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La fille garçon (1883) 

lundi 5 décembre 2005, par Catulle Mendès (1841-1909)

Elle fumait la pipe.

Comme nous logions à Paris, dans la même maison, - Antoinette était la fille du propriétaire, - nous étions très vite devenus de très intimes camarades, elle, seize ans, moi, quatorze. Tous les soirs, après le dîner, pendant que nos deux familles, chacune dans son appartement, s’attardaient autour du dessert, nous avions des rendez-vous dans la cour à demi obscure, où le gaz ne s’allumait pas encore, et, là, debout l’un à côté de l’autre, le dos contre la muraille, nous fumions la pipe avec acharnement.

Chétif, et l’estomac débile, le tabac m’incommodait d’une façon sensible, me mettait dans la tête des roulis et des tangages. Mais j’essayais de faire bonne contenance, digne, plein du sentiment d’une fonction presque auguste, résolu, quoi qu’il arrivât, à remplir mon devoir jusqu’au bout, comme un prêtre malade continuerait à dire la messe et ne déserterait pas l’autel. Quant à Antoinette, qui me regardait de temps à autre du coin de l’oeil, non sans la pitié dédaigneuse d’un grognard pour un conscrit, elle ne semblait éprouver aucune gêne ; la tête un peu renversée, sans jamais retirer sa pipe de sa bouche, elle lançait, à d’égaux intervalles, dans un flic-flac claquant des lèvres, de puissants jets de fumée, ou bien, avec une fanfaronnade hautaine qui me comblait d’admiration, elle faisait jaillir la fumée de ses narines qui ressemblaient alors aux naseaux d’un jeune étalon.

Car Antoinette était une créature robuste. Ses seize ans, dans leur épanouissement précoce, avaient des solidités et des carrures de vingt-cinquième année. Grande, et me paraissant l’être d’autant plus que j’étais, moi, plus petit ; un peu rude, avec des plénitudes de chair qui gonflaient et tendaient les étoffes, - l’air d’une statue mal dégrossie à qui l’on aurait mis une robe étroite, - elle se piétait, fortement. Ses cheveux noirs, coupés court, laissaient voir une nuque bistrée, ses yeux qui regardaient les gens en face et où la franchise était presque de l’impudence, sa grosse et large bouche rouge un peu duvetée d’ombre aux commissures des lèvres, et son petit col droit et son corsage d’amazone au gilet de toile écrue, lui donnaient un air garçonnier qui attend et provoque les aventures.

Et ce n’était pas à fumer la pipe, - une pipe en terre de brique, où tenaient deux sous de tabac, - qu’elle bornait ses hardiesses ! Mal gardée par son père, architecte-inspecteur d’un théâtre de féerie, qui passait ses soirées dans le premier dessous à considérer par la fente des trappes le maillot des cabotines ; pas surveillée du tout par sa mère, obèse, gardant le fauteuil, et joueuse de whist enragée au point qu’elle faisait un « mort » tous les matins, après le déjeuner, avec sa cuisinière et son valet de chambre, Antoinette avait poussée à sa guise, la mauvaise plante qu’elle était ; jouant avec les gamins de la rue, qu’elle rossait dans le ruisseau, jacassant dans les écuries avec les cochers et les palefreniers, retenant des mots et des chansons, écoutant tout ce qui se dit, le soir, dans les couloirs des bonnes, et, dès qu’elle sut lire, dévorant tous les romans de la bibliothèque jamais fermée. Effrayés enfin, ses parents la mirent dans un pensionnat ; elle y bouleversa tout ! Elle bousculait les maîtresses, battait et embrassait les élèves, racontait des histoires qui eussent étonné des corps de garde, inventait des jeux où une armée de reîtres mettait à sac des couvents d’Ursulines, - tout les reîtres, c’était elle, - lisait, la nuit, dans le dortoir, à haute voix, des livres qu’une femme de chambre complaisante achetait pour elle chez un libraire de la rue de Sèze. On la rendit à sa famille, et ce fut alors que je devins son camarade épouvanté et ravi. Elle était extraordinaire. Ce qu’on ignore, elle le savait ; ce qu’on chuchote, elle le criait. Tous les cynismes de parole : un matin elle m’appela du haut de l’escalier : « Conçois-tu cela ? ma mère vient de renvoyer cette pauvre Mariette, parce que le cocher lui a fait un enfant ! » Les soirs où ses parents recevaient, elles avait des allures surprenantes ; je l’ai vue, renversée dans un fauteuil, mettre un pied sur le bord de la cheminée, entre la pendule et le candélabre, en disant : « Ah ! j’ai chaud ! » Quand il pleuvait, elle s’accoudait à la fenêtre et m’y faisait venir auprès d’elle pour regarder le retroussement des robes pardessus les flaques d’eau. Elle avait une manie : les petits poèmes libertins de la bibliothèque de son père étaient, affirmait-elle, des ouvrages expurgées, et, tous les mots honnêtes qui s’y trouvaient çà et là, elle les remplaçait, dans nos lectures, par les vrais mots, infâmes. Une fois que nous parlions de la chaste Suzanne convoitée à travers les branches par les deux vieillards : « Et toi, que ferais-tu, lui dis-je, - car nous avions pris tout de suite l’habitude de nous tutoyer, - si un homme te surprenait sortant du bain ? » Elle me répondit dans un rire : « Je le prierais de m’essuyer ! »

II

Un dimanche soir, mes parents étaient au théâtre, les domestiques étaient sortis, et je m’occupais à mettre en vers latin les amours d’Héro et de Léandre ; la sonnette de l’antichambre tinta violemment. Je courus et j’ouvris la porte.

- Monsieur, dis-je, que demandez-vous ?

- Es-tu bête ! répondit le visiteur.

Car ce jeune homme, qui était devant moi, le chapeau à haute forme un peu penché sur l’oreille, et le monocle à l’oeil, - avec un paquet sous le bras, - c’était Antoinette !

Elle reprit vivement :

- Dépêche-toi. J’ai une course à faire. Je t’emmène.

Et pendant que je la regardais, elle prit ma casquette de lycéen à la patère de l’antichambre, me la fourra sur la tête, et m’entraîna par les escaliers.

Dans la rue, où elle marchait si vite que je pouvais à peine la suivre, je revins peu à peu de mon émotion ; j’interrogeai Antoinette, lui demandant pourquoi elle s’était déguisée de la sorte, et où nous allions.

- Ça ne te regarde pas, dit-elle d’un ton d’orgueil. Ce sont des choses au-dessus de ton âge. Seulement, où je vais, je ne puis pas y aller seule, parce qu’il y a du danger. Tu m’accompagnes, pour me défendre.

Cela me flatta. L’envie que j’avais eue de rebrousser chemin, je ne l’eus plus du tout. Moi, défenseur ! Je me haussais, je marchais sur la pointe des pieds, j’étais presque aussi grand qu’elle. Nous allions, toujours plus vite, le long des boutiques encore éclairées.

Bien qu’elle se fût refusée à me donner aucune explication, Antoinette continuait à parler.

- Voilà. Mais il est bien inutile que tu comprennes. On joue une revue aux Délassements-Comiques. J’y suis allée avec papa, dans une loge sur le théâtre. C’est bête, cette pièce ; mais les ballets sont jolis. Comme j’avais quitté mon chapeau et que j’appuyais le menton au rebord de velours, j’avais la tête d’un homme, avec mes cheveux courts et mon col droit. Une des danseuses s’est mise à rire en me regardant. Moi aussi, j’ai ri. Alors, le lendemain, il y eut un tas d’histoires, à cause d’une lettre. Les ouvreuses sont très complaisantes. Enfin, c’est drôle. Elle demeure place du Caire, la danseuse. Ce n’est pas loin. Nous serons arrivés avant dix minutes.

Elle parlait ainsi, clairement à la fois et obscurément, d’un air de fanfaronnade qui se pique de mystère. Elle voulait tout dire, par vanité, et feignait de cacher, par discrétion, beaucoup de choses. Une témérité qui fait semblant de ne pas oser. Mais elle eût été désolée si elle avait cru que je ne comprenais pas.

Et je ne comprenais pas, en effet ! Seulement, j’avais peur. De quoi ? je n’aurais pas pu le dire. Une chose me rassurait un peu. C’était que les passants ne prenaient pas garde à Antoinette ; elle avait l’air d’un homme, vraiment.

Quand nous eûmes traversé le boulevard Poissonnière, nous entrâmes dans une rue moins éclairée, puis dans une ruelle presque sombre. Oh ! elle était étrange et terrible, cette ruelle. Les maisons se penchaient l’une vers l’autre, comme branlantes, noires, avec des fenêtres où les lampes luisaient derrière des rideaux de mousseline brodée. Des femmes, debout sur le pas des portes, avançaient la tête, trop grasses, lourdes, molles, l’air d’un grand tas de chiffons, qui va s’ébouler sur le trottoir. Elles nous appelaient à voix basse, avec des sons sifflants plutôt qu’avec des mots, comme on appelle les chiens. Au milieu de la rue, une autre femme, qui avait un grand chapeau à plume et une robe rouge très longue, relevait sa jupe pour rattacher sa jarretière ; la blancheur ronde du bas était troublante sur le fond d’ombre et de boue. Je frissonnais de peur ! Antoinette, qu’une fièvre allumait, ne paraissait pas inquiète. Elle répondait à ces femmes, des paroles qui les faisaient rire. Elle causa un instant avec celle qui rattachait sa jarretière. « Oh ! allons-nous-en ! allons-nous-en ! » m’écriai-je. Elle me pris par le bras et me força à la suivre, violemment.

Quand nous fûmes arrivés sur une petite place, Antoinette, après avoir regardé le numéro d’une maison, étroite, sordide, où pas une croisée ne brillait, poussa une porte entr’ouverte, et disparut en me disant : « Attends-moi ».

J’étais seul ! Une sueur me mouillait le front, me coulait le long des bras. Il me semblait que de chaque logis de ce quartier inconnu, quelque chose d’horrible et d’infâme allait sortir, sauter sur moi, m’envelopper, m’emporter. Peut-être aurai-je fui lâchement, oubliant Antoinette. Mais de quel côté serais-je allé ? dans mon trouble, je n’aurais pas retrouvé mon chemin. Puis, repasser seul par la rue où des femmes appellent, en avançant la tête ! Je m’appuyais au mur, crispé, avec un sursaut à chaque rumeur de pas, au loin.

Il y eut un grand bruit, un bruit de bousculade, dans la maison où Antoinette était entrée ! la chute d’un corps sur du bois creux, - sur les marches d’un escalier sans doute. Et mon amie reparut, défaite, haletante, m’entraînant. Nous nous mîmes à courir droit devant nous, comme des voleurs poursuivis. Elle disait, avec des essoufflements : « Un homme ivre... dans le corridor... Je me suis trompée de maison... » Nous courions toujours. Quand nous fûmes de retour, Antoinette s’enferma chez elle, sans s’être expliquée davantage. Le lendemain, et les jours qui suivirent, je l’interrogeai, - vainement. « Tais-toi ! tais-toi ! parlons d’autre chose ! » répondait-elle toute pâle ; et je dus renoncer à savoir pourquoi Antoinette était allée dans la maison de la place du Caire.

III

Plus tard, je crus le deviner. Homme, ayant appris beaucoup de chose, les souvenirs de notre promenade à travers de vils quartiers, les paroles qu’Antoinette avaient dites pendant le chemin, - « La revue aux Délassements-Comiques, le ballet, les ouvreuses, la lettre, - me permettaient d’entrevoir une aventure absurde et abjecte. Je songeais à la pauvre enfant affolée avec une pitié douloureuse où il se mêlait un peu de mépris sans doute. D’ailleurs, ayant voyagé, je ne l’avais pas revue depuis trois ans.

Un jour, par un de ses parents, rencontré dans la rue, j’appris qu’elle était malade. Très malade. Une fièvre typhoïde.

Toute la camaraderie ancienne me revint au coeur, doucement. Je me jetai dans une voiture. Hélas ! je venais bien tard. « Elle se meurt ! » me dit la mère, plus obèse, dans son fauteuil. Je voulus la voir. Je m’approchai du lit. Elle tourna lentement la tête, me reconnut tout de suite et sourit, avec la tristesse des derniers sourires, en me tendant une longue main grêle, qui tremblait.

Chose singulière, en devenant moins jeune, elle avait rajeuni. Maintenant qu’elle avait vingt ans, elle paraissait n’en avoir que seize. Blême, amaigrie, la peau d’une blancheur de cire, elle était là, comme une enfant couchée, doucement plaintive. Le rude et enragé garçon que j’avais connu s’était peu à peu, par la longue maladie, atténué, attendri, alangui en une frêle et pâle jeune fille.

- Ah ! dit-elle, c’est vous ?

Et elle ajouta, tristement :

- Autrefois, n’est-ce pas, comme j’étais folle ?... Et comme c’était bête !... Mais, vous savez, ce n’était pas vrai, tout cela !

Et elle dit encore, une rougeur aux joues, d’une voix si mourante que je crus qu’elle parlait pour la dernière fois :

- Vous vous souvenez de notre course à travers Paris, et de ce que je voulais vous faire croire ?... Je mentais joliment, allez !... J’étais sortie pour aller porter des vêtements et de l’argent à cette pauvre Mariette que ma mère avait renvoyée, et qui mourait de faim dans un hôtel garni.

P.-S.

Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Monstres parisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883.- 10 fascicules en 2 tomes in-32, 242 + 232 p.)

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