au Piémont que le pays est né, et on se sent ému devant le Palais d’où Victor Emmanuel II, roi de Piémont-Sardaigne, sacré roi d’Italie en 1861, proclame l’unité de l’Italie. Turin est provisoirement la capitale. Il faudra encore bien des batailles pour achever l’unité de la péninsule. On dira, non sans raison, que cette unité ne se manifeste guère dans la réalité, que l’Italie est grossièrement divisée en deux, Nord contre Sud, que d’une région à l’autre, perdurent accents et dialectes différents, mais il existe une nation. Il ne s’agit plus seulement d’un conglomérat d’Etats, voire de villes, qui ne cessaient de se faire la guerre, Padoue contre Venise, par exemple, mais d’une entité disposant au moins d’une langue commune, cette langue à laquelle un Manzoni, l’auteur toscan des Fiancés, le grand roman du 19ème siècle, s’efforçait de donner ses lettres d’or.

De la Villa Régina, l’une des demeures de la reine, tapisseries joyeuses aux murs, je découvre la ville dans son ensemble. La ville de l’automobile, m’avait-on dit. C’est vrai. Et c’est vrai aussi que de piazza en piazza Turin s’étire sur divers territoires, tous différents, depuis les quartiers ouvriers de la Fiat jusqu’aux avenues élégantes, ou à l’imprenable territoire des moines. La ville regorge de palais superbes, et aussi d’églises baroques, et l’on s’étonne de la différence entre cette profusion de la contre-réforme et le dessin néoclassique de la ville, avec ses arcades, ses colonnades. Du fameux Saint-Suaire de Jésus gardé au Dôme, rien à dire sinon l’étonnement ; on se demande et on se demandera encore longtemps devant ce suaire qui après analyses, s’est révélé être le négatif d’une photographie du Christ, avec même les traces du coup de lance. Devant un tel mystère, il ne reste qu’à s’incliner.

Je ne raterai pas non plus le chocolat d’Al Bicerin (bicerin = petit verre).
Mais à qui s’adresser pour illustrer la ville ? A Trieste, nous avons Svevo, à Lisbonne, Pessoa, et ainsi de suite. Bien sûr,je parle des anciens, de ceux qui ont investi leur ville avant l’accélération du temps. La frontière, on pourrait la situer en gros dans les années cinquante du siècle dernier et je ne résiste jamais au plaisir de superposer les époques, de calquer la vie moderne sur celle d’antan, et de parcourir les rues d’aujourd’hui avec dans l’oreille les mots d’hier.

Ici une figure s’impose, celle de Pavese, bien qu’il fût tout sauf un écrivain local, Pavese né à Cuneo non loin de Turin où il vécut longtemps et mourut.
Dans Le bel été, deux milieux s’affrontent, celui des artistes et celui des jeunes filles de la classe moyenne. Déjà le monde a changé ; même ces jeunes filles de milieu modeste ont pris de l’assurance, surtout quand, à l’instar d’une Amelia elles fréquentent de jeune peintres et au besoin leur servent de modèles. Elles peuvent se permettre une liberté sexuelle inhabituelle. Tant pis pour les conséquences. Rien à voir avec les années folles. C’est une liberté encore hésitante. Gina, dix-sept ans, croit au pouvoir de l’amour. Si elle se donne à Guido, peintre, c’est pour la vie. La déception sera rude.

Cette initiation à la vie adulte nous promène dans les rues de la ville. On circule sans cesse, à pied ou en tram, de la fabrique au café, on va chez les uns, chez les autres, on fume, on boit des cafés, on s’attend sous les portes cochères, on reste accroché au bar,ou on va danser sur la colline, puis l’hiver arrive avec la neige, on achète des marrons à une vieille au coin de la rue, on ne se dit pas grand chose, et la ville devient en quelque sorte le héros sous-jacent dans la mesure où elle figure l’écran des passions, avouées ou non. Inutile de nommer les rues, c’est dans le tissu de la ville dans les incessantes allées et venues des personnages que se trame l’histoire.

Pavese reprend ce même schéma dans son roman La plage où de jeunes Turinois se retrouvent sur la côte ligurienne. Montagne et mer sont à portée de main, et en été, il fait si chaud à Turin que l’on s’en évade dès que possible. Comme la ville, la plage et ses parasols, sera chez Pavese le lieu géométrique où se façonnent les destins. Mouvements erratiques, dialogues à mi-voix et tout est dit de ce qui travaille les personnages, ici un couple en difficulté, là un jeune homme troublé, et le narrateur, pris au milieu de cette nasse qui n’est autre que la vie comme elle va.
Pavese donc, pour animer les lieux, leur donner de la chair. Mais il faudrait aussi mentionner l’hôtel Roma, près de la Porta Nuova, où l’écrivain a choisi de se donner la mort, « le métier de vivre », titre de son célèbre ouvrage, étant devenu trop difficile pour lui.

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