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Les îles marquises 

mercredi 15 juin 2011, par Bernard Vaudour-Faguet

— Madame, Madame l’infirmière... Je vous en prie... Je...
— C’est vous qui avez sonné ?
— Oui ! Oui ! Bien sûr ! C’est moi ! Je viens juste de vous appeler !
— Qu’est-ce qui vous arrive ?
— J’ai une violente douleur au ventre et...
— On vous a opéré quand ?
— Hier dans la matinée...
— Je suppose qu’on vous a posé un appareil de régulation sur le coeur ?
— Exact !
— Ne vous inquiétez pas ! C’est normal ! Ce sont les suites de l’anesthésie. Les muscles de la vessie sont collés, de sorte que vous ne pouvez plus uriner.
— Alors ? Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Je vais tout se suite appeler ma collègue de l’étage. Elle a l’habitude de poser des sondes...
— Des sondes ?
— Oui ! Elle va venir vous fixer un tuyau qui permettra le retour à la normale. Je m’occupe de vous . Ca va aller ! Il n’y a pas d’autre solution à ce problème.

Elle sort. La nuit augmente, de façon significative, la notion du négatif, la notion de souffrance. Le doute qui grimpe en flèche, qui prend une proportion démesurée... Tout s’enchaîne dans une noirceur panique irraisonnée. Une crainte sombre veut absolument émerger. Et le cerveau qui perd ses repères familiers...
Des ombres chinoises courent sur les murs ; il est plus de trois heures du matin. Brûlure superficielle et irritation de peau se confondent dans un mélange de sensations désagréables. Les phares des ambulances, dans la cour au-dessous, avancent, reculent, se croisent en continu. Service de nuit... A droite, à gauche, venant d’on ne sait où, les climatiseurs accompagnent le déroulement inerte des heures. A quoi bon ces machines qui tournent dans le vide à pareil moment ? Le voisin de chambre, séparé par un rideau de nylon semble dormir d’une plénitude biologique totale. Comment fait-il ? Certes, il y a les sédatifs, les calmants, les cachets... Est-ce la seule explication à sa détente ? Paradoxe de ce ralentissement nocturne : une foule de mouvements divers se suivent, s’enchaînent, confirment une présence humaine nombreuse et pourtant l’impression de vide est poignante. Mobilité et stabilité dans un même lieu... Le psychisme enfermé dans ce site au caractère particulier est fortement déstabilisé. L’esprit – friable — se raccroche, en dernier recours, à des aspérités insignifiantes, à peine reconnaissables... Mais où est-elle allée chercher du renfort ? Que fait-elle ? Et si sa collègue est en poste ailleurs ? Quelle autre alternative ?
Ouverture de la porte (enfin !) : c’est la collègue de secours ! Une blouse blanche passe la tête. La silhouette semble discrète, furtive, chétive ; aspect général de grâce et de légèreté. Elle franchit le seuil d’entrée de la chambre. Une moitié d’obscurité ne permet guère de mieux distinguer les traits du visage de la soignante. Cependant, à première vue, elle est assimilable à la jeunesse. C’est sûr, elle est très jeune. Un signe de différenciation, de distinction, assez important dans cette circonstance... Qu’indique, au juste, cette appartenance à la toute jeunesse ? Est-ce un indice gratifiant ? Oui... Non... J’ai devant moi une grande adolescente. Une taille longiligne. Elle tient dans ses doigts une poche de plastique transparent qui laisse apparaître des tuyaux colorés . Une instrumentation qui donne quelques frissons... Pour faciliter son opération elle dirige le flexible de la lumière sur la cible entre les montants du lit ; elle prépare minutieusement son matériel. Attention, concentration, minutie... elle est jeune, elle ne plaisante guère avec la qualité des gestes. Responsable ? Oui ! Certainement !
— Surtout ne vous agitez pas ! Si vous bougez n’importe comment je risque de vous faire bien mal. Ne vous crispez pas. Pensez à autre chose... Je vous avertis... C’est mieux si vous restez complètement décontracté. Regardez le plafond ! Relâchez-vous !
Sur le fond des choses elle a raison. Son propos est cohérent, tout à fait raisonnable, c’est le fruit d’une certaine expérience... Je sais maintenant de quoi il s’agit ! Aucun doute sur le phénomène qui m’attend... Cependant du principe de décontraction à la réalité de la décontraction... il y a un fossé énorme.
La jeune infirmière de nuit me paraît bien frêle ; bien fragile. A-t-elle vraiment confiance en elle ? Quelle vulnérabilité ! Pourquoi insiste-t-elle aussi lourdement sur les difficultés ? Je tente d’obéir en scrutant les boiseries et les défauts du plâtre... Inutile de lui adresser la parole je vais ajouter de la nervosité à son état . Et pourquoi est-elle seule pour effectuer un travail aussi périlleux ? Que se passe-t-il dans cette institution ? On confie des manoeuvres délicates à des débutantes... Elle a l’âge de mes élèves ! Oui.. Oui... elle sort à peine de l’école ; hier elle était probablement dans une salle de classe ! Quelle précocité !
La soignante de secours ajuste la sonde à la bonne hauteur ; se concentre de façon extrême. Sa vigilance est physiquement palpable. Immobilisation complète du corps, des épaules, de la nuque : elle avance millimètre par millimètre. La douleur, pour l’heure, est tolérable. C’est le temps de songer à l’ailleurs, à la suite... Je regarde la fenêtre où se dessinent des particules d’étoiles découpées par la veilleuse. Tant bien que mal je respecte la consigne en déchiffrant les traces de peinture près du néon. Je dois agir sur mes muscles, mes tendons, mon épiderme, pour effacer les sensations du moment... Tout en trichant un peu puisque je jette un coup d’oeil furtif sur ce visage, à proximité immédiate du mien. Ce visage ? Un lambeau de blancheur bizarre imbibe les joues, quelques gouttelettes de transpiration perlent sur le front. Est-ce du vrai ? Est-ce de l’imaginaire ? L’infirmière poursuit son action à la même vitesse, celle de la lenteur volontaire. De son côté elle surveille à la fois le cheminement de la sonde... et les pulsions de cet individu allongé dont elle ne connaît guère les réactions éventuelles ! Ma neutralité psychologique lui donne des raisons de se rassurer. Son mutisme est sous contrôle, le mien aussi. Ce qu’on ne se dit pas, là, à cet instant, a beaucoup de sens, plus de sens que la plupart des discours... qui ne veulent rien dire !
Enfin elle présente le bassin ; il se remplit vite. Le mécanisme urinaire se rétablit. Tout marche en douceur. La pression diminue de plusieurs crans. Les tissus reprennent vie. On souffle ensemble un bon coup. C’est un authentique vacarme de mots... sans les mots ! Elle retire la sonde avec un soin féerique, presque poétique. Comment décrire son habileté technique ? Je pense, à ce stade de l’intervention, qu’elle a cent ans de pratique ! Nous avalons notre salive. Elle se racle la gorge avec satisfaction ; jette la sonde usagée dans une autre poche. Son visage se recolore avec du relief et des signes évidents de soulagement...
— Mademoiselle j’ignore votre nom... Permettez-moi de vous faire un compliment tout de suite. Ce n’est guère l’heure... il est nécessaire que je vous exprime...
— Euh ! Vous savez... On m’attend là-bas au fond du couloir ! J’ai des perfusions à poser...
— Allez ! Juste une phrase ! Grand merci et bravo ! C’est positif ! Je veux vous féliciter pour votre sang-froid exceptionnel. Il me vient en tête une excellente idée : je souhaite vous emmener aux Iles Marquises ! Sous les palmiers et les cocotiers...
— Je m’appelle Sylvie
— N’oubliez surtout pas ! Les Iles Marquises !
— Si vous voulez ! Après mon service de nuit... On partira... Maintenant j’ai du boulot... Je dois me sauver... La nuit est pas mal longue ici... Je n’ai pas le temps de faire la causette. Je vous souhaite une bonne fin de nuit.
Sylvie jette ses gants de protection, range son matériel avec prudence, se débarrasse des objets contaminés et enfin se désinfecte les mains sous le serviteur du lavabo. Sa terrible pâleur a disparu. Tout à l’heure elle frôlait le doute absolu. Elle laisse percer un soupçon de fierté qui la valorise...
— Je vous quitte pour de vrai ! Bonne chance pour la suite !
Elle s’échappe sur la pointe des pieds. Elle vient d’accomplir, de mon point de vue, un petit exploit ordinaire. Quelle simplicité de comportement ! Quelle allure ! Quel talent orchestré dans la modestie ! Notre époque qui traite de tout avec profusion, ostentation et exhibitionnisme ne sait plus s’arrêter sur un savoir-faire issu directement de la banalité et du dévouement. Ce refus de parader est une vertu majeure, une vertu exceptionnelle, étrangère aux ressorts intimes de notre modernité .
Hum ! Totale discrétion de l’infirmière soignante ? Oui ! Discrétion relative... Enfin... La notion mérite d’être nuancée ! Sylvie a déjà (quand même) bavardé sur l’incident du milieu de nuit avec ses collègues ! J’ai la certitude qu’elle s’est libérée d’un certain volume de confidences... Comment lui en vouloir ? Voilà qu’on lui propose un voyage à l’autre bout du monde... Certes, le contenu de la proposition ressemble à une chimère prise sur la lune ; c’est utopique, fantaisiste – tant pis ! —, c’est plaisant à entendre du côté de ses deux oreilles ! Comment ai-je deviné la « fuite » ?
Sylvie a parlé ; les soignantes ont entendu ! Le message est bien arrivé de telle sorte que le lendemain, à l’heure de la pause-café, j’ai vu débarquer dans la chambre 546 un groupuscule constitué de blouses blanches, de blouses bleues. Le commando s’installe au bas du lit. Des jeunes femmes euphoriques, en pleine forme, exaltées, émoustillées par la nature alléchante du discours perçu. Quelle invitation superbe ! Un départ sous les tropiques ! Elles sont agitées comme des puces.
— Et nous alors ? Pourquoi vous nous emmenez pas aux Marquises ? Si vous partez avec Sylvie ce n’est pas juste de nous abandonner ici à la Clinique Pasteur...
— Oui ! Mais Sylvie a été héroïque l’autre nuit ! C’est pourquoi je me suis permis de lui offrir une évasion lointaine...
— Nous aussi nous sommes héroïques ! C’est pareil ! On mérite le même traitement et les mêmes faveurs ! Et jamais personne ne nous propose les îles !
— Vous comprenez c’est normal de lui faire ce cadeau... Oh ! Bientôt vous trouverez un mécène assez généreux pour vous embarquer encore plus loin !
— Un mécène ? Un mécène ? Eh ! Oh ! Ce n’est pas exactement comme cela qu’on qualifie ce type d’homme... Celui qui paye un séjour à l’étranger porte un autre nom... Au fait, supposons un instant qu’on décolle avec vous de Blagnac qu’est-ce qu’on irait faire sous le soleil ?
— Du surf, de la voile, du bronzing, de la plongée...
— Que du bonheur !
— Et qui va payer ?
— Vous posez trop de questions... Vous voyez bien que j’ai encore des fils autour des bras... J’ai des capteurs qui me relient au contrôle... Et vous connaissez ma tension ?
— On connaît ! On connaît ! Ne vous inquiétez pas ! On va régler cette difficulté ! Nous sommes là pour vous soigner... Vous serez bientôt prêt à courir ! N’oubliez pas de vous occuper des places d’avion...
Elles raisonnent sur le mode de l’insouciance folle. Un brin d’inconscience heureuse... Peut-être pour rester dans le domaine béni de la jeunesse, de l’illusion, du rêve. C’est un choix informulé ; elles ont préféré cette courte pause dans la 546 : habituellement elles fréquentent un carré réservé au personnel. Le propos, c’est clair, aujourd’hui, allait être fort différent ! Quelque chose de bizarre, d’insolite. Une fuite dans l’exotisme qu’on déclenche à volonté. C’est pour « couper » une routine, pour s’extraire d’une matinée qui allait être comme les autres. Le dérapage dans l’inutile... plus profitable que le café ! Pourquoi reculer devant une séquence qui crée une soupape de décompression, qui procure un divertissement bénéfique ? Dans leur espace-temps toujours chronométré cette fenêtre ouverte sur une plage ludique était bonne à saisir... Dans cet immeuble le parcours de la semaine est souvent tendu, aléatoire, cerné de vigilances épidermiques , l’efficacité réclamée –impérative — use les énergies . Cette poignée de secondes dérobées à la contrainte représente un petit tourbillon de vents légers... Trop de motifs à désespérance se développent dans leurs journées et peu de phrases rendent compte de ces malaises (malheurs, échecs, défaites).
— On reviendra vous voir pour la tension ! Gardez-vous bien ! A bientôt !
Elles me font la bise, l’une après l’autre. Avec beaucoup de conviction, comme au cinéma. Quand elles m’affirment revenir... c’est pour une satisfaction théorique car elles ne sont pas exactement dans leur territoire de travail. Ce n’est pas grave. L’intention, dans ce cas, a force de loi ! La fin de cette matinée est à l’optimisme. Sylvie a déjà oublié l’épisode tangent de la sonde et moi j’ai effacé ce mauvais souvenir de l’intérieur de mon cerveau.
Une volée de moineaux s’envole de la cage 546. C’est un peu bruyant, désordonné... et sincère. Elles ont effectué deux fausses sorties de manière théâtrale. Ce départ est définitif ! Vigoureuses et ultimes poignées de mains. Elles rompent avec l’épisode récréatif. La modeste troupe se disperse, assez contente de l’événement. La Clinique Pasteur, ce jour-là, marchait sur un joli nuage très haut dans le ciel ! Une vraie rareté anthropologique !

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