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La deuxième vie de Jean-François - Carole Zalberg 

vendredi 9 mars 2012, par Carole Zalberg (Date de rédaction antérieure : 11 juin 2007).

C’était l’heure du départ. Tous les jours, au moment où les Parisiens regagnaient par grappes et la panse remplie leurs bureaux confinés, Jeff, lui, allait voir ailleurs s’il y était.

Où se rendrait-il aujourd’hui ? Le dos calé à la grille du square Télégraphe, il laissa un instant son regard se perdre dans les miroitements d’une flaque à quelques pas de lui. Un frémissement à la surface de l’eau grise, le battement d’aile d’un pigeon un peu plus loin et il fut aussitôt sur une plage de Normandie, les yeux et les narines pleins d’une mer démontée, ses cheveux de prophète s’envolant au milieu des mouettes folles.
Pour partir, c’était facile : il suffisait de tout lâcher. Le cadre et les heures. Les gens autour. Abandonner une réalité pour une autre. C’était une chose qu’il avait apprise de la rue : les mondes dans sa tête étaient aussi vrais et puissants que ceux du dehors. Et il y était absolument libre. Il pouvait décider de laisser flotter cette part de lui qui n’était pas simplement des pensées ou du rêve, un écho de son être plutôt, et se découvrir alors emporté à travers des paysages, des situations toujours plus inattendus. Avec la même aisance, il s’en allait arpenter des espaces déjà visités, rejouait ou inventait à sa guise des scènes émouvantes.

S’il avait su cela avant, quand il était encore de l’autre côté... Au lieu de vivre avec cette peur en étau sur son âme...

Mais il avait été comme l’habitant d’une île convaincu que le monde s’y résume. Ce n’est pas uniquement un manque d’imagination, cette incapacité à envisager l’inconnu. Il y a toujours une terreur à pressentir que tout commence avec ce qu’on ignore.
Avant, donc, Jeff était terrifié. Il n’agissait que par rapport à cela : le risque de perdre ce qu’il avait, connaissait, maîtrisait. L’horreur d’avoir à s’improviser.
Pour être tout à fait précis, Jeff - Jean-François de son vrai prénom, avant une américanisation certes imposée mais très joyeusement consentie - n’avait pas toujours eu peur. Il avait longtemps avancé sans le moindre heurt et l’inquiétude en lui n’existait pas.

Elle vint avec un événement infime.

Un matin qu’il croisait son patron dans le couloir, chez Mars assurances où il travaillait depuis sa sortie d’une école de commerce, celui-ci ne le salua pas. Pis : il sembla éviter le regard de Jeff, lui qui avait toujours été l’un de ses meilleurs collaborateurs. Le pauvre passa la journée et la nuit qui suivirent à se demander quelle erreur, quel impair il avait pu commettre pour être ainsi ignoré du chef. Cette indifférence avait été plus cuisante qu’une gifle. Comme si cet homme avait eu le pouvoir de le faire exister ou pas. Et à cette époque-là, il l’avait en effet. Bien sûr, Jeff ne sut jamais pourquoi ce matin en particulier le grand maître n’avait pas daigné lui dire bonjour. Réveil difficile ? Petit déjeuner trop lourd ? Simple distraction ou cruauté gratuite ? Peu importait. A partir de ce jour, Jeff vécut avec la conscience permanente de marcher sur un fil au-dessus du vide. A tout moment, quelqu’un, quelque chose, pouvaient le pousser à quitter sa trajectoire rectiligne. Il voyait la scène dans des flashes qui le faisaient hurler. Et il se retrouvait appuyé à un mur, une vitre, une porte cochère, les mains moites et les jambes tremblotantes, respirant à peine.

- Ça va pas ? lui demandait sans attendre la réponse, celui de ses collègues qui se trouvait là.

Les passants, eux, ne demandaient rien, passaient, comme il se doit et sans trop regarder, leur chemin de passants.

Cette découverte eut sur lui plusieurs effets.

Il n’avait jamais été très flegmatique mais après cela, il devint absolument allergique à tout moment creux, à toute pause dans son emploi du temps. Il ne fallait pas laisser la moindre faille par où les doutes en profiteraient vite pour croître et se multiplier. Tant qu’il était occupé, anesthésié même, par une activité constante quelle qu’elle soit, il se sentait à peu près hermétique aux ondes émises par le gouffre sous ses pieds. Mais comme il ne pouvait pas non plus travailler jour et nuit, il s’évertua à remplir les blancs.
C’est à cette époque qu’il comprit l’engouement pour les salles de remise en forme. On y étouffait la peur au berceau du cerveau à force de pompages musculaires ; on se noyait dans son reflet pour ne pas regarder au-delà ; on suait jusqu’aux prémices de l’étourdissement. On fatiguait la bête quoi ! qui s’écroulait ensuite sur son canapé-lit avec l’espoir d’un sommeil sans rêves.

Ces temples de l’hébétude étaient aussi propices aux rencontres ; ce qui nous amène à un autre effet de la peur neuve chez le-dit Jeff.

Avant le matin terrible du non-salut patronal, il avait couvé l’idée, sans en faire pour autant un devoir ou une obsession, de rencontrer l’âme sœur et de construire avec elle le parfait foyer Ricorée. Il les entendait déjà, les rires de ses enfants sautant sur le lit de papa maman le dimanche, toujours un peu trop tôt. Il serait un mari aimant et généreux. Il serait un père fort et admiré. Juste assez sévère pour que sa tendresse ne se confonde pas avec de la faiblesse. En brave guerrier, il laisserait chaque matin derrière lui sa maisonnée bienheureuse et reviendrait harassé, triomphant, son rôle plus qu’assumé. Il leur offrirait de belles vacances aussi, étudierait longuement les guides afin de demeurer en toutes circonstances y compris les plus exotiques, celui qui sait, celui qui explique et livre le monde à sa progéniture émerveillée...

Il avait eu quelques histoires durables mais jamais assez, et cette envie de famille, sans vraiment le quitter, s’était mise à flotter au-dessus de sa vie où la priorité, bien qu’il ne l’ait pas vraiment décidé, allait déjà à la satisfaction de ses employeurs.

Après le matin sinistre, tout fut changé. Aimer une femme aurait impliqué de faire de la place au ralentissement, à la détente des corps au moins. Il aurait fallu s’ouvrir un peu. Or Jeff était maintenant convaincu que s’il ne voulait pas voir sa vie, sa situation, sa « réussite » voler en éclats, il devait se maintenir entièrement sous scellés. Chair et âme.
Dans ce domaine aussi, la salle de sport lui apportait exactement ce qu’il cherchait. Un peu de jouissance tout de même, pour ne pas oublier qu’on était un homme. Il y cueillait de belles plantes sans leurs racines, prêtes aux étreintes jetables et protégées.
Quand il échouait à s’épuiser et que son sommeil ne tenait pas assez du coma, il rêvait encore d’amour et se réveillait contrarié. Mais quelques heures de labeur forcené, des litres de café serré, et il ne restait plus trace de la béatitude entrevue à la faveur de la nuit. Il notait juste dans son palm qu’il lui faudrait penser à augmenter dès le soir-même l’intensité de son training program.

Les jours de Jeff se coagulèrent ainsi, dans ce rythme quasi organique, charrettes, frayeurs et sursauts du marché en guise de battements de cœur. Et les années elles aussi passèrent. Jeff, affûté aux push-up, asséché au stress, était devenu un bel homme un peu vide, qui pensait tenir sa peur en respect. Parfois des amis bien intentionnés, sans doute jaloux de son apparente assurance, lui racontaient des histoires de chute, des dégringolades vertigineuses depuis les plus hautes sphères d’une quelconque entreprise. Alors la terreur, ce monstre dans un recoin sombre du cerveau de Jeff, s’agitait bien un peu, mais celui-ci riait et gesticulait et se répétait comme un mantra que cette chose-là, la disgrâce en somme, ne lui arriverait pas.

Il y avait bien eu quelques alertes. La morosité gagnant peu à peu tous les secteurs économiques du pays, on s‘agitait beaucoup. On accumulait les réunions qui n’aboutissaient pas à grand-chose mais tenaient plutôt de l’incantation. Un peu d’irrationnel dans ce monde « scientifiant ». Evidemment, le besoin irrépressible qu’ils éprouvaient tous de se regrouper pour envoyer des paroles au ciel était dûment justifié. On définissait un ordre du jour et l’on tâchait de le respecter. Quelqu’un prenait des notes et faisait une synthèse qui circulerait ensuite sur l’Intranet. Mais rien ou presque, n’était jamais réglé au cours de ces messes.

C’est dans ce cadre où se concentraient les tensions et les espoirs que Jeff avait pu sentir le début d’une hostilité à son égard. Quelque chose de dur, dans l’œil de son patron, un air de lassitude qui lui avait mis le cœur au bord des lèvres. Rien, pourtant, dans son travail, ne justifiait le moindre mécontentement et Jeff réussit chaque fois à se persuader qu’il avait cédé à la paranoïa. Ces semblants de menace agissaient sur lui comme des stimuli. Il poursuivait sa tâche avec une ardeur redoublée.
Un soir qu’il traînait encore au bureau, trop fourbu pour une séance de développés couchés mais pas assez assommé pour affronter son F2 sous-meublé quoique suréquipé high-tech, le boss le convoqua.

Dans l’ascenseur qui le hissait jusqu’au saint des saints, Jeff se débattit avec des projections contradictoires. Là-haut l’attendait peut-être la consécration : une place à la droite de Dieu. Ou la pire sanction qu’il pouvait imaginer : un blâme, voire une répudiation pure et simple.

Il n’arriva ni l’un ni l’autre de ces scenarii mais ce fut tout de même le début de la fin de sa première vie.

- Entrez Jeff, entrez, fit le Maître affable. Asseyez-vous, je vous en prie.

Jeff s’exécuta et le regretta aussitôt. Ce fauteuil n’était pas un fauteuil mais une main d’ogre qui vous happait. Il eut l’impression fugace qu’il ne pourrait jamais, jamais se relever de là et fut très brièvement tenté de fermer les yeux. Dormir, oublier tout ça. Lâcher prise...

- Je vous présente Dan. Comme vous le savez, nous traversons actuellement une zone de turbulences. Certes la mer est agitée pour tout le monde et nous pouvons supporter de tanguer mais nous ne voudrions pas qu’en plus, par négligence, le navire prenne l’eau. Dan est ici pour faire en sorte que cela n’arrive pas. Il va tout vérifier. Tout. Il sera dans votre bureau demain à 8h. Préparez lui les dossiers.

Comme Jeff ne semblait pas réagir, le boss ajouta en se levant.

- C’est tout Jeff. Rentrez chez vous et prenez des forces. Vous allez en avoir besoin.

- A demain Jeff ! lui dit Dan en lui tapant sur l’épaule avec un peu trop d’entrain.

Les semaines qui suivent, il arrive que Jeff dorme au bureau tant il se rend disponible pour le vérificateur. Celui-ci affiche une bonne humeur constante. Il traite les employés de Mars assurances avec tact et délicatesse, semble même tisser, en si peu de temps, de véritables relations amicales. Il s’intéresse aux enfants de l’une, à la santé de l’autre, démêle avec doigté des nœuds de querelles aussi anciens que l’entreprise elle-même.
Tout le monde l’apprécie et l’épaule volontiers dans sa tâche.

Quand Dan rend son rapport avant de disparaître définitivement, le choc est à la mesure de cet enthousiasme que l’homme a su inspirer même aux plus méfiants.

Il a habilement réuni de quoi licencier pour faute les cadres les plus haut placés ; ceux dont le départ aurait dû coûter le plus cher.

Jeff fait partie du lot.

Parmi ceux qui sont épargnés, le traumatisme n’est pas moins grand : ils se sont confiés, on collaboré et presque aimé cet homme qui, du début à la fin, leur a joué une comédie parfaitement réglée. On comptera quelques dépressions officielles. D’autres, larvées, s’installeront durablement.

Du jour au lendemain, ou tout comme, Jeff n’a plus rien. Au départ, il n’a perdu que son emploi, ce qui n’est pas si grave pour quelqu’un d’encore jeune et d’expérimenté. Mais voilà, Jeff ne sait rien faire d’autre de sa vie que se rendre au bureau tous les matins et organiser le reste autour. Il se met donc à remplir son temps de la façon la plus vertigineuse qui soit. Il passe ses nuits dehors, boit, dépense, abuse et ne rentre chez lui que pour s’écrouler. C’est incroyable ce que la vie d’un homme peut vite se défaire. Comme il dort le jour, il ne paie plus ses factures, ne renvoie pas les papiers qu’il faut, bref, oublie de rester en règle et la tête hors de l’eau. Il se noie mais tant qu’il gigote, il ne le voit pas.

Cela dure à peine six mois. Un soir sa carte de crédit reste dans la machine et tôt le lendemain - Jeff a fait l’effort de se lever, ou peut-être ne s’est-il pas couché - celui qui fut son aimable banquier pendant de longues années sans nuages la découpe sous ses yeux.

- C’est pour votre bien Jeff, dit-il et l’emploi du prénom, qui sonnait amical il y a peu semble soudain de pure condescendance.

La hi fi, le portable, le rameur une fois vendus prolongent encore quelque temps les nuits ivres et leur vertu d’oubli.

Un matin de printemps, alors qu’il revient d’une de ces virées hallucinées, il trouve un avis d’expulsion placardé sur sa porte. C’est vrai, les beaux jours sont revenus. On peut enfin se débarrasser des mauvais payeurs.

Alors Jeff ne sort plus. C’est tout l’inverse. Il a cédé ses dernières possessions de quelque valeur et a acheté de quoi tenir un siège. Il se replie dans son deux pièces presque vide où le téléphone est coupé depuis longtemps. Pour la lumière il s’est branché sur un fil du couloir. Quelques semaines passent et il commence à croire qu’on ne s’est pas souvenu de le chasser. Il se sent presque heureux et un jour de grand soleil il ne peut résister à l’envie de se promener.

A son retour, les verrous ont été changés. Ses affaires sont sur le palier.

Jeff a rompu depuis des siècles avec sa famille, des « désirent petit » qu’il a toujours méprisés. Longtemps, il s’est imaginé leur revenir en prince généreux, puis il les a tout bonnement oubliés.

Des amis, Jeff n’a jamais su s’en faire et jusqu’ici cela ne lui a pas manqué.

Le voilà donc tout à fait seul et démuni.

La première nuit, épuisé d’avoir traîné partout avec lui ses sacs tels des reliquaires, les housses protégeant ses costumes devenus d’une obscène inutilité, il échoue dans un square du XXème arrondissement fermé pour travaux. En arrivant le lendemain, les ouvriers le découvrent et lui disent qu’il doit quitter les lieux mais avant, ils partageront avec lui le café de la bouteille thermos. Ils ne lui demandent pas pourquoi il est là.
Au fil des mois, Jeff apprend où se laver, où s’abriter de la pluie et du froid. Il a deux points d’ancrage : ce square Télégraphe, près du plus haut cimetière de Paris, et le métro à côté, où il s’assoit à l’arrivée de l’escalator très élevé lui aussi.
Comme au temps du bureau, c’est d’abord l’efficacité qui sauve Jean-François. Il fait, dans cette situation nouvelle, ce qu’il a à faire, passe les journées en s’occupant de boire et de manger, d’avoir chaud.

Mais il connaît bientôt ses premières joies. Il se lie et on l’apprécie parce qu’il ne se plaint pas d’en être arrivé là. Et ce n’est pas non plus de l’abnégation maladive, une sordide résignation. Non, sa vie est ici maintenant et il voit bien qu’elle n’a pas moins de sens que celle d’avant.

Très vite, il se trouve même une occupation qui l’enchante comme jamais. Il appelle cela la pêche aux regards. Posté en haut de l’escalier roulant ou à la sortie du métro, il attrape les lueurs dans les yeux des gens qui passent. Les enfants, surtout, sont une pêche miraculeuse car la plupart du temps, rien encore ne les éteint.

C’est ainsi qu’il apprend les voyages immobiles.

Car au fond des pupilles se trouve un passage. Jeff y plonge et n’est plus là, dans cette rue disgracieuse de l’Est parisien. Il vogue d’ailleurs en ailleurs au hasard des regards. Au début, ces autres mondes qu’il découvre ne sont que frémissements et visions fugitives. Mais peu à peu, alors qu’il apprend à larguer les dernières amarres, c’est de tout son être qu’il s’en va. Et aussi souvent qu’il le désire.

Pendant un temps, tout à son euphorie, il part pour un rien, n’est presque jamais là où on le voit. Il comprend toutefois assez vite que ce pouvoir, cette science du départ, obéissent à un équilibre précis. Il ne s’agit pas de fuir mais d’être ici et là. D’investir chaque réalité d’un même désir puisqu’on sait qu’on y est de son plein gré.
Alors Jeff prend l’habitude de voyager à heures régulières.

Tous les jours, au moment où les Parisiens regagnent par grappes et la panse remplie leurs bureaux confinés, Jeff, lui, s’en va voir ailleurs où il sait qu’il est. Aussi.

Photo © Gilbert BRUN

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