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La vie de Tokio 

mardi 12 mai 2009, par Thomas Vinau

Tokio est un vieux clochard bridé qui était là avant moi et qui y sera après.

Tokio n’a pas d’âge, mais certains disent qu’il a fait la guerre d’Indochine et que c’est depuis ce moment-là que quelque chose ne va plus. Quand j’ai vu comment, alors que l’alcool l’empêchait même de tenir debout, il continuait à planter son couteau en le lançant contre la porte en bois d’un vieux garage, je me suis dit que c’était possible.

Tokio parle à tout le monde et surtout à n’importe qui, mais personne ne le comprend. Avant ce n’était pas pareil, il était comme tout le monde, les gens le comprenaient mais il ne parlait pas.

Tokio vit dans une vieille usine de chaussures désaffectée. Il est le roi des moins-que-rien et des pas-comme-tout-le-monde. Il est le représentant ludique de la misère, l’incarnation de la folie douce contre la lucidité douloureuse.

Tokio connaît plein de rituels et de formules qui le font passer pour une espèce de sorcier aux yeux des autres clochards, à moins que ce ne soit le rat séché accroché à son caddie.

Tokio sait miauler.

Avant, il avait une vie plus ou moins normale, c’est-à-dire aussi douloureuse mais moins excentrique, mais dans cette vie d’avant il n’était pas Tokio, il n’était qu’un pauvre type un peu trop gazé par la guerre et qui ne parle pas français... Mais maintenant Tokio sait miauler.

Une fois ; il y a quelques années, alors que je ne le connaissais pas encore, j’ai voulu lui donner une pièce en le croisant. A ce moment-là, un type est arrivé avec un balai à la main et m’a ordonné de ne rien lui donner sous prétexte qu’il touchait déjà une pension de guerre et que, de toute façon, plus il obtenait d’argent et plus il buvait et plus il dérangeait les honnêtes riverains qui en avaient assez de son manège. J’ai su, bien plus tard, que ce type était celui qui tenait le camion de frites et que Tokio, une nuit, avait essayé de faire brûler son camion pour récupérer la viande, une fois cuite, à l’intérieur.

Une autre fois, je l’ai vu faire un barbecue au beau milieu de la route, au pied d’un feu rouge. Il faisait cuire une de ces grosses saucisses oranges sur un feu de pneus et de chaussures qui commençait à déborder sur la chaussée.

Tokio est le voisin de tous les gens qui habitent cette ville, il est plus connu que le maire.

Parfois il disparaît pendant des semaines et puis on le retrouve un beau matin, assis en tailleur sur le trottoir, avec les cheveux coupés et un nouveau costume de Tokio.

Tokio est la petite musique stupide dans notre tête.

Il paraît qu’il a une femme et des enfants sur un autre continent.

Tokio est un loup-garou. Certains soirs de pleine lune et de bouteilles vides, dans un accès de lycanthropie naturelle, on peut l’entendre hurler des propositions indécentes à la nuit.

Tokio est l’incarnation de nos naufrages.

Tokio se trimballe toujours avec un petit poste radio cassette qui passe de la musique classique en vitesse accélérée. L’autre fois j’ai cru reconnaître la symphony n°6 Pathétique de Tchaikovski chantée par une grenouille.

Un jour, il se précipita sur moi, en tenant dans ses mains un objet en plastique de couleur rose bonbon sucé. Je n’ai d’abord pas compris ce qu’il tenait, je n’étais même pas en état de comprendre qu’il avait des mains, mais j’ai vu qu’il était content puisqu’il se frappait le front de la paume de sa main tout en se frottant le ventre d’un air de dire “- C’est bon... Je me suis bien régalé de tout ce n’importe quoi !!!” Avec une vague tendance solennelle, il alluma son poste défaillant et poussa le volume jusqu’au maximum. Nous étions en plein milieu de la ville, autour d’un tas de détritus, baignant dans une musique accélérée qui faisait passer Vivaldi pour une vieille chanson chinoise. Il attrapa mon menton avec ses mains sales et m’obligea à le regarder de près, de très près, yeux dans les yeux. Je n’ai bien entendu rien compris à la déclaration dont il m’honora mais je ne doute pas qu’elle fut sincère. Il criait en agitant les mains de façon très démonstrative puis, la seconde d’après, il chuchotait et gazouillait tout en grimaçant des bruits incompréhensifs accompagnés de larges mouvements des bras et des épaules. L’espace d’un instant j’eus l’impression d’être en pleine forêt amazonienne, en train de m’entretenir avec un chef Yanomami avant un rituel sacré. Mais son rituel était absurde et l’odeur omniprésente d’alcool et de cendre qui émanait de Tokio lui donnait en plus un petit côté préhistorique. Au final, il tendit vers moi ses deux mains noires et charnues dont il me reste un souvenir parfait, ses deux mains sales et abîmées avec, à l’intérieur, un de ces petits chiens en plastique rose qui remuaient la tête à l’arrière des voitures vers la fin des années quatre-vingts. C’était un cadeau, un présent dont il était fier et qui, au fond de ses yeux fous valait plus qu’un bijou. C’était un présent magique, un petit chien en plastique rose qui remue la tête et qu’il avait trouvé trente secondes plus tôt au milieu des immondices. En le prenant dans mes mains, toujours sans ne rien comprendre, je le reçus comme si on venait de me confier la formule secrète du bonheur.

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