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La Loi de la vie 

mercredi 15 mai 2013, par Jack London

Le vieux Koskoosh écoutait avidement. Il avait depuis longtemps perdu la vue, mais son oreille, restée subtile, transmettait les moindres sons à l’intelligence qui vacillait encore derrière le front fané, bien qu’elle ne s’alimentât plus au spectacle du monde. Ah ! cette voix perçante ! C’était Sit-keum-lou-ha qui harnachait les chiens à grand renfort de malédictions et de coups de trique. Sit-keum-tou-ha était la fille de sa fille, mais elle était trop occupée pour prodiguer une pensée à son grand-père, accroupi là-bas dans la neige, impotent et délaissé. Il fallait bien lever le camp. Une longue piste l’attendait, mais la courte journée ne se prolongerait pas pour l’attendre. Ce n’était pas la mort qui l’appelait, elle, mais la vie avec ses devoirs, tandis que maintenant lui était tout près de la mort.
Cette idée épouvanta un instant le vieux, et il étendit une main paralysée et tremblante pour palper le petit tas de bois accumulé à côté de lui. Rassuré de l’avoir bien trouvé là, il renfonça la main sous ses fourrures pelées et se remit à écouter. Le crépitement rétif de peaux à demi gelées lui indiqua que la tente en cuir d’élan du chef venait d’être abattue, et qu’on la tassait en ballot portatif. Le chef de la tribu était son propre fils, homme robuste et vaillant, et puissant chasseur. Comme des femmes s’activaient au paquetage du camp, sa voix s’éleva pour les réprimander de leur lenteur. Le vieux Koskoosh redoubla d’attention. C’était la dernière fois qu’il entendait cette voix. Voici que s’abattait l’abri de Guyko ; puis celui de Teuskenn. Sept, huit, neuf ! il ne devait rester que celui du shaman. Voilà ! on s’y mettait : il entendait le shaman grogner en l’empilant sur le traîneau. Un bébé se mit à geindre, et une femme l’apaisa en chantonnant doucement de la gorge. C’est le petit Kouti, pensa le vieux, un enfant nerveux et pas bien solide, qui mourrait peut-être bientôt ; on allumerait un feu pour creuser un trou dans la toundra gelée et l’on entasserait de grosses pierres pour empêcher les wolverines de le déterrer. Après tout, qu’importait ! Quelques années au plus, et le ventre vide plus souvent que plein. Au bout du compte, la mort, bête toujours affamée, la plus vorace de toutes, attendait.
Qu’est-ce là ? Oh ! les hommes amarrent les traîneaux et serrent les courroies. Il écoute, celui qui bientôt n’écoutera plus ! Les coups de fouet sifflent et mordent dans le tas de chiens. Quel concert de gémissements ! Comme les chiens haïssent l’effort et la piste ! Les voilà en route. L’un après l’autre, les attelages s’évanouissent lentement dans le silence. Ils sont partis. Ils ont passé hors de sa vie : le voilà seul en face des dernières et cruelles heures. Mais non ! La neige s’est écrasée sous un mocassin ; un homme se tient à côté de lui ; une main se pose doucement sur sa tête. Son fils est bon d’avoir fait cela. Lui-même se souvient d’autres vieux dont les fils ne se sont pas attardés ainsi. Sa pensée s’est égarée parmi des réminiscences, mais la voix du jeune homme le rappelle à lui. « Cela va-t-il bien pour toi ? » a-t-il demandé. Et le vieux répond : « Cela va bien.
— Il y a du bois à portée de ta main et le feu flambe haut. La matinée est grise et le froid s’est adouci. Il neigera bientôt. Il commence à neiger.
— Oui, il commence à neiger.
— Les hommes de la tribu vont vite. Leurs ballots sont lourds, et leurs ventres plats, faute de nourriture. La piste est longue et ils se pressent. Je vais partir. Est-ce bien ? – C’est bien. Je suis une feuille de l’an passé, presque détachée de sa tige. Au premier vent qui soufflera, je vais tomber. Ma voix est devenue comme celle d’une vieille femme. Mes yeux ne montrent plus à mes pieds leur chemin, et mes pieds sont lourds, et je suis fatigué. C’est bien. »
Il pencha sa tête résignée jusqu’à ce que, ayant entendu la dernière plainte de la neige foulée, il sût que son fils était hors d’appel. Alors sa main s’allongea vivement pour tâtonner le bois. Il ne restait plus que cela entre lui et l’éternité qui s’entrouvrait pour l’engloutir. La mesure de sa vie avait fini par se réduire à une poignée de fagots. Un à un, ils iraient alimenter le feu, et de même, pas à pas, la mort s’approcherait de lui. Quand la dernière branche aurait rendu sa chaleur, le gel commencerait à reprendre ses forces. D’abord ses pieds, puis ses mains, seraient saisis par la paralysie, qui gagnerait lentement des extrémités au tronc. Sa tête tomberait en avant sur ses genoux, et il serait en repos. Celait simple. Tout homme doit mourir.
Il ne se plaignait pas. C’était l’habitude, la loi de la vie, et elle était juste. Il était né tout près de la terre ; tout près de la terre il avait vécu, et sa loi n’était pas une nouveauté pour lui. C’était la loi de toute chair. La Nature n’est pas tendre pour la chair. Elle ne se soucie guère de cette chose concrète qu’est l’individu. Tout son intérêt est réservé à l’espèce, à la race. Cela était la plus profonde abstraction dont fût capable l’esprit barbare de Koskoosh, mais il l’avait saisie fermement et il en voyait partout la confirmation. La montée de la sève, la verte éclosion du bourgeon de saule, la chute de la feuille jaunie suffisaient à révéler toute l’histoire. À l’individu, la Nature n’avait proposé qu’une tâche. S’il ne l’accomplissait pas, il mourait. S’il l’accomplissait, il mourait tout de même. La Nature n’en avait cure. La plupart obéissaient, et, en cette affaire, ce qui vivait et survivait toujours, c’était l’obéissance même et non l’être obéissant.
La tribu de Koskoosh était très ancienne. Les vieux qu’il connaissait dans son enfance avaient connu des vieux qui les avaient précédés. Il était donc vrai que la tribu vivait, qu’elle témoignait de l’obéissance de tous ses membres depuis les temps les plus reculés, de ceux dont les lieux de repos même avaient été oubliés. Ses membres ne comptaient pas ; ils n’étaient que des épisodes. Ils avaient | passé comme des nuages sur un ciel d’été. Lui aussi était éphémère et devait passer. La Nature ne s’en inquiétait pas. À la vie elle proposait une seule tâche, elle imposait une loi unique. Se reproduire était la tâche de la vie, et mourir était sa loi.
Une fille était une créature belle à voir, avec sa poitrine pleine et ferme, avec l’élasticité de sa démarche et l’éclat de ses yeux. Mais sa tâche restait à accomplir. La lumière de son regard se faisait plus brillante, son pas s’allégeait encore ; avec les jeunes hommes elle se montrait tantôt hardie, tantôt timide, et leur communiquait sa propre inquiétude. Elle devenait de plus en plus agréable à regarder, jusqu’au jour où quelque chasseur, ne pouvant plus se contenir, l’emmenait dans son abri pour cuisiner et travailler pour lui, et pour être la mère de ses enfants. Et, à la venue de sa progéniture, sa beauté lui échappait. Sa démarche devenait traînante et pénible, ses yeux troubles et chassieux, et seuls les petits enfants prenaient plaisir à se frotter aux joues fanées de la vieille squaw à croupetons près du feu. Sa tâche était accomplie. Encore un peu de temps et, au premier pincement d’une famine, ou au premier voyage un peu plus long, on l’abandonnerait, comme il était abandonné lui-même, dans la neige, avec une petite pile de bois. Telle était la loi.
Il posa soigneusement une bûche sur le feu et reprit le cours de ses méditations. Partout, en toutes choses, il en était de même. Les moustiques disparaissaient aux premières gelées. Le petit écureuil des arbres se traînait dans son trou pour mourir. Quand le lièvre prenait de l’âge, il devenait lent et lourd et ne pouvait plus défier ses ennemis à la course. Le gros ours à tête chauve lui-même devenait aveugle, maladroit et querelleur, pour être enfin abattu par une bande de huskies aboyeurs. Il se souvint comment il avait lui-même délaissé son père dans une partie haute du Klondike, l’hiver avant que le missionnaire n’arrivât avec ses livres de paroles et sa boîte de médicaments. Bien des lois, Koskoosh avait fait claquer ses lèvres au souvenir de cette boîte ; maintenant, l’eau ne lui venait plus à la bouche, mais il se rappelait tout particulièrement le bon goût d’un certain « anesthésique ». Cependant, à tout prendre, le missionnaire était encombrant, car il n’apportait pas de viande au camp et mangeait comme quatre, ce qui faisait grommeler les chasseurs. Mais il eut les poumons gelés sur les hauteurs, près du Mayo, et peu après les chiens poussèrent les pierres du nez et se disputèrent ses os. Koskoosh mit une autre bûche sur le feu et remonta plus loin dans le passé. Il se rappela l’époque de la grande famine, où les vieux se blottissaient près du feu, le ventre vide, et laissaient tomber de leurs lèvres de vagues traditions d’un temps où le Yukon avait coulé libre pendant trois hivers, puis était resté pris sous la glace pendant trois étés. C’est pendant cette famine qu’il avait perdu sa mère. En été, le saumon avait fait faux bond, et la tribu attendait impatiemment l’hiver, espérant l’arrivée du caribou. L’hiver était venu, mais pas le caribou. Jamais il ne s’était passé rien de pareil, même dans la jeunesse des vieux. C’était la septième année que le caribou ne paraissait pas ; les lièvres ne s’étaient pas reproduits, et les chiens n’étaient que des paquets d’os. Et dans l’interminable crépuscule, les enfants gémissaient et mouraient, ainsi que les femmes et les vieillards ; et pas un sur dix des hommes de la tribu ne survécut pour voir le soleil reparaître au printemps. Ça, c’était une famine ! Mais il avait vu aussi des années d’abondance où ils ne savaient que faire de la viande, où les chiens repus et alourdis de graisse n’étaient bons à rien, où on laissait passer le gibier sans l’abattre, où les femmes étaient fécondes et les tentes bourdonnantes des cris des enfants mâles et femelles. C’est alors que les hommes bombaient la poitrine et que se réveillaient les vieilles querelles ; c’est alors qu’ils franchirent les montagnes du sud pour tuer les Pellys, et celles de l’ouest pour s’asseoir près des feux éteints des Tananas. Il se souvint, étant enfant, pendant une de ces années de cocagne, d’avoir vu un grand élan abattu par des loups. Zing-ha était couché avec lui dans la neige pour regarder – Zing-ha, qui devint le plus rusé des chasseurs et qui, plus tard, tomba dans un évent à travers la glace du Yukon. On le retrouva un mois après, raidi par la gelée et à moitié figé dans le glaçon, gardant l’attitude qu’il avait prise en essayant de sortir du trou.
Revenons à l’élan. Ce jour-là, Zing-ha et lui étaient allés jouer à la chasse à l’instar de leurs pères. Dans le lit du ruisseau, ils trouvèrent la trace d’un grand élan, et celles de plusieurs loups. « Cest un élan moose ! cria Zing-ha, qui était plus vif à interpréter les signes, un vieux qui n’a pas pu suivre le troupeau. Les loups lui ont coupé la retraite pour l’isoler et ne le lâcheront plus ». C’était vrai ; c’était leur tactique habituelle. Jour et nuit, sans repos ni trêve, grondant sur ses talons, lui sautant au mufle, ils le harasseraient jusqu’au bout. Comme Zing-ha et lui sentaient croître en eux-mêmes la soif du sang ! La fin vaudrait la peine d’être vue.
D’un pied hardi, ils prirent la piste, et Koskoosh, si étourdi et inexpérimenté qu’il fût encore, aurait pu la suivre les yeux fermés, tant elle était large. Chaudement et de près ils poursuivaient la chasse, lisant la sombre tragédie fraîchement inscrite à chaque pas. Ils arrivèrent à un endroit où l’élan avait tenu tête à la harde. Sur une longueur triple de celle du corps d’un homme adulte, dans tous les sens, la neige avait été piétinée et soulevée. Au centre se voyaient les profondes empreintes de la bête aux sabots évasés et partout alentour les traces, plus légères, des pattes de loups. Une partie d’entre eux, pendant que les autres harcelaient la proie, s’étaient couchés à peu de distance pour se reposer. L’impression des corps allongés dans la neige était parfaitement nette et semblait toute récente. Un des loups, surpris par un bond désespéré de la bête, avait été piétiné à mort, comme en témoignaient quelques os bien nettoyés.
De nouveau, ils cessèrent de soulever leurs raquettes en arrivant à une seconde halte. Ici l’énorme animal avait soutenu une lutte à outrance. Deux fois, il avait été abattu, la neige l’attestait, et deux fois, après s’être débarrassé de ses assaillants, il s’était redressé sur ses pattes. Il y avait longtemps que celui-ci avait accompli sa tâche, et néanmoins il tenait encore à la vie. Zing-ha disait que c’était chose bien étrange qu’un élan, une fois abattu, eût pu se relever ; mais celui-ci l’avait certainement fait. Le shaman, quand on lui raconterait l’histoire, y verrait sans doute des pronostics merveilleux.
Une fois encore, ils s’arrêtèrent à un endroit où l’élan avait tenté de grimper la côte pour gagner la forêt. Mais ses ennemis l’avaient assailli par derrière, jusqu’à ce que, s’étant cabré et renversé sur eux, il en écrasât deux dans la neige profonde. Il était clair que la mise à mort était imminente, car les deux cadavres étaient intacts. Ils rencontrèrent encore, sans s’y arrêter, deux haltes peu distantes l’une de l’autre et qui avaient été brèves. Maintenant, la piste était rouge, et les vastes et nettes foulées du colosse étaient devenues courtes et maladroites. Puis ils entendaient les premiers bruits de la bataille, non pas le chœur à pleine voix de la poursuite, mais l’aboi bref et brisé indiquant le corps à corps, dent contre chair. Zing-ha se mit à ramper à contre-vent, le ventre dans la neige, et Koskoosh en fit autant, lui, le futur chef de la tribu. Ensemble ils écartèrent les branches basses d’un jeune sapin et regardèrent. Et ce qu’ils virent était la fin du drame. La scène, comme toutes les impressions de jeunesse, restait profondément gravée dans son esprit, et ses yeux morts la virent se dérouler aussi nettement que dans ce lointain passé. Koskoosh s’en étonna, car dans les jours qui avaient suivi, lorsqu’il était devenu meneur d’hommes et chef de Conseil, il avait accompli des exploits assez grands pour que son nom servît de malédiction dans la bouche des Pellys, sans parler du Blanc inconnu qu’il avait tué en combat singulier à coups de couteau.
Longtemps, il réfléchit aux jours de sa jeunesse, jusqu’à ce que, le feu ayant baissé, il sentît la morsure plus profonde du froid. Cette fois il y remit deux morceaux et évalua ce qui lui restait de bois. Si seulement Sitkeum-tou-ha s’était souvenue de son grand-père et en avait ramassé une grosse brassée, ses dernières heures auraient été plus longues. C’eût été facile. Mais elle avait toujours été une enfant négligente, et elle n’honorait plus ses ancêtres depuis que le Castor, petit-fils de Zing-ha, avait jeté les yeux sur elle. Bah ! qu’importait ? N’avait-il pas agi de même dans l’ardeur de son jeune âge ? Pendant un instant, il écouta le silence. Peut-être que le cœur de son fils s’amollirait et qu’il allait revenir avec les chiens chercher son vieux père, pour l’emmener avec le reste de la tribu vers le pays où couraient de nombreux caribous alourdis de graisse ? Il tendait les oreilles, son active cervelle un instant calmée. Pas un bruit, rien. Lui seul respirait au sein du grand silence. Il se sentait bien solitaire. Soudain !… Un frisson lui traversa le corps. Un son trop bien connu brisait le vide, un hurlement prolongé, et il venait de bien près. Alors, sous ses prunelles éteintes, se projeta la vision de l’élan, du vieil élan mâle, les flancs déchirés et sanglants, la crinière en désordre, les grands bois fourchus s’abaissant à ras du sol et se relevant brusquement jusqu’à la dernière minute. Il entrevit les formes grises et fuyantes de la hurle, les yeux étincelants, les langues pendantes, les crocs couverts de bave. L’inexorable cercle sembla se resserrer et bientôt il n’y eut plus qu’un point noir au milieu de la neige foulée.
Un mufle froid lui poussa la joue, et à ce contact son âme rebondit dans le présent. Sa main s’élança vers le feu et en retira un tison enflammé. Provisoirement dominé par sa crainte héréditaire de l’homme, le fauve recula, en lançant vers ses pareils un appel prolongé ; ils y répondirent avidement, et le vieux fut bientôt enveloppé d’une ronde de bêtes grises à l’allure furtive, aux mâchoires écumantes. Il l’entendit se rétrécir autour de lui. Il agita frénétiquement sa torche, et les reniflements se muèrent en grognements, mais les brutes haletantes ne voulurent pas se disperser. Tantôt l’une, tantôt l’autre avançait le poitrail, puis l’arrière-train, mais aucune ne reculait. « À quoi bon s’accrocher à la vie ? » songea le vieux ; et il laissa tomber dans la neige son brandon, qui grésilla et s’éteignit. La harde grogna avec inquiétude, mais sans lâcher pied. La dernière halte du vieil élan repassa devant les yeux de Koskoosh, et il laissa lourdement tomber sa tête sur ses genoux. Qu’importait, après tout ? N’était-ce pas la loi de la vie ?

P.-S.

trad. Louis Postif
La Loi de la vies
THE LAW OF LIFE
1901
paru dans L’Œuvre, 19 août 1932
source : wikisource

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