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Le Gardien du cimetière  

dimanche 3 janvier 2010, par Jean Ray

Ce texte nous vient d’un auteur presque oublié. Raymond Marie de Kremer est un écrivain belge bilingue, né en 1887 et mort en 1964 à Gand. Il écrit en français sous le pseudonyme Jean Ray et en néerlandais sous le pseudonyme John Flanders. Il s’est essentiellement consacré à la littérature fantastique. Jean Ray occupe la place la plus importante au sein de l’école belge du fantastique. Son œuvre se caractérise surtout par des histoires peuplées de fantômes et de créatures de l’au-delà. La peur en est le moteur principal, ainsi que ce que cache chaque masque que porte tout individu et l’idée de la survivance des dieux. Son écriture baroque doit beaucoup au roman gothique anglais du XVIIIe siècle. Ce Gardien du cimetière date de 1925 et fait partie des histoires une des histoires des "Contes du whisky".

Le livre nous raconte l’histoire d’un homme engagé par une comtesse bulgare pour être le gardien d’un cimetière désaffecté pendant un an. Alors qu’une mystérieuse plaie lui pousse derrière l’oreille, il comprend qu’il est prisonnier dans ce cimetière. Frissons garantis.

— La raison pour laquelle je devins le gardien du cimetière de Saint-Guitton, monsieur le Juge d’instruction ? Mon Dieu, la voici : la faim et le froid.

« Imaginez-vous quelqu’un, vêtu d’un complet d’été, ayant fait soixante kilomètres séparant deux villes : celle où on lui a refusé tout travail et tout secours, et celle qui fut son dernier espoir. Imaginez-vous cet être nourri de carottes glacées sentant le purin de l’engrais et de pommes reinettes, aigres et dures, oubliées sur l’herbe d’un verger désert ; imaginez-le trempé par une pluie d’octobre, courbé sous de grosses rafales qui accouraient du nord, et vous aurez devant vous l’homme que je fus, lors de mon arrivée dans la banlieue de votre sinistre ville.

« J’entrai dans la première maison, qui est une auberge à l’enseigne des Deux-Pluviers, où le patron charitable me réconforta de café chaud, de pain et d’un hareng saur et où, au récit de ma détresse, ce brave homme m’apprit qu’un des gardiens du cimetière de Saint-Guitton venait de partir et quel l’on cherchait un remplaçant.

« Pourquoi les morts m’auraient-ils fait peur ? Les vivants m’avaient tant fait souffrir. Pouvaient-ils être plus méchants que ces derniers ?

« Vous cacherai-je ma joie d’avoir été agréé sur-le-champ par deux gardiens restants, qui semblaient avoir pleins pouvoirs sur le cimetière et les affaires qui s’y rattachaient ? Non, car je reçus tout de suite de chauds vêtements et un repas. Ah ! mais quel repas ! De larges tranches de viande rouge, des pâtés ruisselants de jus, des fritures aussi copieuses que dorées.

« Quelques mots maintenant sur le cimetière de Saint-Guitton ; c’est un immense champ de repos où l’on n’enterre plus depuis vingt ans. Les pierres tombales y sont effritées et leurs inscriptions mangées par les lichens et les pluies. Des monuments funéraires y sont tombés en ruine. D’autres ont été engloutis par des effondrements partiels et émergent en quelques centimètres de pierre grise. Une sorte de brousse hâve a envahi les allées, et les pelouses sont comme une jungle.

« La municipalité, qui est pauvre et qui envoie maintenant ses morts dormir dans l’immense nouveau cimetière de l’Ouest, avait caressé l’espoir de convertir la nécropole en terrains industriels.

« Mais les manufacturiers n’en voulurent point, aussi superstitieux sans doute que les banlieusards qui, le soir, autour de leurs petits feux bourrés de coke, en entendant le vent se plaindre dans les ifs du cimetière de Saint-Guitton, racontent d’horribles histoires de revenants.

« Il y a huit ans, la face des choses changea.

« Peu de temps avant sa mort, la richissime duchesse Opoltchenska — noblesse russe ou bulgare — proposa à la ville d’acheter le cimetière désaffecté pour une somme fantastique, à la condition qu’elle pût y avoir sa tombe et qu’elle fût la dernière à y être inhumée.

« Elle ajouta que le cimetière serait gardé nuit et jour par trois gardiens, aux frais desquels un legs pourvoyait. Deux de ses anciens serviteurs étaient désignés, un troisième était à adjoindre. Je le répète, la ville était pauvre, elle accepta d’emblée.

« Aussitôt, une foule d’ouvriers s’occupa d’ériger, dans le coin le plus reculé du cimetière, un vaste mausolée des dimensions d’un petit palais, et le mur d’enceinte fut triplé de hauteur et hérissé de hallebardes de fer.

« Le mausolée fut à peine achevé qu’il reçut la dépouille de la duchesse. Le monde n’avait vu dans tout cela qu’une pointe d’originalité : la millionnaire, s’étant fait enterrer avec des joyaux d’immense valeur, voulait mettre sa dernière demeure à l’abri des détrousseurs de tombes.

— Et voici mon histoire... :

Les deux gardiens m’ont fait excellent accueil.

Ce sont des colosses à la mine de bouledogues. Pourtant, ils doivent être de braves gens, car j’ai vu leur joie et leur énorme satisfaction devant mon bel appétit, et ce ne sont que les braves cœurs qui sourient à l’appétit des misérables.

En entrant en fonction, j’ai dû jurer la rigoureuse observation du règlement : ne pas quitter le cimetière pendant la durée de mon engagement — une année —, n’avoir aucun rapport avec l’extérieur, ni chercher à en avoir. Ensuite, ne jamais approcher du mausolée de la duchesse.

Velitcho, qui est strictement affecté à la surveillance de ce coin du cimetière, m’apprit que sa consigne était de faire feu sur n’importe qui s’approcherait de la tombe.

Ce disant, il braqua négligemment sa carabine sur une lointaine ramure de peuplier où sautillait une ombre minuscule. Le coup partit et un geai au plumage piqueté d’azur dégringola.

Velitcho était un tireur remarquable.

Il le prouvait du reste tous les jours, car le cimetière fourmillait de lapins sauvages, de gros ramiers au duvet opalin et même de faisans, qui fuyaient parfois, rapides, dans l’ombre des fourrés.

Ossip, le second gardien, le seul qui sortait du cimetière pour aller aux provisions, nous confectionnait d’exquis petits plats de gibier. Oh ! je me rappelle une étonnante galantine de volaille, figée dans un jus doré et qui fondait dans la bouche, onctueuse comme une crème de viandes tendres, de truffes, de pistaches, de piments et de graisse fine.

Mes journées se passent à manger et à me promener dans le mélancolique parc qu’est devenu les cimetière.

J’ai emprunté une carabine à Velitcho mais, piètre tireur, je ne parviens qu’à éveiller par-ci, par-là un écho, qui passe alors, pendant quelques secondes, comme une pauvre plainte entre les tombes oubliées.

Le soir, dans notre petite salle de garde, nous nous réunissons autour du poêle calorifère, dont l’œil de mica rougeoie malicieusement.

Au-dehors, il n’y a que le vent et les ténèbres ; Ossip et Velitcho parlent peu.

Leurs visages tournés de trois quarts vers la haute fenêtre badigeonnée de nuit, ils semblent toujours aux écoutes, et ces grosses figures de chiens de garde semblent refléter l’angoisse.

Et pourquoi ?

Je souris à la superstition de leurs âmes frustes et, en ces moments, je me sens supérieur à eux. Oui, pourquoi l’effroi ? Au-dehors, il n’y a que l’obscurité des nuits d’hiver, que la plainte aigre du vent.

Parfois, haut dans le ciel, des rapaces nocturnes crient à la mort et, lorsque la lune se tient, petite et brillante, dans le coin de la plus haute vitre, j’entends les pierres se fendre sous l’effet du gel.

Vers minuit, Ossip nous prépare une boisson chaude qu’il appelle « chur » ou « skur ».

C’est un breuvage presque noir, fleurant bon les plantes étranges. J’en bois avec un plaisir extrême ; à peine la dernière gorgée est-elle avalée qu’une exquise chaleur me pénètre ; j’éprouve un sentiment de bien-être inouï ; je voudrais rire et parler, ne fût-ce que pour demander une seconde tasse. Mais voilà que je ne le puis pas ; une roue multicolore se met à tourner devant mes yeux et je n’ai que le temps de me jeter sur mon lit de camp, pour m’endormir aussitôt.

Non, je ne crains pas la nuit dans le cimetière. Ce que j’appréhende, c’est l’ennui, et c’est ce qui m’a conduit à tenir mon journal, ou plutôt à noter mes impressions, car ce n’est pas, à proprement parler, un journal, puisqu’il ne porte ni jour ni date.

C’est de ce cahier que j’extrais tous les passages relatifs à mon effrayante aventure, monsieur le Juge d’instruction. Je n’ai pas voulu vous astreindre à lire les poétiques descriptions de tombes encapuchonnées de neige, ni mes idées sur Grieg Wagner, ni mes préférences littéraires, ni mes élucubrations philosophiques sur la peur et la solitude.

Ossip et Velitcho me gâtent ! Que d’admirables menus !

Dire que l’autre jour, comme je n’avais pas montré le même appétit qu’aux autres repas, ils marquèrent une inquiétude presque ridicule.

Velitcho a reproché à son compagnon de n’avoir pas soigné le repas comme toujours, dans des termes d’une violence exagérée.

Depuis, Ossip ne fait que me consulter sur mes goûts et mes préférences. Ah ! les braves gens.

A ce régime, je devrais grossir comme une caille. Il n’en est rien. C’est curieux, par moments, je me trouve même une mine extrêmement souffreteuse.

Hier, j’ai eu une première impression de peur. Pourtant, je dois avouer qu’il n’y avait matière qu’à un sursaut désagréable.

Entre chien et loup, comme je sortais d’une petite allée transversale, un cri affreux a déchiré le silence. Il me semble avoir vu sortir Velitcho de la maison de garde et s’enfoncer en courant dans les taillis.

Lorsque je suis arrivé au poste, j’ai vu Ossip surveiller attentivement les fourrés assombris ; comme je lui ai demandé ce qu’était cet appel, il m’a répondu qu’il s’agissait d’un courlis. Le lendemain, Velitcho m’en rapporta un qu’il avait tué.

Drôle de petite bête à l’immense bec, long comme une dague, et quelle vilaine clameur pour un oiseau, pourtant gracieux.

J’ai ri en palpant son duvet cendré, mais mon rire a sonné faux et mon impression d’angoisse ne s’est pas dissipée complètement, comme je l’aurais voulu.

Décidément, ma santé n’est pas aussi brillante qu’elle devrait l’être. Pourtant, je mange comme un loup et Ossip se surpasse. Mais, le matin, une bizarre torpeur me tient encore au lit, alors que le soleil joue sur le carreau, que j’entends le coup de fouet de la carabine de Velitcho et le tintamarre des casseroles d’Ossip.

Une sourde douleur me tenaille la peau derrière l’oreille gauche. En regardant de près dans le miroir, je découvre une légère rougeur autour d’une minuscule boursouflure de chair vive. C’est une petite plaie de rien du tout, mais elle me fait bien mal...

Aujourd’hui, comme je battais les taillis, à l’affût de quelque ramier ou d’une bécasse, quelque chose a bougé dans les branches proches : j’ai vu un splendide coq faisan poussant sa tête fine entre deux brindilles. L’occasion était trop belle, je tirai. La bête blessée s’enfuit devant moi, une aile pendante.

Bravement, je m’élançai, et une poursuite assez longue commença. Soudain je m’arrêtai, abandonnant ma proie. Je venais d’entendre une voix. Elle était rauque et plaintive. Des mots, lamentables et presque suppliants, sonnaient dans une langue inconnue.

Je regardai autour de moi. Derrière une lourde haie de cyprès et de sapins se profilait une masse sombre : le tombeau de la duchesse.

J’étais en terrain défendu.

Me rappelant l’avertissement de Velitcho, je battis en retraite, juste à temps pour voir ce dernier sortir du bosquet de conifères, nu-tête et pâle comme un mort.

Le soir, comme je l’observais, je vis une longue strie livide ! sur la chair de sa joue droite ; il me sembla qu’il faisait des efforts pour la cacher à mes regards.

Il n’est pas loin de minuit ; mes deux compagnons jouent aux dés ; tout à coup, mon cœur s’arrête, glacé de frayeur, près de la maison, tout près, le courlis a crié.

Oh ! l’affreuse clameur !

On dirait que tout le cimetière de Saint-Guitton crie son horreur.

Velitcho est resté immobile comme une statue, le cornet de cuir des dés aux doigts ; Ossip, avec un cri sourd, s’est rué vers le réchaud où le « chur » chauffait. Il m’a vraiment poussé la tasse dans les doigts, et j’ai vu que sa main tremblait...

Oh ! comme j’ai mal ! La boursouflure rose derrière mon oreille, s’est agrandie. Au centre, la petite plaie, plus profonde, saigne.

Oh ! j’ai mal !... J’ai mal !... J’ai mal !...

Hier, je me suis promené le long de la muraille de clôture, côté est. C’est un endroit sinistre ou je ne m’étais jamais aventuré.

Une haute haie de houx attira mes regards ; elle allait de la muraille est à la muraille nord, clôturant ainsi un lopin de terre triangulaire qui échappait à ma vue.

Quelle étrange appréhension me fit souhaiter de voir l’espace isolé de la sorte ? Cela me fut très difficile, car la haie était épaisse et chaque feuille de houx était une petite main griffue qui me lacérait la peau.

Il n’y avait rien dans l’enclos, si ce n’est huit croix dont la vétusté allait pour ainsi dire en gradation régulière ; ainsi, la première était pourrie et lavée par les pluies, la huitième semblait toute fraîche...

C’étaient comme des tombes nouvelles...

Cette nuit-là, j’eus un sommeil hanté de cauchemars ; j’eus l’impression d’un poids énorme m’écrasant la poitrine et, dans ma torpeur, ma plaie me faisait atrocement souffrir.

Oh ! j’ai peur...

Quelque chose se passe. Comment ne l’ai-je pas remarqué auparavant ? Ni Ossip ni Velitcho ne boivent le « chur ». Ce matin, ils ont oublié les trois tasses sur la table ; seule la mienne contenait des restes de breuvage, les leurs étaient nettes !

Je DOIS dormir !

Ce soir, je veux rester éveillé, je veux voir ; j’ai bu le « chur » ; je suis couché sur le lit de camp, je ne veux pas dormir, je ne veux pas, de toutes les forces de mon cerveau. Oh ! la terrible lutte contre ce sommeil de plomb et de fer !

Ossip et Velitcho me regardent. Ils croient que je dors. Je résisterai encore une minute, une seconde peut-être...

Horreur ! Le courlis a crié près de la fenêtre.

Oh ! quelque chose d’atroce, d’épouvantable s’est passé !... Là... contre la vitre, un visage d’enfer s’est collé. De terribles yeux vitreux, des yeux de cadavre, des cheveux d’un blanc de neige, hérissés comme des lances, et une bouche immense ricanant sur des dents noires, une bouche rouge, rouge comme du feu, ou comme du beau sang qui coule. Puis la roue de feu a tourné dans ma tête et le sommeil est venu, et les cauchemars.

Je bois le « chur », je le bois tous les soirs. Ils me gardent comme des tigres et je sens que, toutes les nuits, quelque chose d’atroce se passe.

Quoi ? Je ne sais, je ne peux plus penser, je ne peux que souffrir...

Quelle force mystérieuse m’a poussé de nouveau vers l’enclos des croix ?

Comme je m’apprêtais à partir, mes yeux se sont attachés à un bout de bois dépassant de terre à côté de la huitième croix. Machinalement, je l’ai tiré : c’était une planche portant quelques mots écrits difficilement.

L’inscription avait beaucoup souffert, mais j’ai pu lire quand même :

« Ami, si tu ne peux pas fuir, ceci sera la place de ta tombe. Ils en ont tué sept. Je serai le huitième, car je n’ai plus de force. Je ne sais ce qui se passe ici. C’est un horrible mystère. Fuis !

« Pierre Brunen. »

Pierre Brunen ! Je me rappelle : c’est le nom de mon prédécesseur. Les huit croix indiquent les tombes des gardiens adjoints qui se sont succédé depuis huit années.

J’ai tâché de fuir : j’escaladai le mur nord à un endroit où j’avais découvert quelques aspérités.

Déjà les hallebardes du faîte se rapprochaient de moi, lorsque soudain, à deux pouces de ma main, une pierre éclata, puis une autre, puis une autre. Au bas du mur, Velitcho froidement m’ajustait de sa carabine, et ses yeux avaient l’éclair glacé du métal, celui dont on fond les cloches qui sonnent le glas des morts.

Je suis retourné à l’enclos des croix. A côté de celle de Brunen S’OUVRE UNE FOSSE FRAÎCHEMENT CREUSÉE. C est ma tombe prochaine.

Oh ! fuir ! souffrir la faim et le froid le long des routes hostiles, mais non mourir dans ce mystère et dans cette horreur.

Mais ils me gardent et leurs regards rivent mes pas comme des chaînes.

J’ai fait une découverte. C’est peut-être le salut. Ossip verse dans le « chur » le contenu d’une fiole sombre.

Où peut-il la cacher ?

J’ai trouvé la fiole !

J’en ai examiné le contenu, un liquide incolore d’une odeur douce...

J’agirai ce soir...

C’est fait, j’ai versé le narcotique dans leur thé...

Le verront-ils ? Mon cœur, mon pauvre cœur, comme il bat !

Ils boivent ! Ils boivent ! Et j’ai du soleil dans l’âme.

Ossip s’est endormi le premier. Velitcho m’a regardé avec un étonnement immense, puis une lueur féroce a passé dans ses yeux et sa main a cherché son revolver, mais il n’a pu achever le geste. Il est tombé endormi sur la table.

J’ai pris les clefs d’Ossip, mais comme j’ouvrais la lourde porte du cimetière, l’idée m’est venue que ma tâche n’était pas finie, qu’il y avait derrière moi une énigme à résoudre et huit morts à venger, que, les gardiens vivants, je serais peut-être en butte à d’infernales persécutions.

Je suis retourné, j’ai pris le revolver de Velitcho, j’ai appliqué le canon derrière l’oreille des gardiens, et là, à la même place où ma petite plaie me fait tant souffrir, j’ai tiré...

Ils n’ont pas bougé.

Seul, Ossip a eu un grand frisson.

Et seul, en face des cadavres, j’attends le mystère de minuit.

Sur la table, j’ai disposé les trois tasses, comme tous les soirs.

J’ai mis les casquettes des gardiens sur la plaie rouge de leurs têtes ; de la fenêtre, on dirait qu’ils dorment.

L’attente commence. Oh ! comme les aiguilles de l’horloge glissent lentement vers minuit, l’ancienne heure terrible du « chur » !

Le sang des morts tombe goutte à goutte sur le carrelage, à petit bruit doux, comme celui des feuilles s’égouttant après une ondée de printemps.

Et le courlis a crié...

Je me suis couché sur mon lit de camp et j’ai feint de dormir.

Le courlis a crié plus près.

Quelque chose a frôlé les vitres.

Silence...

Quelqu’un ou quelque chose est entré dans la chambre. Quelle atroce odeur cadavéreuse !

Des pas glissent vers ma couche...

Et tout à coup un poids formidable m’écrase.

Des dents aiguës mordent ma plaie douloureuse et d’atroces lèvres glacées sucent goulûment mon sang.

Avec un hurlement, je me redresse.

Et un hurlement plus hideux que le mien y répond.

Ah ! l’épouvantable vision, et comme il m’a fallu toute ma force pour ne pas défaillir !

A deux pas de ma figure, le visage de cauchemar apparu jadis à la fenêtre me fixe avec des yeux de flamme et, de la bouche, affreusement rouge, un filet de sang suinte, MON SANG.

J’ai compris. La duchesse Opoltchenska, issue des pays mystérieux où l’on n’a pu nier l’existence des lémures et des vampires, a prolongé sa chienne de vie en buvant le sang jeune des huit malheureux gardiens !

Sa stupeur ne dura qu’une seconde. D’un bond, elle fut sur moi. Ses mains griffues fouillaient mon cou.

Rapidement mon revolver cracha ses dernières balles et avec un grand hoquet qui éclaboussa les murs de sang, la vampire s’écroula sur le sol.

― Et voilà, monsieur le Juge d’instruction, pourquoi, à côté des cadavres de Velitcho et d’Ossip, vous trouverez celui de la duchesse Opoltchenska, décédée il y a huit ans et inhumée au cimetière de Saint-Guitton.

P.-S.

Les Contes du whisky est le premier recueil de nouvelles fantastiques de Jean Ray, paru en 1925.

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