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La Fleur d’étau 

(extraits)

lundi 28 septembre 2009, par Svetlana Carstean

1.
Insomnie


Je suis à cheval
sur cette zone entre le jour d’hier et le jour de demain
sur cette jument qui ne m’appartient pas
ce n’est pas moi qui l’étrille
et ce n’est pas moi qui la nourris.
Elle m’est étrangère,
elle n’est pas d’ici
et nous n’avons pas de souvenirs communs,
mais elle me tient avec force sur son dos,
celui de la nuit qui vient de passer
et du jour qui ne veut guère venir.
Le rêve m’a craché dehors
avec puissance
avec haine
comme un pépin
comme un enfant non désiré.
Et je suis arrivée sur ce dos étincelant
Sur lequel je glisse
comme sur de la boue,
mais je ne tombe pas.
La nuit s’accroche à moi,
c’est un zéphyr avec de petites dents,
il se plante dans la peau et y reste.
La douleur n’est pas grande, seulement continue.
Les talons n’ont pas encore mordu l’asphalte,
les tramways ne fendent pas l’air en tranches glaciales,
les événements du jour de demain mijotent encore,
ils sont recouverts de grands draps de toile,
des expositions non-inaugurées

La nuit, le saucisson est enlevé de la vitrine
et placé dans un endroit secret.
Le monde et ses saucissons déménagent la nuit
autre part.
Comme les gâteaux, mon âme.
Moi aussi, il faudrait que je sois ailleurs

— le corps – carcasse vide
une vitrine vide lorsque le soir arrive
un récipient que personne
vraiment personne
ne veut voler.
Mais le rêve m’a craché au dehors.
Je suis ici.
Entre le jour qui a été et celui qui viendra.
Le rêve m’a craché au dehors
Comme un pépin dur, amer.
Je l’ai laissé en paix.
C’était un mauvais rêve.
Ou bien était ce moi qui étais mauvaise.
Entre le jour d’hier et celui de demain il y a un espace étroit
comme entre l’armoire et le mur.
Je suis dos
au soleil d’hier,
à la peur d’hier,
et devant quelque chose qui ne veut toujours pas s’ouvrir.
Sur le même dos boueux jusqu’à ce que
les tramways, les talons, les ouvriers reçoivent le signal
et démarrent

2.
Qui ai-je été ?

J’ai été un petit garçon solitaire qui un jour s’est fait des nattes et s’est mis des petits rubans bleus et un bandeau élastique dans les cheveux.
Ses oreilles étaient rouges et douloureuses à cause de l’élastique qui lui serrait la tête et des punitions que lui donnaient son père. Il lui frottait les oreilles entre le majeur et l’index comme il aurait frotté une feuille de menthe séchée ou de basilic ou un pétale de rose pour en faire de la poudre et la conserver en lieu sûr dans un petit sachet de papier marron. Les oreilles brûlent, elle rougissent comme deux pétales de rose et mon petit garçon entend bien, de mieux en mieux, trop bien, trop loin. Son ouïe se transforme en un tunnel dans lequel les sons et la douleur ne font qu’un et roulent comme de lourdes balles de plomb.
J’ai été un petit garçon dont les seins, un jour, ont commencé à pousser.
Et aujourd’hui le petit garçon doit écrire une composition. Ses mains sentent l’odeur de plastiline, elles sont couvertes de grandes tâches d’encre entourant des os fins enveloppés d’une peau diaphane, son âme se serre toujours plus, une graine de pavot arrive, puis roule péniblement, jusqu’aux pieds de l’instituteur qui bat un rythme, inlassablement, sous l’obscurité inconnue de la chaire. Ici, il demande pitié. Il appelle à l’aide.
Cette composition, je ne peux l’écrire. Je peux cependant t’annoncer une nouvelle : depuis ce matin mes seins ont poussé.

3.
Une

Pendant un certain temps le sommeil est entré par la même porte,
dans moi et dans elle,
par la même porte sont entrés la joie,
la terreur,
le goût, l’odeur, la mollesse des cerises.
Mon poids était son poids,
mes ongles, ses ongles,
mon air, son air,
toutes les deux nous rêvions le même rêve,
nous étions une :
une femme qui se promène
seule
dans les rues, en train, en bus.

4.
Deux

Je pense à mon gros ventre, de femme enceinte. Sur lui, je reposais mes mains, avec lui, je poussais les gens dans le tramway, je me faisais une place, je perforais l’air, c’était comme si j’étais plus forte que lui ou était-ce lui qui était résigné et flexible. Je pense au ventre de ma mère que je n’ai jamais vue, pas même en photo. Son ventre, avec moi dedans, reste un secret éternel. Et quand je me souviens d’eux, mon ventre et son ventre deviennent deux chambres identiques, ombragées, avec les stores baissés, où l’on peut dormir tard. Deux chambres dont on connaîtrait la moindre tache au plafond, la moindre cloque de chaux, le moindre dessin que les minces rayons de lumière projettent le long des meubles, des murs et sur ton corps. Et c’est comme dans un rêve. Tu te déplaces librement dans une chambre, et simultanément tu vois aussi celle d’à côté, tu peux passer de l’une à l’autre sans ouvrir de portes, ni fermer la fenêtre derrière toi.

Ma mère dans les bras, je traverse l’allée en courant. Une allée de jeu. Une allée continuant à être colorée.
Elle reste blottie sur ma poitrine, je n’entends même pas sa respiration. Du regard, elle me supplie de ne pas l’abandonner, de ne pas la laisser tomber sur le pavé avec les choses sans valeur sur lesquelles tout le monde marche.
Il faudrait que je dise qu’elle est légère.
Mais non, en fait, elle est très lourde, elle me courbe. Elle me coupe les mains.
Il faudrait que je dise qu’elle est petite. Mais elle est grande, blanche et ronde. Ses fesses relâchées restent abondamment et imperturbablement collées à mes côtes, elles me brûlent la peau.
Ma mère se colle à moi. Immédiatement, mon corps se ride. Je vieillis brusquement en voyant sa peau fade, sans odeur.
Elle est blanche, elle est grande. Elle est sur moi.
C’est la lune qui est descendue dans mes bras.
Elle est froide, mais je transpire.

Je regarde ma mère. Qui suis-je ?

Ma mère ne transpire pas.
Elle fait pipi, sans bruit. Depuis dix ans, elle ne veut plus entendre le bruit de son pipi tombant sur la faïence immaculée des toilettes. Elle tire d’abord l’eau dans la cuvette, l’eau coule avec puissance, nerveuse, éclaboussant tout autour d’elle, mais couvrant tous les autres bruits de la pièce. Une mauvaise eau, mais propre, limpide, sans odeur.
L’odeur, c’est la mienne. J’arrive ensuite avec les aisselles collées, fermées de l’intérieur, ferrées, pour ne pas être reconnue. L’âme caché sous mes aisselles est insupportable, elle pue. Ma mère ne peut même pas la regarder. Elle m’envoie directement à la salle-de-bain.
Je suis obéissante et j’ouvre le robinet, au maximum. Une cuvette entière, pleine à ras bord, voilà le seul véritable cadeau que je peux lui faire. Depuis quelque temps, elle ne supporte même plus le bruit des autres quand ils font pipi.
A la fin, je tire la chaîne métallique des WC. De nouveau, l’eau bruyante qui nettoie et mélange les odeurs, les couleurs, qui invente des arcs en ciel sur la faïence et les emmène plus loin, là où aucun nez, aucun oeil et aucune de nos bouches n’arrivent, là où nos restes se déplacent librement, ignorés de tous, découvrant une autre obscurité, d’autres tuyaux, d’autres récipients, d’autres voix, d’autres pièces ; cette eau qui se déverse dans nos oreilles à toutes les deux. Sans peau ni os ni pensées.

5.

Je suis femme,
mon corps flotte depuis tant de temps,
sur les vastes eaux, blanc comme une lumière de lune
impudique et silencieuse.
Je suis une mère impitoyable.
qui embrasse son enfant,
jusqu’à ce qu’il suffoque,
pour qu’il ne fasse qu’une avec elle-même,
comme autrefois,
quand les gros ventres étaient des chambres ombragées pour le repos,
de bonnes chambres donnant sur la rue,
les chambres des vacances éternelles,
sans douleur, sans larme,
ce lieu où personne ne se sépare de personne.
Je suis une femme, souvent laide,
mon corps était hier une barque en papier
par jeu, je l’ai jeté sur la surface de cette eau,
espérant qu’il m’emmènerait loin.
Aujourd’hui je suis une baleine tueuse,
souvent belle,
qui attend son pêcheur.

6.
La balade des bottines vernies

Quand je suis heureuse, je n’écris pas.
Quand je suis heureuse, je n’ai pas besoin d’autres jeux, je n’ai pas besoin de livres, de gâteaux, d’hommes.
Aujourd’hui, pour la première fois, mes chaussures vernies, mes chaussures avec lesquelles j’ai battu le pavé tant d’années, ont craqué.
L’une est plus abîmée, l’autre l’est moins. Mais savoir laquelle ne compte pas pour moi. Pour moi elles sont pareilles. Je les aime autant toutes les deux. La même chose se passe avec mes pieds. Jamais je n’ai fait de distinction entre eux. Ce que j’ai offert à l’un, je l’ai offert à l’autre. Et ils m’ont suivi de la même façon. Il n’y a pas eu de disputes, de dissensions, de remords, de cris. J’ai seulement eu des problèmes avec les mains. Ces problèmes ont commencé à l’âge de 12 ans. De manière inattendue et sans aucun rapport. Tout comme en ce temps-là lorsque mes seins ont commencé à pousser : de manière inattendue et toujours sans aucun rapport, mon sein gauche a toujours été plus petit que le droit. J’étais beaucoup plus seule, j’écoutais chaque matin le Bulletin hydrologique et ce qui me plaisait le plus c’était quand j’entendais lenivodezodiudaniubesdetrant et ainsi de suite. Je levais alors mes mains, je les plaçais devant moi et je commençais à parler. D’abord calmement, puis de plus en plus fort. Celle de droite, je l’appelais Béatrice, joli nom, celle de gauche, Alice, vilain nom. Alice était mauvaise, méchante, sale, désobéissante. Elle ne recevait rien de moi, pas même une caresse. Au contraire, parfois même, je la frappais et je lui disais de partir, la contraignant à rester dans mon dos. Béatrice était brillante et énumérer toutes ses qualités n’aurait plus aucun sens. Béatrice était mon âme, je la serrais contre ma poitrine et je lui disais des mots doux, nous nous caressions réciproquement. Je lui demandais de me nourir et de faire mes devoirs. Bien plus tard, quand je me suis mariée, Alice a hérité d’une bague en or pour son annulaire. Et dès lors, Béatrice a été assignée à l’argent et au plastique. Aujourd’hui je ne sais plus rien, ni d’Alice ni de Béatrice et, même pour ces temps-là, je ne mettrais pas ma main au feu qu’Alice était ma main droite ou l’inverse.

Quand je suis heureuse, je n’écris pas. Mais aujourd’hui pour la première fois, mes chaussures vernies ont craqué. L’une est plus abîmée, l’autre l’est moins. Mais pour moi cela ne compte pas. Je les aime autant toutes les deux. Je n’ai jamais pensé à elles comme étant deux, deux choses, deux êtres pour qui je devrais avoir deux pensées différentes. Peut être parce qu’elles ont fait de moi une seule et peut être qu’au fur et à mesure que j’ai grandi et que j’ai mûri, mon âme est descendu tout doucement de mes mains à mes pieds. Mon âme a la couleur des griottes.

Alice ou Béatrice ? Cela ne compte plus. Depuis longtemps, je ne parle plus à mes mains. Ma solitude ne se mesure plus aux longues conversations que j’avais avec elles mais à la profondeur de ma messagerie vide. Maintenant, Alice est devant l’ordinateur et écrit un message à Béatrice ou peut être est-ce l’inverse, Béatrice à Alice. Mes noms de scène perdent leur éclat en plein désert, là où seules des chaussures solides peuvent nous conduire vers l’oasis.

P.-S.

Traduit du roumain par Fanny Chartres, née en 1983 à Châteaubriant. Après des études de lettres à l’Université de Nantes et une formation aux métiers du livre, elle travaille en librairie et en bibliothèque. Entre 2006 et 2008, elle travaille à l’Ambassade de France en Roumanie et à l’Institut français de Bucarest.
Parallèlement à ses activités professionnelles, elle a appris la langue roumaine et la traduction est devenue son principal métier. En dehors de la prose, elle traduit du théâtre (Saviana Stanescu, Peca Stefan – Editions Théâtrales, Vlad Zografi, lequel est invité au prochain Festival de Théâtre Actoral de Marseille pour sa pièce Atelier), de la poésie, des scenarii et essais journalistiques pour des publications ou manifestations. Elle fait partie de l’équipe de traducteurs de The Observator Translation Project (http://translations.observatorcultural.ro/), plateforme actuellement en cours de restructuration, pour laquelle elle a traduit des auteurs tels que Gabriela Adamesteanu, Gheorghe Craciun, Mircea Nedelciu, Norman Manea, Filip Florian…
Elle travaille actuellement sur une anthologie de nouvelles qui sera publiée aux éditions Pour la Nouvelle, courant 2010. Elle est la traductrice du livre d’Ana Maria Sandu L’Ecorchure, qui sortira aux éditions du Chemin de fer, au printemps 2010.

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