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Les tarentes, extrait du roman "A la rigueur" 

dimanche 22 août 2010, par Denitza Bantcheva (Date de rédaction antérieure : 15 juin 2009).

Nous descendions vers la petite plage à pied, la serviette à l’épaule, Lucas portant aussi le panier de provisions. Il marchait à dix bons pas devant moi, l’unité de mesure de l’indépendance. Ses jambes avaient déjà eu le temps de bronzer un peu. J’étais épuisée mais je me sentais très bien. Je me récitais la description des Ombres en français et en italien. Dante reposait dans mon sac à main, entre un cahier d’écolier, où j’allais prendre des notes si d’autres idées me venaient, et le téléphone portable : désormais, on devait pouvoir me joindre à tout moment.
J’avais appelé Julia Clémenti qui allait appeler Stazewski. Je lui avais faxé cinq pages de synopsis, et je ne voulais même pas savoir par quelles mains elles allaient passer d’ici à ce que j’achève le scénario. Elle avait mes instructions, elle allait mener l’affaire à bien, je n’en doutais pas. Pour ma part, j’attendais de discuter avec Laurent Ray et le metteur en scène potentiel.
Depuis la première fois, me disais-je, depuis ce jour où rien n’était certain et où j’imaginais que tout se jouait, toute ma vie à venir, en attendant que le téléphone sonne dans mon studio, une douzaine d’années plus tôt, j’avais aimé ce jeu. Peu importait, maintenant, quelle pouvait être la suite, je jouais. Le film allait se faire, je le sentais moi aussi. Je me rappelais l’un après l’autre tous les plus beaux films de ma vie, vus et revus l’espace d’un quart de siècle, et je descendais doucement vers la mer.
Le cinéma, c’était l’enfer de Dante, et le purgatoire, et même le paradis – toute ma Divine comédie où je pouvais entrer quand je le voulais. Je n’avais pas eu de Virgile, mais les âmes étaient là, toujours visibles. J’allais revoir Vittorio Gassman jeune, Laurent Ray allait quitter le purgatoire, les robots exterminateurs iraient tous croupir en enfer. Cela me faisait du bien de me le dire. J’avais aimé la forme d’éternité qui me convenait le mieux : les ombres redevenues lumière, les âmes extraites des corps.
Je me couchais sur le sable. Il faisait lourd. Lucas entrait dans l’eau, plongeait en criant, s’éloignait du rivage. J’ouvrais Dante au hasard, comme on le faisait jadis pour lire l’avenir d’après la première phrase où le regard tombait (cela s’appelait la bibliomancie).

« Je vins en un lieu où la lumière se tait,
mugissant comme mer en tempête,
quand elle est battue par les vents contraires. »

Cela ne me disait rien de particulier. N’éveillait aucun écho. C’était peut-être parce que la mer était là, qu’elle ne mugissait pas, et que la lumière était celle d’un après-midi d’été tels qu’ils se doivent d’être, sans vents contraires. Je refermai le livre.
Me détournant, je fixai un groupe de palmiers dont les feuilles se balançaient tout doucement. Il faudrait, me dis-je, apprendre tous les noms des plantes de la région. Acheter un manuel de botanique chez le collectionneur d’autographes. Pins d’Alep, pins maritimes, pins parasols, caroubiers… Je n’étais pas très sûre pour les caroubiers. Bâtons-de-Saint-Jacques, agaves, lauriers-roses… Et acquérir deux-trois pots de géranium, pour le plaisir de les arroser au crépuscule en respirant leur parfum un peu âpre, tonique, revigorant. Ecraser une feuille entre ses doigts et la sentir encore des heures après. Mettre les pots sur le rebord des fenêtres, comme des milliers de civilisés de l’époque, villageois ou citadins. Grand-mère avait aimé les plantes domestiques, et voilà que je la comprenais. On faisait ce qu’il fallait pour que ça pousse et ça poussait ; on regardait, on humait, tout devenait fleurs, on les arrosait, on mettait de l’engrais, l’humanité n’existait pas, plus d’échec mais des feuilles veloutées, fini le découragement de ceux qui rentrent tous les soirs du même endroit au même autre, qui se couchent éreintés : fleurs, fleurs, pétales, feuilles, pétioles, tiges, racines, fleurs.

— Tu sais, la nuit, il y a des choses noires sur le plafond de ma chambre.

— Quelles choses ?

— Je ne sais pas, moi, des bêtes.

— Noires ?

— Je crois bien.

— Ah ! mais ce sont les tarentes ! voyons, ce ne sont que des lézards, rien de méchant.

— On ne peut pas faire quelque chose ?

— Tu as peur des tarentes ?

— Non… Mais si pendant que je dormais, ça me tombait à la figure ?

— Jamais. Les tarentes sont faites pour grimper aux murs, elles ne peuvent pas tomber. Elles ont de la colle aux doigts. Quand on les a inventées, on a bien calculé la quantité de colle nécessaire pour porter leur poids.

— Tu te moques de moi.

— Absolument pas. Tu veux parier qu’aucune ne tombera avant la fin de l’été ?

— Parce qu’après, elles tomberont toutes ?

— Après, on sera partis. On ne sait pas ce qu’elles feront, elles décideront peut-être de mourir de désespoir d’être restées toutes seules.

— Tu es drôle, toi.

— C’est un compliment. Je suis très flattée.

— Tu ne vas jamais nager ?

— Je ne sais pas nager.

— Comment ça se fait ?

— Je suis beaucoup plus vieille que toi. De mon temps, tous les petits n’allaient pas à la piscine, du moins pas…

— En fait, pourquoi tu n’as pas de piscine ?
J’aurais cru que Lucas dirait « nous », mais il était probablement trop tôt pour qu’il se sente chez lui à la maison.

— J’ai eu assez de travaux. Et je préfère me baigner dans la mer.
Il avait donc eu peur des tarentes chaque nuit depuis son arrivée. Les choses noires, la décoration style grotesque des plafonds de la saison. Enfant, on était encore assez proche du néant pour tout craindre, n’ayant pas développé sa capacité d’abusement, mais les aînés se faisaient un devoir de vous aider à perdre la mémoire de la mort, car nous devions tous oublier ensemble l’omniprésence des choses noires. Comme cela m’était venu naturellement, ce ton condescendant et les mots allant de pair, empreints de conviction. Des lézards, rien de méchant. Et si c’était des lézardes par lesquelles le plafond s’ouvrait vraiment chaque nuit sur l’innommable ?

— Tu aimes les chats, Lucas ?

— Non, pas du tout. Pourquoi ?

— Si l’on en prenait un, il chasserait les tarentes.

— J’aime mieux les tarentes. Prends un chien, plutôt.

— Je n’aime pas assez les chiens.
De toute manière, ç’avait été une suggestion inane. Lucas repartait vers l’eau. Je le suivis, m’immergeai jusqu’aux seins et me tournai vers les rochers de la crique, rouge vif, pailletés de mica ou de sel laissé par les tempêtes. (Décidément, ermite sur un rocher, je me serais mieux sentie). La plante qui poussait dessus par touffes s’appelait perce-pierre, j’étais certaine de ne pas me tromper. Je me concentrai sur la vue jusqu’à finir par avoir l’impression d’être remplie de couleurs, puis je retournai vers Dante. Il y avait du sable entre les pages. Je relus la description des Ombres :

« … elles clignaient des yeux vers nous
comme le vieux tailleur au chas de son aiguille ».

et je sentis que je n’avais rien à dire, plus aucune phrase à prononcer, qui soit prête et qui veuille sortir dans l’espace entre les humains. Ce que j’éprouvais demeurait détaché de la parole. Les mots n’étaient pas les bons. Mais je m’étais toujours tenue entre deux mondes, entre eux et les images.
Des images m’assaillaient : Charles, un après-midi pluvieux, les traits adoucis par le plaisir, le sourire qui s’esquisse, lent comme les gestes coutumiers qu’on retrouve doucement après la jouissance ; Pierre, sur le tournage, qui jette sa cigarette et l’écrase tout en m’adressant un sourire torve de complicité mélancolique, avant d’aller jouer la scène suivante ; Ivy en train de s’habiller, qui essaie successivement trois paires de chaussures puis recommence, tandis que sa main gauche boutonne sa veste. Il y avait quelque chose, dans ces images, qui dépassait toute parole. « Le vieux tailleur au chas de son aiguille ». Dire qu’il allait falloir passer par là.
Ce tailleur, c’était grand-père, réalisai-je. Mais oui. Il fallait peut-être en parler à Lucas qui regrettait que nous fussions tous comme ça, éparpillés à des endroits distants. Lui décrire grand-père. Ses ciseaux qui me fascinaient, le bruit qu’ils faisaient en se refermant, du temps où je mettais une main entière dans chacune de leurs ferrules, où je rêvais d’atteindre la longueur de son mètre en bois. Quelles belles traces laissait sa craie sur les tissus en laine ! Je me penchais, fascinée par les particules blanches inégalement réparties sur les fils duveteux. Les choses étaient encore si proches des yeux, en ce temps-là. Et ce bruit tellement particulier, net, agréable, du métal progressant à travers l’étoffe coupée – ni grincement ni crissement mais une sorte de morsure où l’on entendait bien la résistance de la matière épaisse, la pureté de la coupure, l’effort de la main et le mouvement huilé des branches en acier autour de la grosse vis. Un bruit si riche, pur et incomparable, comme la neige sous les pas ou la pomme croquée. Et au-dessus de la table, le visage de grand-père, tout froncé à force d’attention, ses lunettes descendues à l’extrême bout du nez charnu, plutôt long – celui d’Ivy. En l’absence de photos, je pouvais dire à Lucas : grand-père avait le même nez que maman.
Et la boutique où grand-mère régnait derrière le comptoir, les mains appuyées dessus, défiant le client qui prendrait le risque d’y entrer. Ses robes marron, bleu marine ou vert foncé, ses bas épais aux pieds dix fois reprisés (à l’agacement de sa fille) avant qu’elle ne se résolve à les jeter, leurs jarretelles de caoutchouc blanc à fermoir en fil de fer, d’un modèle qui ne doit plus exister nulle part sur terre. Son bol de café au lait mangé à la cuillère, les morceaux de pain rassis trempant dedans, petites éponges comestibles dont grand-mère m’enfournait une sur deux dans la bouche, sachant que moi aussi, je trouvais ça très bon. J’étais certaine qu’Ivy n’avait jamais raconté à Lucas ces choses-là. Voilà l’irremplaçable apport que je pouvais faire à son éducation. Les belles traces de la craie sur le tissu. Les jarretelles si laides et solides, comme il n’en existe plus. Je pouvais toujours forcer mon frère à m’écouter, un soir. Adulte, il allait certainement être content de retrouver quelques renseignements généalogiques dans un coin de sa mémoire, comme des objets remisés dont on ne voyait guère l’utilité jadis. Ces histoires de gens morts qu’on chérit parce qu’ils sont des images anciennes. Les disparus, il pouvait les porter en lui, où qu’ils fussent réellement.

— Tu veux que je t’emmène à Paris, Lucas ?

— Pour quoi faire ?

— Pour voir Paris.

— Rien que pour ça ?

— Bon Dieu, Lucas, ça se fait, aller à Paris rien que pour Paris, je ne suis pas la seule au monde à concevoir une telle idée, des millions de gens descendent là-bas de bien plus loin que le Midi, ou rêvent d’y descendre.

— Mais tu connais, toi !

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Que l’idée de Paris te répugne au point que de nous deux, il n’y a que moi qui puisse éprouver l’envie de m’y trouver ?

— Je n’aime pas regarder des bâtiments et des musées.

— Si j’y vais pour un jour, tu ne voudrais pas venir avec moi ?

— Non. Tu es obligée d’y aller ?

— Je le serai peut-être dans une semaine ou deux, pour voir des gens. Tu sais quels sont les plus grands bâtiments du monde ?

— Non.

— Le Pentagone, la pyramide de Khéops et le palais de Ceausescu.

— Qui est Ceausescu ?
Je regrettai d’avoir voulu élargir sa culture générale. Mais avant que je n’eusse trouvé un début de réponse, il était déjà reparti en courant vers l’eau. Devais-je consacrer le reste du mois à formuler une version acceptable à la fois pour lui et pour moi-même de l’histoire européenne des cent dernières années, que je lui verserais progressivement dans le cerveau ? Etait-il bien ou mal que le fils d’Ivy Singleton n’ait pas la moindre idée des choses noires péalables à sa naissance ? Dans une de mes séries, l’héroïne n’aurait pas hésité.
« Ils nous ont simplement vendus, ma jeune amie, avait dit Milstein. Les miens, ils les ont vendus pour quelques années de paix en plus, et ceux de votre pays… » - « Ce n’est pas mon pays, Armand, l’avais-je interrompu. On pourrait appeler ça ma « patrie », si vous y tenez, dans la mesure exacte où c’est le pays de mon père – que je ne connais pas. C’est son pays et celui de quelques autres membres de ma famille, mais personnellement… » - « Quelle importance ? Les vôtres, ils les ont bien vendus aussi, et deux fois. Je me suis laissé dire que la deuxième, on a longuement discuté le nombre d’années, pour les vôtres. Après une guerre, on peut fixer en toute confiance la durée d’une concession, n’est-ce pas ? Comme ce doit être palpitant, ensuite, quand des bricoles imprévues se produisent, d’essayer de deviner si l’échéance tombera bien à la date prévue, ou un petit peu plus tôt, ou plus tard… Vous voulez que je vous dise pour combien d’années on les avait confiés aux soins de l’autre bienfaiteur de l’espèce, les vôtres, d’après ma source autorisée ? Vous n’êtes pas curieuse de savoir si c’est juste au moment prévu que le Mur est tombé ? » - « ça vous arrive d’aller chez Macdonalds’s, Armand ? Ils font une sorte de tombola : sur le plateau, sous votre repas, il y a une feuille avec les drapeaux de tous les pays d’Europe, où vous devez coller la vignette de l’Etat qu’on vous a attribué à l’achat d’un sandwich. Selon le pays que la chance vous donne, vous pouvez gagner un développement de photos, un disque, une télévision, une voiture… Si vous avez la France et l’Allemagne, vous gagnerez un million. Vous voulez que je vous apporte la feuille ? On pourrait jouer au Monopoly dessus, en prenant le café, la prochaine fois qu’on déjeune ensemble. C’est fait pour ça aussi. Un jeu polyvalent, très instructif. » Il y avait une manière efficace de donner à Lucas une leçon d’histoire qu’il n’oublierait pas. J’aurais pu commencer le jour de son arrivée : « Hitler, c’est un monsieur sans qui tu ne serais pas né… » Mais je ne me sentais pas le droit de lui infliger ça. Il y avait des gens persuadés que tout était politique, et je me disais que tout devenait muet – le sens des mots se perdait, sauf de ceux qui font mal.

Voir un compte rendu de lecture : Sous le soleil noir de Denitza Bantcheva

P.-S.

Avec l’aimable autorisation des Editions du Revif.
"A la rigueur", 2009.

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