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Le géant 

jeudi 1er juillet 2010, par Fabrice Marzuolo

Encore un bébé oublié dans une voiture sur un parking. Le stress, l’appel de l’entreprise, arriver avant l’heure, partir après l’heure. La performance, le profit ou tout simplement la peur de perdre son gagne-pain… Il y a une logique dans une telle société : on met moins de temps à refaire un bébé qu’à retrouver du boulot…

Admiratif, je regardais les corbeaux se poser sur les corniches de l’immeuble en face du cimetière. Je songeais dommage que je fusse si petit, que je ne pusse bondir jusque sur les tuiles faitières et ainsi me faire une idée précise des choses vues d’en haut.
Et, tout à coup je me mis à grandir énormément ! Mes souliers crevèrent, ma chemise et mon pantalon se déchirèrent – je me vis en incroyable Hulk de la télé ! Je prenais du volume. A la fin, je me retrouvai nu comme un ver. Je me sentis gêné et plaçai aussitôt mes mains en conque sur mon phallus. En vain, il dépassait …

— Après tout, me raisonnai-je, autant exhiber cette trompe à la face du monde ! Puis j’entendis les sirènes des voitures de police, celles des pompiers également, sûrement celles des ambulances en sus… Il y avait beaucoup d’agitation à mes pieds.
En bas, tout en bas, si loin, la foule se déplaçait par vagues, un roulis incessant sur l’asphalte…
Cette vision m’évoquait des oiseaux mazoutés, puis de la limaille de fer se disposant autour des pôles d’un aimant … Des cris de myosotis me parvenaient aux oreilles. Je tentais de redoubler de vigilance, de ne pas écraser trop de monde, j’évitais aussi de détruire les merveilleux ouvrages des hommes – du moins ceux que je pouvais apercevoir… Les flics armés jusqu’aux dents devaient tout de même se rendre compte que j’étais un gentil car ils vidaient nettement moins de chargeurs sur moi que sur un ennemi public numéro un ordinaire.
Cependant ils avaient balisé certains endroits qualifiés de stratégiques. Ils m’avaient fait comprendre qu’il m’était absolument interdit de m’en approcher.
J’avoue avoir songé à marcher sur Matignon, pour me soulager… Aussi, de jouer à la marelle sur l’Elysée. J’imaginais d’ailleurs la chose avec tellement de plaisir qu’elle déclencha une érection. Le lieu n’était pas propice à l’état ithyphallique… Il occasionna un énorme remous dans les rangs des services de sécurité : maintenant ils savaient clairement lire mes intentions… Chaque fois que cela se produisait, illico des troupes étaient appelées en renfort aux abords des niches à sommités que j’aurais pu aplatir avec une euphorie onctueuse
Les premiers temps de ma grandeur je fus régulièrement invité sur les plateaux télé car ils avaient constaté que ma seule présence augmentait l’audience… Il fallait que je me couchasse pour être filmé et être parfaitement cadré… Je n’avais pas grand chose à exprimer, ce qui, ajouté à ma grande taille, contribuait à mon image de star potentielle. Il y avait de quoi me presser, j’incarnais un produit idéalement rentable.
Sur cet élan, on me désigna parmi les dix personnalités préférées des français ! Pourtant, même un géant n’est pas à l’abri de la colossale connerie humaine. Du microscopique à l’énormité, rien n’endigue sa démesure !
Ils me firent réciter des balivernes en direct sur l’acceptation des différences – style éléphant’man, enfin tous ces sentiments boursouflés, mielleux que goûtent les téléspectateurs le soir, écroulés dans leur salon après avoir passé la journée à écraser l’autre dans la jungle économique. Je participais à des enregistrements censés rapporter des sous à ceux qui souffraient, tous les démunis à vie… Je fréquentais les stars, côtoyais les animateurs vedettes, tous ceux qui ont des cœurs tatoués sur les mains, du coup les portes de la Capitale s’ouvraient au large… Les grandes maisons rehaussaient leurs toitures rien que pour moi. Chacun rêvait de me mettre son toit dessus.
Pourtant je perdis le moral et dans la foulée l’appétit ; je fondis à vue d’œil… Un géant maigre, c’est moins télégénique, ça a tout d’une allégorie, ça réveille les peurs, ça les grossit honteusement… Autant montrer la mort à la loupe, en direct !
L’audimat connut la chute libre – on m’invita moins puis plus du tout.

Plus tard, par inadvertance j’écrasai une ou deux maisons avec des enfants dedans. Cela me valut instantanément la haine du bon peuple, savamment attisée au passage par ceux qui voulaient rapidement en découdre avec moi. Les médias trouvaient dans cette tragédie aux relents Grégo-Voloniaise du fait divers, de quoi rétablir leurs recettes publicitaires. Cris de douleur, de désespoir, les parents des victimes furent filmés en gros plan, prêts à traverser l’écran pour aller pleurer sur l’épaule des téléspectateurs à la bouche en plateau-télé, et tellement larmoyants… Et de sanglots en violons, les victimes devinrent leur véritable famille, bien davantage encore car il y avait des membres de leur propre famille qu’ils traitaient avec beaucoup moins de commisération… Néanmoins inutile de s’étendre sur le linge sale qui passe mal à la télé…
On réclama ma tête. Incroyable, mais la peine de mort revint sur la table ! Les représentants du peuple, qui sont parfois meilleurs que leurs électeurs, décidèrent de m’imposer une sorte d’exil : les villes me furent interdites. Alors des voix s’élevèrent, avancèrent des noms, thébaïde, recez, lazaret, les mots des poètes qui plaidèrent ma cause - pour eux aussi le malheur des autres est une terre fertile. Ils exploitèrent celui-là à la manière des ténors d’associations caritatives : des organismes qui permettent d’avantage aux riches de dormir tranquilles chez eux qu’aux pauvres de ne pas dormir dehors. Ainsi, les gens de lettre se préoccupèrent d’asseoir leur instant de gloire dans ma réclusion plutôt que de m’en sortir.
J’étais donc condamné à me cantonner aux abords des décharges, camper dans les fossés, me réfugier dans les terrains vagues, m’étaler dans les marécages… La plupart du temps je devais progresser dans une boue qui me montait jusqu’aux genoux. Cette condition rendait ma position debout intenable, aussi, à force, je ne me déplaçais plus qu’en rampant. J’en avais profité pour creuser avec ma bouche des galeries de plus en plus profondes et je ne sortais de ces boyaux que très sporadiquement. D’autant qu’à ma dernière percée, j’avais aperçu ces corbeaux qui m’avaient naguère donné envie de grandir… Sous l’œil aiguisé de l’un d’eux, je m’étais subitement entortillé comme un ver…

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