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Nocturne 

vendredi 30 mars 2012, par Henri Cachau

Partir, c’est mourir un peu, et bien qu’à priori l’accident n’intéresse que nos voisins de palier, il est recommandé de se méfier d’un possible dérapage du destin. Pourtant, c’est dans une totale insouciance que nous effectuons les préparatifs inhérents à ces villégiatures lointaines, vécus ces moments-là dans une irrépressible hâte, jusqu’à cette heure tant attendue du départ vers une échappatoire, une heureuse parenthèse s’ouvrant dès les premiers kilomètres parcourus sur une éventuelle nationale 7... Nos actuels moyens de locomotion assurent une phénoménale accélération des tempos lents du quotidien, bousculent, effacent les anciennes distances autrefois mesurées par les seuls pas de l’homme, du cheval ou du chien son loyal compagnon. Encore heureux que des obstacles artificiels : péages, embouteillages, pannes ou accidents, etc., viennent réfréner cette obsession de la vitesse, à des considérations plus terriennes nous ramènent ces incidents indépendants de notre volonté...

Dès réception de cette invitation au jubilé d’un ancien camarade de promotion, sorti bon premier de leur école commerciale, depuis de nombreuses années perdu de vue alors que leurs carrières divergeaient, le correspondant se destinant au monde de l’édition, le destinataire à celui de la finance, notre homme, un quinquagénaire récemment mais confortablement licencié par une entreprise bancaire, se réfugia dans son bureau bibliothèque, se saisit d’un atlas routier, puis avec cette méticulosité l’ayant caractérisé durant sa vie active, étudia l’itinéraire devant l’amener en compagnie de madame son épouse, rejoindre les lieux de cette future fête : un bled perdu dans ce Pas-de-Calais limitrophe de la frontière belge. Une région qu’il ne connaissait pas, au même titre que l’Auvergne et autres provinces de notre charmant pays, par le biais de voyages d’affaires ou d’agréments plutôt habitué aux vols intercontinentaux, il considérait qu’un voyage Paris Dakar était moins aventureux qu’une sortie en automobile – une Audi dernier modèle, les allemandes plus fiables, cossues, que les françaises – au-delà du périphérique intérieur, vers la rase campagne. Il s’attarda sur la carte routière, longuement réfléchit avant d’établir un itinéraire jugé convaincant : l’emprunt de l’autoroute A1 sur les deux tiers du parcours le rassura à demi, la suite s’annonçait problématique, à la limite de l’équipée, avec enchevêtrement de départementales et chemins vicinaux... Satisfait de son plan, il énonça à sa chère épouse le programme de leur prochain week-end : « Te rappelles-tu de ce Charles André ! Une grande gueule, marié à cette avocate devenue féministe après avoir pondu quatre garçons ! Même moins nombreux on comprendrait un tel revirement ! »... Dès cette annonce et jusqu’à leur prochain départ madame n’eut qu’une seule obsession : sa toilette, obligatoirement devant correspondre à cette saison automnale se rapportant à son âge ; ces derniers feux rutilants et lourds, quelle tacherait de faire briller au milieu de cette cours reconnue machiste, cooptative, endogamique d’anciens élèves de... N’est-ce point le grand Molière qui le premier s’attacha à décrire ces changements de société durant lesquels la bourgeoisie ascendante s’essaya d’imiter la noblesse, une similaire mutation atteignant de nos jours la corporation des cadres dits supérieurs, encline à se situer dans un environnement également nobiliaire, s’ancrant à sa partie la plus ostentatoire, avec la femme dans le rôle de porte-drapeau, de brimborion idéal affiché lors des vernissages et grandes premières, lors des jubilés...

Pour plus de sûreté le départ se fit aux aurores, avec une météo et un vent favorables, les premiers kilomètres assurés dans le courant d’une circulation fluide, leur sortie de la capitale bénéficia d’un rougeoyant lever de soleil annonciateur d’une splendide journée. Confortablement installés dans leur ronronnante automobile, madame et monsieur paraissaient gonflés d’un enthousiasme inébranlable, d’une confiance en soi commune chez les parvenus, mais déjà fraîchissant lors d’une malencontreuse crevaison. Ce banal incident obligea le courroucé conducteur, malhabile dans ce changement de pneumatique, à mouiller sa chemise, à dégueulasser le bas de son pantalon, lui fit remarquer son épouse, parachevant par l’intermédiaire du rétroviseur intérieur, une énième remise en ordre de son maquillage : lorsqu’il reprit la conduite, courroucé il lui rétorqua qu’elle aurait pu penser, outre ses monceaux de vêtements et parures à de siens effets de rechange !... Cette reprise de trajet sur l’A1 s’interrompit quelques kilomètres plus loin suite à un accident de la circulation donnant droit à un délestage vers ce qu’il pensa être un inquiétant no man’s land... Terminée la ligne droite, ce plus court chemin d’un péage à un autre, donc rendu inopérant l’itinéraire envisagé, c’est un emmêlement de départementales, de chemins à peine carrossables qui se présenta au chauffeur, vite embrouilla son sens de l’orientation plutôt émoussé d’automobiliste n’ayant jamais eu l’occasion, depuis son lointain crapahut dans les djebels et son titre officieux de capitaine de réserve, d’utiliser ces notions de repérages. Le soleil se levant toujours à l’est, il essaya de conserver le nord, celui des corons, de la Belgique, jusqu’à ce que qu’il comprenne, sa femme nerveuse lui confirmant le redoublement de leurs passages aux mêmes endroits, la traversée des mêmes villages, qu’ils tournaient en rond : « Toi et ton sens de l’orientation, l’apanage des mâles parait-il ! Reprends donc tes cartes, fais le point ! Nous risquons d’arriver en retard, et tu sais combien la ponctualité est importante dans ce genre de raouts. Sinon nous subirons sarcasmes et vexations ! »... Ces récriminations, ajoutées à celles dont elle l’abreuvait quotidiennement, monsieur ne les releva pas, obstinément poursuivit ses tours et détours, maintint un semblant de cap en direction de ce nord qu’il s’obstinait à voir par ici ou par là... Ceci, jusqu’à ce qu’un panneau indiquant la proximité de l’A1 abandonnée depuis plus d’une heure, vint mettre fin à leur désorientation et mutuels reproches... Sans encombres ils atteignirent cette ville choisie comme base arrière, escomptant y passer deux ou trois nuitées correspondant au week-end du jubilé ; ils y réservèrent une chambre, puis sans difficultés majeures malgré le dédale conduisant au lieu de rassemblement, y parvinrent bien avant le début des festivités, leurs hôtes s’activaient aux derniers préparatifs...

Que du beau linge rassemblé lors de ce jubilé, une réunion huppée, représentative d’une faune correspondant à notre artificieuse époque : bon chic, bon genre, surdiplômée, carriériste, confiante en l’excellence de sa prédestination, quoique faussement sécurisée par ses titres, placements avantageux et possessions immobilières. Une maîtrise de soi quasi virtuelle, pouvant sur l’heure se trouver embarrassée par des travaux en cours, un brusque changement de direction ou de cap, une panne, un accident, etc., de minimes embûches déstabilisant le cours exponentiel de trajectoires prévisibles depuis l’abandon des grandes écoles… ainsi voir se pointer l’insupportable aiguillon de la vulnérabilité... Adroitement Jean-Baptiste Poquelin décrivit ce genre d’individus et de caractères frappés d’un même vice, se repérant à une enflure démesurée de leur ego, ne souffrant aucune remise en question ces esprits considérés hors du commun... Cependant, lors de cette grande bouffe – par la quantité et non la qualité – il eut été malvenu de jouer les trouble-fête en posant ces questions qui rapidement fâchent, suscitent des rires niais, des haussements d’épaules, du genre : « Si le monde est un cosmos, un tout ordonné, régi par un seul principe, ne nous conduit-il pas à seulement subir et non agir sur le cours de nos destinées ? »... Foin de métaphysique, à la rigueur de la politique, d’anciennes, croustillantes anecdotes, les agapes se voulaient fraternelles, ces anciens camarades de promotion, leurs carrières révolues, n’avaient nul besoin de s’éreinter dans de vaines concurrences, cette malsaine compétition durant des décades les ayant conduits à s’affronter jusqu’à ce qu’une brutale mise au rancard et un précoce vieillissement signalent une paix des braves, dès lors, les anciens préjugés se dissolvent dans un semblant de camaraderie retrouvée. Seulement troublée cette ambiance par une mineure péripétie, puisque de ce menu proposé, équivalent dans son énoncé à un essai de sémiotique digne d’un Roland Barthes, le vin, un bourgogne, un cru millésimé, choisi avec soin par l’hôte, à sa grande honte se révéla une infâme piquette ! L’on glosa sur la cuisine moderne devenue un ersatz de l’art dit conceptuel, un convive s’attarda sur un célèbre quoique éloigné événement : Marie incitant son illustre rejeton à y aller d’un premier miracle, avec six jarres remplies d’un meilleur vin que le précédent picrate venant, enfin, réjouir les convives de cette scène évangélique… Malgré cet heureux rappel, il n’y eut pas de prodige lors de ce rassemblement, convaincant toutefois par son aspect festif du genre flamand, digne représentation d’un Breughel moderne que cette compagnie de gens civilisés, poursuivant ses effusions dans la bonhomie et la fraternité, jusqu’à cette heure avancée de la nuit où il fallut se quitter, tout en se promettant, de chacun, comme si bien ils le firent dans leur vie active, renvoyer l’ascenseur, y aller de son propre jubilé...

La nuit tous les chats sont… l’étaient-ils eux aussi, gris ? Pas au point pour notre conducteur de perdre le contrôle de son automobile, puisque sans problème ils atteignirent le pied du beffroi dominant cette ville auparavant choisie comme lieu d’hébergement nocturne. Par contre, une fois qu’ils s’éloignèrent de ce monument afin de récupérer l’itinéraire, en principe devant les mener à leur hôtel, ni l’un ni l’autre ne fut capable de resituer les jalons visualisés le matin de leur arrivée ; ces places, églises, statues, etc., bénéficiant d’une lumière diurne leur octroyant ce fidèle repérage dont ils auraient eu besoin en ce moment de perplexe interrogation. Une fois empêtrés dans ce sombre dédale, sous l’effet d’un mauvais génie souhaitant les aventurer en un douteux jeu de pistes, ces avenues, ces rues noyées dans la pénombre, ces panneaux de signalisation auparavant visibles, malignement leur furent soustraits de leur vue ; à leur grand effarement parcs, places et monuments défilèrent, se dédoublèrent à savoir si sous les effets de l’alcool, de la fatigue ou d’une circulation menée à l’aveuglette... Mari et femme s’interrogèrent sur le non-sens de cette surréaliste situation, bientôt craignirent devoir passer leur fin de nuit, couchés dans leur véhicule... Désorientés ils roulèrent, s’embrouillèrent, vainement se mirent en recherche d’un quidam pouvant les renseigner sur la localisation de leur hôtel ; ils n’obtinrent aucune aide, seul cet homme hagard, incapable d’articuler le moindre son... Ensuite tentèrent de rattraper ce taxi les ayant doublés à grande vitesse, le poursuivirent sur plusieurs kilomètres en assurant de désespérés appels de phare afin de l’inciter à l’arrêt. Une haletante poursuite stoppée net par de premiers clignotements apparus sur le tableau de bord, indiquant l’inexorable chute de la jauge du carburant, ce qui vint alarmer madame, immédiatement rajouter à l’angoisse de monsieur. Il leva le pied, laissa filer le taxi, roula à l’économie, autant que le lui permit la réduction de son champ de vision – les repères visuels ayant perdu leur netteté, la nuit ensevelissant cette maudite ville chichement éclairée, hormis son beffroi dont le bourdon trop précipitamment accompagnait sa méprise, sans le moindre élément architectural pouvant aider à récupérer son chemin –, en quête d’indices insista, fureta tout en maudissant son imprévoyance, alors que petit Poucet, il aurait dû s’assurer d’un descriptif précis du trajet...

Néanmoins, il prit le parti d’en rire de ce piège, de ce fourvoiement dont il se reconnaissait responsable, de ce malfaisant farfadet se jouant de sa volonté, déjà fort relâchée, s’émiettant usée par la lassitude ; l’euphorie consécutive au jubilé ayant cédé place au découragement. Ce sentiment de détresse, de totale exposition, s’exacerba sur les trois heures du matin, lorsque les coups portés par le bourdon les atteignant quel que fut le lieu géographique où ils se trouvaient, amenèrent le conducteur à comprendre que de cette déstabilisante sensation d’impuissance, suffisamment lucide il eût pu en retirer cet enseignement : nous nous conduisons en aveugles, trop escomptons sur la constance de notre monde, rien ne devant troubler le cours de notre voyage terrestre, alors que dès l’entrée ou sortie d’une courbe, le dépassement d’une ligne jaune, etc., tout peut être remis en question... A ses côtés, recroquevillée, effondrée sur son siège, madame pleurait, hoquetait, de lourdes larmes emportaient les ultimes touches de son maquillage, apeurée à cette idée de devoir passer la nuit en pleine nature, sachant qu’à quelques mètres une chambre douillette les attendait : celle où par anticipation ils avaient souhaité, bénéficiant de cette journée de fête, réitérer un semblant de lune de miel... Monsieur poursuivit, espérait au milieu de ce maudit écheveau retrouver un jalon grâce auquel récupérer un brin de mémoire visuelle, mais cet ultime espoir se révéla vain, les premiers soubresauts indiquant l’imminence de la panne lui permirent de seulement garer son véhicule sur un terre-plein qu’il jugea situé en périphérie de ville... Dès lors, sa femme craqua nerveusement, se jeta sur lui, l’insulta, le traita d’incapable, se libéra à coups de poings sur son torse ; son époux laissa passer l’orage, calmement la rassura, lui indiqua : « Que la peur n’évite pas le danger, même si parfois, bonne conseillère, elle puisse garantir d’un quelconque péril ! Que la nuit touchait à sa fin, que le jour ne tarderait pas à pointer, bien qu’à cette saison d’automne la fraîcheur nocturne ! »... Ensuite il bascula leurs sièges dans la position couchette, récupéra une couverture dans le coffre du véhicule, en recouvrit son épouse, puis main dans la main tachèrent de s’endormir... Malgré l’accroissement de ce sentiment de vulnérabilité s’étant emparé de son être monsieur y parvint rapidement, tant la fatigue, l’usure nerveuse, l’alcool, avaient affaibli ses capacités de veille, par contre, insomniaque par nature, quoique souhaitant ne pas gêner le sommeil de son époux, madame ne put s’empêcher de gamberger, de plonger son regard inquiet vers ces ténèbres extérieures les ensevelissant. Ses sens tendus à l’extrême, malgré sa volonté de ne pas se laisser impressionner par le plus minime bruissement de feuillage ou furtifs déplacements d’animaux, les passages de rares véhicules, de leurs noctambules occupants, malencontreusement lui ravivèrent des réminiscences de polars, des brèves relatant des crimes odieux, d’horribles forfaits... Inéluctablement ces sanglantes images se surajoutèrent à l’effroi provoqué par leur fragile position, leur impuissance face à une force occulte, de brefs cauchemars, intenses dans leur provocation et violence simulées s’accaparèrent de son esprit, dont cette horrible vision la confortant dans sa débilité, de monstrueux visages écrasés sur la vitre du côté passager, puis l’ouverture brutale, le froid envahissant l’habitacle…

...« Par définition la peur est une émotion s’éprouvant face à un danger imminent, mal évalué, elle peut être jugée proportionnelle à l’incertitude procurée par des conditions de survie mal maîtrisées…Toutefois sans être panique, surmontée, toute crainte peut aider une âme bien née à croître ! »... L’ancien officier de réserve n’allait pas se laisser impressionner par une fin de nuit passée à la belle étoile, néanmoins, avant de béatement sombrer dans un sommeil éthylique, il ressentit comme un sentiment d’étrangeté se rapportant à cette succession de déboires l’ayant poursuivi toute la journée, il ne sut en identifier la cause, au gré de brefs cauchemars lui aussi ressentit comme une présence étrangère l’enveloppant, suivie d’un grand froid...

Sur le petit matin, intriguée par ce véhicule garé en catastrophe, une patrouille de gendarmerie vint s’assurer de son apparent abandon, sans doute consécutif à un vol... Les gendarmes l’abordèrent par l’arrière, à pas circonspects, mains sur leurs revolvers, se portèrent à hauteur de l’habitacle, à l’intérieur, sur les sièges abaissés, un couple d’apparents sexagénaires semblait y dormir paisiblement. A diverses reprises le gradé frappa à la vitre du conducteur, n’obtenant aucune réponse, avec l’assentiment de son collègue, d’un même mouvement ils forcèrent les portes, malgré le bruit occasionné par l’ouverture, surpris de la non réaction des dormeurs, ils s’en rapprochèrent jusqu’à toucher leurs épaules afin de les réveiller, à ce contact les cadavres se renversèrent ; les projectiles avaient traversé leurs cerveaux, leur décès était récent, leurs corps encore tièdes attestaient soit d’un suicide, soit d’un crime…

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