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Poétique du vivant 

lundi 15 janvier 2007, par Novalis

„Ralentir travaux“ disaient les surréalistes au sujet de leurs expériences poétiques qui mêlaient plusieurs disciplines (psychanalyse, philosophie, magnétisme, ésotérisme, etc.). C’est dans le même esprit qu’il faut aborder le romantisme allemand, et en particulier le travail de Novalis. Ne pas parler d’“œuvre“, mais d’un ensemble disparate, multiple, inachevé, mêlant et unissant sciences, littérature et philosophie.
Les recherches de Novalis, ses expérimentations, ont lieu dans un contexte culturel particulier, unique. Contexte où des poètes et des philosophes sont aussi des scientifiques. L’âge de la spécialisation, en cette fin du dix-huitième siècle, n’a pas encore commencé. Pendant l’hiver 1797, Novalis débute des études scientifiques (minéralogie, géologie, physique, mathématique) à la Bergakademie de Freiberg. Il a déjà accompli une formation philosophique en lisant Kant, Fichte et Hemsterhuis (quelques centaines de pages de notes nous sont restées, qui constituent une base à partir de laquelle Novalis poursuivra son activité „logologique“). Il est l’ami des Schlegel autour desquels - à Dresden - se forme le groupe du premier romantisme, et leur revue, Athenaeum.
Lors de son séjour à Freiberg, Novalis s’intéresse à deux auteurs importants de l’époque, qui ont une approche philosophique ou / et poétique des sciences naturelles : Goethe et Schelling. Du premier, il connaît différents essais en sciences naturelles, et reconnaît en lui un fondateur : „Goethe est un poète entièrement pratique. (...) Ses observations sur la lumière, sur la métamorphose des plantes et des insectes sont des confirmations, et en même temps les preuves les plus convaincantes que l’exposé didactique est aussi l’affaire de l’artiste. On pourrait affirmer avec raison que Goethe est le premier physicien de son temps - et qu’en fait il fera date dans l’histoire de la physique“. Manque seulement au grand poète une certaine vision de la diversité, à laquelle il semble préférer parfois l’Idée (de la plante originelle par exemple). S’intéresser à la formation, cela implique une étude patiente et difficile de la production du vivant sous toutes ses formes, et, dirons-nous, à tous les niveaux, dans toutes les situations d’appréhension et d’intellection de la vie. Et surtout cette diversité est en devenir, elle est un monde de forces. Avec Novalis, nous passons donc de la théorie de la formation (Bildungslehre) à une énergétique, à une étude des champs de force partout observables, expérimentables. Ce qui le rapproche de Schelling, qui fonde une nouvelle philosophie de la nature à partir de ses observations de phénomènes physiques tels que le magnétisme et l’électricité. Mais là encore, l’esprit pèche par un trop grand désir de simplicité : la variété lui échappe. Il ne s’agit pas de considérer simplement une série finie de binômes (à partir du binôme principal attraction-répulsion qui est au fondement des Premiers principes métaphysiques de la science et de la nature de Kant), mais de plonger l’esprit dans l’ensemble infini des forces en jeu dans la nature, ce qui conduit Novalis à se montrer sceptique à l’égard de l’un des maîtres en physique de Schelling, Eschenmayer. Lisant ses Principes de la métaphysique de la nature, il note : „La dynamique nous enseigne que l’on ne peut penser l’existence de la matière qu’en acceptant la concurrence de deux ? forces originelles“. Le poète invente le concept d’“infinitinôme“.
„Qu’est-ce que la nature ? - Un index ou plan systématique et encyclopédique de notre esprit. Pourquoi voulons-nous nous contenter du catalogue de nos trésors - laissez-nous donc le parcourir, et le prendre et le reprendre de mille manières“. Ce que dit Novalis de la nature entraîne un certain rapport au vivant. Alors que l’histoire de l’Occident se caractérise par une volonté de maîtrise de la vie, et que celle-ci aboutit aujourd’hui à un désir de production du même, hantée plus que jamais par l’idée d’une essence première qu’il s’agirait de reproduire en extrayant du „catalogue“ le plus „typique“, le spécimen idéal, le propre du projet romantique tel que Novalis le définit dans ses cahiers consiste à vouloir la variation et à penser le diversification à l’œuvre dans la nature et dans l’homme.

La poésie élève chaque individu à la totalité à travers une opération de connexion qui lui est propre - et si la philosophie, par sa jurisprudence, prépare le monde à l’influence des idées, alors la poésie est pour ainsi dire la clé de la philosophie, son but et sons sens. Car la poésie fonde la belle société - la famille universelle - la belle ordonnance de l’univers.
Pendant que la philosophie augmente les forces de l’individu à travers le Système et l’Etat, en lui communiquant les forces de l’humanité et de l’univers, et en transformant ainsi la totalité en organe de l’individu, et l’individu en organe de la totalité, la poésie réalise la même opération au niveau de la vie. L’individu vit dans la totalité et la totalité dans l’individu. La poésie engendre la sympathie supérieure et la coactivité, la communion intime du fini et de l’infini.

La poésie est production. Toute création poétique doit être un individu vivant. Quelle quantité inépuisable de matière nous entoure, qui pourrait servir à de nouvelles combinaisons individuelles ! Celui qui a découvert un jour ce secret n’a plus qu’à se décider à renoncer à la diversité infinie et à son simple plaisir pour commencer n’importe où. Mais cette décision coûte le libre sentiment d’un monde infini, et impose de se limiter à une seule apparition de celui-ci.
Ne devrions-nous pas notre existence terrestre à un tel acte ?

Nous avons deux systèmes de sens qui, aussi différents puissent-ils paraître, sont pourtant intimement mêlés l’un à l’autre. Un système s’appelle le corps, l’autre l’âme. Le premier dépend des excitations extérieures que nous subsumons sous les noms de nature ou de monde extérieur. Le second est rattaché originellement à un ensemble d’excitations intérieures que nous nommons esprit ou monde spirituel. Il existe habituellement une connexion entre ce second système et le premier, par lequel il est stimulé. Cependant, on remarque souvent les signes d’une relation inverse, et il apparaît que les deux systèmes existent en vérité dans un parfait rapport de réciprocité au sein duquel chacun stimule l’autre, formant ainsi une harmonie, et non une seule tonalité. Ainsi, ces deux mondes, ou ces deux systèmes, constituent une harmonie libre, et non une disharmonie ou une monotonie. Le passage de la monotonie à l’harmonie se fera naturellement par la disharmonie, et c’est seulement à la fin que l’harmonie naîtra.

Le monde a une capacité originelle à être animé par moi - il est même animé a priori par moi - nous formons une unité. J’ai une tendance et une capacité originelles à animer le monde. Je ne puis me mettre en relation avec rien qui ne dépende de ma volonté, ou qui ne soit conforme à celle-ci. Par conséquent, le monde doit avoir une aptitude originelle à dépendre de ma volonté, à lui être conforme.
Mon efficacité spirituelle, ma réalisation d’idées ne pourront donc pas être une décomposition, une transformation du monde, en tout cas pas en tant que je suis membre de ce monde-ci, mais ne pourront être qu’une opération de variation. Sans lui porter préjudice, j’ordonnerai, j’aménagerai et je formerai le monde - ainsi que ses lois, dont je me servirai.

Toute vie est un processus de regénération exubérant, et qui n’a l’apparence d’un processus d’annihilation que vu de côté. Le précipité de la vie est un précipité vivant - portant en lui la vie - de même que la chaleur par rapport à la flamme - x par rapport à la vie.
Un facteur est un élément vivant (excitable) - l’autre facteur étant la vie (l’excitant). (...) Le produit est la vie. Chacun de ces deux facteurs sont relatifs et variables. - De là naît une série vitale. La vie en général agit dans tout.

De la même façon que le peintre voit les objets visibles avec d’autres yeux que ceux de l’homme commun - le poète découvre les événements du monde extérieur et intérieur d’une tout autre manière que les hommes ordinaires. Mais c’est surtout avec la musique qu’il est le plus évident que c’est l’esprit qui poétise les choses et les modifications de la matière, et que le Beau, objet de l’art, ne nous est pas donné, et qu’il n’est pas présent dans les phénomènes. Tous les sons que la nature produit sont grossiers - et sans esprit - c’est seulement à l’âme musicale que le bruissement de la forêt - le sifflement du vent, le chant du rossignol, le murmure du ruisseau apparaissent mélodieux et évocateurs. Le musicien tire de lui-même l’essence de son art - et on ne peut même pas le soupçonner de la moindre imitation. Quant au peintre, il semble que la nature visible ait déjà travaillé pour lui, et qu’elle soit entièrement son modèle inaccessible - Mais en vérité l’art du peintre est aussi autonome que celui du peintre, et dépend totalement de conditions a priori. Le peintre se sert uniquement d’un langage de signes infiniment plus complexe que celui du musicien - le peintre peint avec l’œil - Son art consiste à voir des lignes régulières et belles. Il voit d’une manière totalement active - sa perception est une activité totalement formante. Son tableau consiste entièrement en un un chiffre - il est son moyen d’expression - son outil de reproduction. Que l’on compare maintenant la note avec ce chiffre artificiel. Le mouvement varié des doigts, des pieds et de la bouche, le musicien devrait l’opposer plutôt au tableau du peintre. Mais le musicien entend lui aussi d’une manière active - il tire de lui-même ce qu’il entend. Certes, cet usage inversé des sens est un secret pour le commun des mortels, et pourtant chaque artiste est plus ou moins pleinement conscient de celui-ci. Presque chaque homme est déjà artiste à un degré infime - il voit ce qu’il tire de lui-même et non ce qui lui vient du dehors - il sent ce qu’il tire de lui-même et non ce qui lui vient du dehors. La grande différence consiste en ceci : l’artiste a animé dans ses organes le germe de la vie autopoétique - il a augmenté l’excitabilité de ceux-ci dans leur lien avec l’esprit, et il est ainsi en mesure de diffuser à travers ces mêmes organes les idées qu’il désire - sans sollicitation extérieure - de les utiliser tels des outils en vue des modifications du monde réel de son choix.

La constitution parfaite consisterait en l’association de la plus grande excitabilité et de la plus grande énergie. Celle-ci ne pourrait être atteinte, comme tous les extrêmes, qu’à travers une liberté réelle, une volonté. L’homme doit être capable, il doit exister une faculté en l’homme d’accorder librement son excitabilité, de modifier la sensation, une faculté lui permettant de diriger son excitabilité. C’est lorsque l’organe que nous appelons âme se modifie que nous ressentons le plus fortement l’existence de cette faculté. L’attention est une expression de celle-ci, grâce à laquelle il nous est possible de laisser agir tel ou tel objet faiblement ou vigoureusement, brièvement ou longtemps sur l’un de nos sens. L’attention augmente ou diminue, par conséquent accorde l’excitabilité de cette organe. (...)
Une activité semblable doit être possible au niveau du corps, au sein du système des organes les moins développés, activité en partie déjà existante, mais qu’il nous faut exercer artificiellement à un degré bienb supérieur.
Le but de la médecine doit être par conséquent le développement complet de cette faculté.

Le monde des livres n’est en fait que la caricature du monde réel. Tous deux proviennent de la même source - le premier cependant apparaît à travers un xxxx plus libre, plus agile - d’où la vivacité des couleurs - la présence moins forte des demi-teintes - la vigueur des mouvements - le caractère plus frappant des contours - la dimension hyperbolique de l’expression. L’un n’apparaît que fragmentairement - l’autre que globalement. C’est pourquoi le premier est plus poétique - plus spirituel - plus intéressant - plus pictural - mais aussi moins vrai - moins moral - plus philosophique. La plupart des hommes, y compris la plupart des érudits, n’ont qu’une vision livresque - qu’une vision fragmentaire du monde réel - et souffent ainsi des défauts du monde des livres tout en en savourant les avantages. Beaucoup de livres ne sont d’ailleurs rien d’autre que la représentation de telles visions fragmentaires de la réalité.

L’individu, venu au monde à la suite d’un seul hasard absolu qui est la cause de sa propre individualité, atteindra la perfection, la pure systématicité. Tous les autres hasards de sa vie, la série infinie de ses différents états doivent être intégrés dans ce seul hasard initial, ou mieux encore, déterminés comme ses hasards et ses états. Déduction de sa vie individuelle à partir d’un unique hasard - d’un seul acte arbitraire.

Notre corps tout entier peut être librement mis en mouvement par l’esprit. Les effets de la peur, de l’effroi, de la tristesse, de la colère, de la jalousie, de la honte, de la joie, de la fantaisie, etc. représentent assez d’indications à cet égard. Par ailleurs, nous avons de nombreux exemples d’hommes qui ont atteint une maîtrise totale sur des parties du corps habituellement indépendantes de la volonté. De cette manière, chacun deviendra son propre médecin et développera un sentiment du corps complet, certain et exact, l’homme deviendra véritablement indépendant de la nature, peut- être même en mesure de restaurer des membres perdus, de se tuer par un simple acte de volonté, et ainsi il atteindra un vrai savoir sur le corps, l’âme, le monde, la vie, la mort et le monde spirituel. Alors, il ne dépendra peut-être que de lui d’animer quelque matière, il forcera ses sens à produire la forme qu’il désirera, vivant véritablement dans son monde. Il sera en état de se séparer de son corps s’il le désire, il verra, entendra, sentira ce qu’il voudra, comme il voudra et selon la combinaison qu’il souhaitera.

La fatalité qui nous accable est l’inertie de notre esprit. Nous nous changerons nous-mêmes en la fatalité à travers l’extension et la formation de notre activité.
Tout paraît venir du dehors vers nous parce que nous ne tirons rien de nous-mêmes. Nous sommes négatifs parce que nous le voulons - plus nous serons positifs, plus le monde autour de nous sera négatif - jusqu’au point où il n’y aura plus de négation - et où nous serons totalité dans la totalité.
Dieu veut des dieux.

Le peintre a déjà, à un certain degré, l’œil en son pouvoir - le musicien l’oreille - le poète l’imagination - l’organe du langage et le sentiment - et même plusieurs organes en même temps - dont il assemble les effets au niveau de l’organe du langage ou bien en dirigeant ceux-ci jusqu’à la main - (le philosophe a l’organe absolu) - et le poète agit avec ses organes comme il l’entend, faisant apparaître à travers eux un monde d’esprits - le génie n’est rien d’autre que la capacité spirituelle à employer activement ses organes - Jusqu’à aujourd’hui nous n’avons eu que des fragments de génie - l’esprit doit devenir entièrement génie.

Traduction de Laurent Margantin

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