La Revue des Ressources

Mycélium 

mercredi 2 décembre 2009, par Emmanuel Steiner

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pour la première fois depuis plusieurs semaines, Mycos descend à la station M, dont l’odeur étrange contraint chaque voyageur à sortir le bras relevé en avant

Mycos aussi se protège de la sorte, il se tient en apnée afin de ne pas inspirer l’odeur nauséabonde, et tente de quitter au plus vite le vaste édifice de la station M

pris par le mouvement des voyageurs, il a tout juste le temps d’éviter, face aux barrières de maintenance, les flaques provenant des fissures d’un plafond couvert de tâches verdâtres

remonté à la surface, Mycos se rappelle ce qu’il a entendu dire récemment : la station M aurait été construite à la hâte en raison d’élections présidentielles, et contiendrait à l’intérieur même de ses fondations un champignon

un champignon, ce mot l’a profondément marqué, son image, surtout, s’est formée dans son esprit de façon très précise, un champignon noir qui ne cesserait de pousser dans ces murs où il créerait des fissures et insufflerait, en permanence, cette odeur pestilentielle qui ne peut qu’avoir des effets sur la santé des voyageurs, surtout ceux qui passent tous les jours, même s’il s’agit pour lui d’une simple correspondance par la station M

Mycos ne connaît pas la nature de ce champignon, mais il ne peut se l’imaginer que sous la forme d’un produit toxique pour dégager une telle odeur putride, oui, il doit suffire de l’inhaler une fois pour être progressivement contaminé par ses effluves qui doivent passer dans le sang, et y trouver un terrain propice à leur développement

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quelques jours plus tard, sans y prêter réellement attention, Mycos emprunte à nouveau la correspondance de la ligne 112 à la ligne 114, qui est la plus rapide

ce n’est qu’une fois sorti de la rame que Mycos réalise qu’il se trouve à l’intérieur de la station M, autrement dit là où pousse le champignon, mais sa première réaction n’est pas de fuir, comme la dernière fois, bien que l’odeur nauséabonde soit toujours là, reconnaissable entre mille, non, c’est plutôt de la curiosité qui l’anime, car il voudrait en savoir un peu plus sur ce mystérieux champignon, et c’est guidé par cette curiosité qu’il suit la masse des voyageurs, devant lui, dont le flux l’aspire

en haut de l’escalator, Mycos s’arrête à distance des barrières de maintenance qu’il a aperçues la dernière fois, entourant de façon inégale les flaques répandues sur toute la largeur du passage, de sorte que les voyageurs ne peuvent éviter, à un moment ou à un autre, de marcher dedans, entrant ainsi en contact avec ce liquide visqueux, probable émanation du champignon qui doit pénétrer par la semelle nombre de chaussures usagées, avant d’atteindre la peau

pourtant, Mycos s’est arrêté devant l’une de ces barrières de maintenance, où il lit une inscription annonçant que l’incident sera réparé dans la journée, or il se souvient très bien, maintenant, même s’il était pressé de remonter à la surface, que ces barrières portaient exactement la même inscription il y a quelques jours, lors de son précédent passage

le champignon doit grossir en permanence, voilà la conclusion que tire Mycos, et le mycélium qui s’étire de ses spores ne doit cesser de se répandre, de sorte que le service d’entretien n’arrive plus à contrôler l’écoulement des fuites venues du plafond

d’ailleurs, il ne remarque la présence d’aucun employé, pas même une lessiveuse posée dans un coin, personne ne fait en sorte que l’incident soit réparé, ni dans la journée ni demain, sans doute parce que le développement du champignon est tel qu’il n’y a plus rien à faire

et puis, peut-être ce champignon est-il réellement dangereux ? voilà pourquoi aucun employé ne veut plus s’en approcher, peut-être y a-t-il eu des cas de contamination, entraînant des arrêts maladie, des mutations ? mais pourquoi, alors, la direction ne dit-elle rien ? pourquoi la station reste-t-elle ouverte ? parce qu’elle est un axe trop important ? parce que l’on estime que de brefs passages occasionnels ne feront courir aucun risque à la santé des voyageurs ? mais quelles seraient les conséquences de passages quotidiens ? comment savoir s’il ne suffit pas d’une seule fois pour être infecté ?

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à l’aurore, Mycos descend sur le quai de la ligne 112, curieux de savoir si la présence du champignon est perceptible de ce côté-ci de la station M, ou bien s’il reste confiné à la ligne 114

Mycos tente de sentir la présence du champignon qui doit se développer à l’intérieur de ces murs, c’est évident, il doit se dilater de toutes ses pores, et s’étendre progressivement aux diverses ramifications de la station M

mais que se passera-t-il lorsqu’il aura atteint sa taille adulte ? va-t-il imploser au sein même de ces murs, ou bien va-t-il progresser hors de la station M  ? jusqu’où va-t-il aller, alors ? va-t-il continuer à se propager dans la ville ?

Mycos marche le long des couloirs à l’affût du moindre indice, mais il n’en trouve aucun, le champignon n’est pas détectable de ce côté-ci, et il se surprend à ressentir une légère déception, comme s’il aurait préféré relever un détail, si futile soit-il, mais il doit se rendre à l’évidence, rien ne laisse supposer la présence du végétal qui gonfle en cachette

revenu sur le quai de la ligne 112, en proie à toutes ces réflexions, Mycos s’appuie à un mur où un léger frisson lui parcourt le dos, n’est-il pas imprudent de s’adosser ainsi, ne risque-t-il pas d’entrer en contact avec le champignon et de se laisser contaminer ?

Mycos se détache du mur, en sueur, soulagé de constater qu’il se trouve bien du côté de la ligne 112, où le danger encouru lui semble moins important, mais il ne peut s’enlever l’impression d’avoir pris un risque inconsidéré

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l’espace de quelques jours, Mycos entretient des rapports plus distants avec la station M, très pris par ses investigations professionnelles, il n’a plus de temps libre à lui consacrer, et laisse peu à peu le champignon sortir de son esprit

ce n’est qu’un matin, au sortir de son travail, que Mycos reprend contact avec le champignon, aux abords de l’église située à côté de la station M, autour de laquelle il rôde longuement, et dont il observe les immenses colonnes de pierre grise qui se détachent dans le ciel, là encore, il essaie de relever un indice laissé par le champignon, mais ne décèle aucun signe de sa présence

épuisé, Mycos descend sur le quai de la ligne 112 où il reconnaît, face à la sortie du tunnel, l’escalator qui remonte de la ligne 114, il reconnaît également les dalles ultra-design, au sol, ainsi que le plafond incurvé comportant quelques moisissures, mais celles-ci n’ont rien d’exceptionnel, il en remarque de similaires dans presque toutes les stations, il tente alors, depuis le quai, de détecter d’éventuelles émanations du champignon, mais celles-ci ne parviennent pas jusqu’à lui

Mycos monte à l’intérieur de la rame et, pris par ses pensées, oublie de descendre à son arrêt habituel, se trouvant ainsi dans l’obligation d’aller jusqu’à la station suivante

remonté à l’air libre, il tombe sur une affiche dans la vitrine d’une pharmacie, où sont représentés toutes sortes de champignons toxiques

très intrigué, Mycos cherche longuement à déterminer auquel de ces champignons pourrait bien ressembler celui de la station M, avant de finalement pencher pour l’un d’entre eux, l’amanite, champignon à fines lamelles dont certaines espèces seraient, selon l’explication placée en exergue, soit vénéneuses telle l’amanite tue-mouche, soit mortelles telle l’amanite phalloïde

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en plein jour, cette fois, Mycos se tient dans une rame de la ligne 114 qui glisse sous la voûte du plafond de la station M, les portes s’ouvrent, laissant aussitôt s’engouffrer l’odeur du champignon qu’il se surprend à inspirer profondément, car l’arrêt sera bref, il le sait, et il peut ainsi s’assurer de sa présence dans l’atmosphère

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Mycos va à nouveau prendre la ligne 114, mais cette fois à la station P où il ne descend que très rarement, et où il est immédiatement saisi par l’odeur si caractéristique du champignon, beaucoup plus forte encore qu’à la station M, et ce avant même de descendre sur le quai

comment cela est-il possible ? le champignon a-t-il transhumé jusqu’ici, ou bien en est-il au contraire parti afin de se déplacer jusqu’à la station M ? à moins que cela ne vienne du même défaut architectural de l’édifice, construit à la hâte pour les élections présidentielles, qui serait lui aussi fissuré par la présence du champignon

Mycos achète un quotidien au kiosque à journaux, et regarde avec effroi l’employée d’une trentaine d’années qui travaille ici presque tous les jours, quelle incidence la présence du champignon peut-elle bien avoir sur son organisme ? car il ne peut pas ne pas y en avoir, ses filaments poreux doivent se déposer en elle qui doit déjà être contaminée, mais en a-t-elle seulement conscience ? et puis comment peut-elle continuer à travailler ici avec une telle odeur suffocante ? lui prête-t-elle encore attention, d’ailleurs, ou bien y a-t-elle tout simplement renoncé ?

Mycos change à la station M, où l’odeur est effectivement beaucoup moins forte, et aperçoit à nouveau les barrières de maintenance, près desquelles une mère et sa fille marchent dans une flaque verdâtre qui éclabousse leurs pantalons, ne manquant assurément pas de les contaminer

plus loin, Mycos remarque un parterre de plantes vertes éclairées par une lumière artificielle, composition luxuriante servant probablement à dissimuler la présence du champignon

au cours du trajet, Mycos ressent une forte pression dans sa poitrine, serait-il contaminé, lui aussi ? ne prend-il pas des risques inconsidérés à venir si souvent dans la station M  ? il pourrait emprunter des correspondances, quitte à se rallonger un peu, pourquoi y revenir sans cesse ? ne peut-il déjà plus se passer du champignon  ?

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sorti du métro, Mycos se demande s’il n’a pas tout simplement fantasmé l’existence de ce champignon, car quelle image concrète en a-t-il, après tout ? ce n’est qu’une rumeur, l’odeur, comme les infiltrations des plafonds, pourraient sans doute s’expliquer autrement, pourquoi a-t-il une telle certitude alors que ce champignon demeure, jusqu’à preuve du contraire, invisible à l’œil nu ?

et c’est cette invisibilité, du moins temporaire, du champignon, qui lui permet de se développer sans éveiller l’attention des services de sécurité, il n’apparaîtra au grand jour que lorsqu’il se sera suffisamment propagé à travers le réseau, faisant se fissurer les murs de la station M, et contaminant la ville entière de ses vomissures

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Mycos arrive à l’intérieur de la station M par la ligne 80, où l’odeur est bien présente, il lui faut l’inspirer profondément pour la déceler, mais il n’y a aucun doute, le champignon creuse ses galeries, et étend ses ramifications à l’ensemble du réseau qu’il contamine progressivement

sorti de la rame, Mycos laisse passer le flot des voyageurs afin de rester seul sur le quai, longe les murs fissurés suintant d’humidité, puis se laisse porter par ses pas comme s’il voulait vraiment, cette fois, découvrir ce lieu où il n’a toujours fait que passer rapidement

Mycos prend de plus en plus de temps pour traverser les couloirs, y compris les plus infestés dans lesquels il ne se tient même plus en apnée, il passe de la ligne 80 à la ligne 112, puis revient finalement du côté de la ligne 114, où il s’adosse à un mur, épuisé

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