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L’Apocalypse selon Lawrence  

mardi 18 février 2003, par Laurent Margantin (Date de rédaction antérieure : 26 février 2003).

Publié en 1932, soit deux ans après sa mort, Apocalypse fait partie des derniers écrits de David Herbert Lawrence (1885-1930), et rassemble nombre de préoccupations de son auteur. Livre nietzschéen à beaucoup d’égards - on ne s’étonnera pas par conséquent que l’œuvre ait retenu Gilles Deleuze, dans un texte qui forme l’avant-propos de la présente édition -, Apocalypse représente l’ultime signature de Lawrence, comme les livres volontiers prophétiques de Nietzsche lui-même, tels Ecce Homo ou L’Antéchrist. Réévaluation en profondeur et sans concession de la religion chrétienne et surtout de sa dégradation historique - le dernier livre de la Bible étant le point culminant de cette dégradation pour Lawrence -, ce texte polémique est autant tourné vers le passé que vers l’avenir, et tâche de réveiller le paganisme encore latent dans l’Apocalypse.

La lecture de l’Apocalypse comme entreprise stratégique :

Il y va en effet, dans l’ouvrage de Lawrence, de toute une stratégie intellectuelle. Nullement commentaire plus ou moins inspiré de la Bible, Apocalypse est l’une des plus violentes charges de la littérature moderne contre la religion chrétienne. Dans La Chrétienté ou Europe, Novalis interprète l’apparition du protestantisme comme l’avènement d’une raison froide et instrumentale et prône un retour aux énergies du catholicisme. Lawrence critique également la Réforme qui substitua au culte païen du cosmos " un univers de forces et un ordre mécanique mortifères ", mais il va plus loin que Novalis en s’attaquant frontalement au christianisme dans son ensemble. S’il s’agit bien de révéler, par la lecture de la Bible, l’essence du christianisme, c’est pour en montrer la nature négative, c’est-à-dire la volonté de supprimer toute force vitale. Pour cela, Lawrence se sert de l’Apocalypse, véritable point culminant de la moralité chrétienne. Il fait souvent référence à Ézéchiel pour la proximité de ses images avec celles de l’Apocalypse, mais c’est bien sur le dernier livre de la Bible, en ce qu’il rassemble toutes les énergies destructrices du christianisme, qu’il s’appuie pour montrer quelle est la destination du monde fondé sur cette religion. Nietzsche partait des Évangiles, c’est-à-dire du commencement, Lawrence se tourne vers la fin, sorte de flèche lancée dans le cours de l’Histoire et destinée à frapper au cœur du pouvoir. L’Apocalypse représente le message final de la pensée biblique, et il recouvre le texte des Évangiles. Lawrence écrit ainsi, évoquant le monde des mineurs dont il est issu : " (…) chez les incultes, la Révélation sévit toujours. Je pense qu’elle a eu, et qu’elle a peut-être encore plus d’influence que les Évangiles ou les grandes Épîtres. La formidable condamnation des rois, des gouvernants et de la Prostituée qui domine les grandes eaux recueille l’approbation d’une congrégation de mineurs et de femmes de mineurs réunis un mardi soir, par une sombre nuit d’hiver, dans cette sorte de grange qu’est une " chapelle de Pentecôte ". MYSTÈRE, BABYLONE LA GRANDE MÈRE DES PROSTITUÉES ET DES ABOMINATIONS DE LA TERRE, font frissonner les vieux mineurs d’aujourd’hui tout comme frissonnaient les paysans écossais puritains et les plus féroces des premiers chrétiens ".

Il y a une violence de l’Apocalypse qui prime sur la bonté évangélique, et qui conditionne le devenir même du christianisme. L’Apocalypse est le récit des faibles - les premiers Chrétiens - qui veulent s’emparer un jour du pouvoir des forts symbolisé par Babylone, c’est-à-dire Rome. La lecture de la Bible faite par Lawrence renverse donc le point de vue généralement répandu sur le christianisme : ce qui caractérise cette religion n’est pas la bonté et le renoncement au pouvoir du Christ, l’absolu dénuement d’un individu et son sacrifice, mais au contraire la cruauté et la volonté de renverser les puissants, quitte à prôner le sacrifice collectif. Pour cette raison, il ne peut y avoir que deux Jean, et non un seul : celui des Évangiles, et Jean de Patmos. " On a longtemps cru, écrit Lawrence, que l’apôtre Jean, à qui nous attribuons le quatrième Évangile, était aussi l’auteur de l’Apocalypse. Mais il est impossible que le même homme ait écrit les deux œuvres, tant elles sont étrangères l’une à l’autre. " L’apôtre Jean figure encore le Christ comme un symbole de douceur, de sensibilité et d’humilité ; Jean de Patmos représente au contraire le ressentiment des faibles, l’auto-glorification des " pseudo-humbles ". Lawrence voit dans l’Apocalypse l’expression d’un second christianisme " qui a triomphé et qui triomphera encore ", tandis que le premier, christianisme des forts et des aristocrates (Jésus, Paul, Jean) a été piétiné.

On peut discerner différents axes de cette " lecture stratégique " de l’Apocalypse au fil de l’essai lawrencien : axes philosophique, historique, herméneutique :

1) L’axe philosophique du livre est structuré par certains concepts évidemment nietzschéens : c’est en réalité l’armature du livre tout entier, qui ne cesse d’apparaître. Ainsi Lawrence oppose la religion des faibles (Jean de Patmos, Luther, Lénine) à celle des forts (les présocratiques, Jésus, les apôtres). L’influence de Nietzsche est en effet ici très forte. Elle se traduit surtout dans la volonté d’effacer ou de dépasser deux mille ans d’histoire occidentale en revenant aux sources grecques voire orientales. Dans L’Antéchrist, on peut lire : " Tout le travail du monde antique…en pure perte ! Je ne trouve pas de mots pour exprimer le sentiment que m’inspire cette monstruosité. (…) Tout ce que, par un immense effort sur nous-mêmes - car, d’une manière ou d’une autre, nous avons encore dans le sang tous les pires instincts, les instincts chrétiens -, nous venons de reconquérir : un regard libre sur la réalité, la main prudente, la patience et le sérieux dans les plus petites choses, bref toute la probité qu’exige la quête de la connaissance - elle était déjà là ! Il y a déjà plus de deux mille ans ! " La tâche du philosophe moderne consiste à reconquérir les vertus grecques et à effacer les " instincts chrétiens ". Lawrence quant à lui, s’il est bien conscient de l’importance du vieux fond mythologique grec, embrasse dans sa conception du paganisme tout ce qui a nourri l’âme grecque, des cultures chaldéenne et assyrienne jusqu’à la pensée orientale. Il cherche à retrouver ce qu’il appelle le " culte du cosmos " qui aurait disparu avec le christianisme. L’Apocalypse est justement le moment ultime de l’écriture biblique où s’effacent et disparaissent quasi définitivement (Nietzsche verra dans la Renaissance un réveil du vieux fond pré-chrétien) la " volonté de puissance " (concept dont se sert Lawrence) et la figure de Jésus comme " magnifique animateur du cosmos " (Kosmokrator, Kosmodynamos).

2) L’axe historique est celui que nous avons précédemment analysé, établissant, avec l’Apocalypse, une coupure entre le premier christianisme (aristocratique) et le second, dégradation du premier (démocratique : affirmation d’une " âme collective "). On remarquera simplement qu’à la différence de Nietzsche, Lawrence " épargne " les Évangiles, établissant un contraste saisissant entre celles-ci et le dernier livre de la Bible. Chez Nietzsche, saint Paul est dénoncé comme une figure corrompant le message du Christ : " C’est alors que survint saint Paul… (…) Ce qu’il a pressenti, c’est comment, à l’aide du petit mouvement sectaire chrétien, détaché du judaïsme, on pouvait allumer un " incendie universel ", comment, par le symbole " Dieu mis en croix ", on pouvait recueillir et regrouper en une immense force tout ce qui était réprimé, tout ce qui s’agitait dans l’ombre, et rassembler tout l’héritage des menées anarchistes dans l’Empire ".

3) L’axe herméneutique est sans aucun doute le plus complexe du livre, traversé par plusieurs lignes de force. Lawrence fait ainsi part de ses " sentiments mêlés envers l’Apocalypse ". Dans un premier temps, il condamne le livre tout entier, d’un bloc. Allant même jusqu’à critiquer la Bible dans son ensemble (" mes instincts profonds sont offensés par la Bible "), devenue vulgaire à force d’avoir été figée dans une interprétation unique, il affirme que " le plus détestable de tous ces livres de la Bible, pris superficiellement, est certainement la Révélation ". Lawrence écrit que, depuis son enfance, il éprouve un sentiment d’ " antipathie " pour l’Apocalypse, trouvant ses " somptueuses métaphores détestables " et refusant sa " pompeuse absence de naturel ". Au fil des chapitres, pourtant, le jugement se renverse, Lawrence effectuant une espèce de " lecture archéologique " de l’Apocalypse, véritable texte composite, mêlant plusieurs influences, constitué de ce que l’auteur appelle, comme en géologie, des " couches " ou " strates " diverses. Dans un premier temps, le livre est divisé en deux parties, " avec deux intentions assez discordantes ". " La première moitié, écrit Lawrence, avant la naissance de l’enfant Messie, semble tendre à l’idée de salut et de renouveau, le monde renouvelé poursuivant son chemin. Mais la seconde moitié, avec l’éveil des Bêtes, développe une étrange haine mystique pour le monde, pour le pouvoir terrestre, pour toute chose et tout être qui ne se soumet pas sans restriction au Messie". La seconde moitié de l’Apocalypse ne tend que vers la fin du monde, un désastre universel et purificateur. Il y a une contradiction profonde entre la première et la seconde partie du livre, la première étant qualifiée de " païenne " : " On y retrouve, on ne sait pourquoi, l’espace et la pompe du monde païen. La seconde partie révèle la frénésie individuelle de ces premiers Chrétiens, assez proche de celle des illuminés de nos chapelles et de nos sectes d’aujourd’hui ". Ce sont deux moitiés que tout sépare : la première moitié est parcourue de " grands symboles anciens ", tandis que dans la seconde les images sont des " allégories juives ". Puis, dans un second temps, Lawrence semble aborder l’Apocalypse dans une perspective que l’on peut qualifier de " romantique ", y décelant une multiplicité à l’œuvre, un jeu de références et de symboles multiples, presque infinis : " L’impression qui domine est que l’Apocalypse n’est pas un seul livre, mais plusieurs, un grand nombre peut-être. Non qu’elle soit faite de fragments de livres différents rattachés les uns aux autres, comme le livre d’Énoch ; c’est un seul livre à plusieurs strates, comme les strates de civilisation que l’on découvre en creusant pour mettre au jour une cité engloutie. Tout au fond, on trouve une couche païenne, probablement un des anciens livres de la civilisation égéenne : sorte de livres des Mystères païens. Celui-ci, retranscrit par des Juifs auteurs d’apocalypses, a été prolongé pour être finalement récrit par le judéo-chrétien Jean ; après quoi, il a été corrigé, expurgé, élagué et augmenté par des éditeurs chrétiens qui voulaient en faire une œuvre chrétienne. " On voit Lawrence effectuer une espèce d’ "analyse génétique " de la Bible, rompant avec une tradition qui s’appuie sur une interprétation unilatérale du texte biblique, indifférente à l’histoire des retranscriptions, et donc des transformations, des " ajustements " de tel ou tel passage en fonction des stratégies de pouvoir. Lawrence revient à plusieurs reprises sur ce travail de " rapiéçage " des manuscrits, processus qui, dans la perspective qui est la sienne, avait pour fonction de dénaturer, d’effacer le vieux fond païen dont s’était nourrie la pensée chrétienne (de la même manière, un philologue comme Nietzsche qualifie le christianisme de " formule qui permet de surenchérir sur les cultes souterrains de toutes sortes, ceux d’Osiris, de la Grande Mère, de Mithra, par exemple - tout en les absorbant tous : c’est dans cette idée que réside le génie de Paul ").

Cette multiplicité des couches textuelles conduit Lawrence à tenter de dégager le fond païen originel de l’Apocalypse. Parti d’un rejet massif de l’ensemble du livre consistant selon lui en un détournement des Évangiles, il révèle, chapitre après chapitre, les symboles non chrétiens réemployés par Jean de Patmos et les autres auteurs de l’Apocalypse. Cette lecture " génétique " correspond à une stratégie qui consiste à " renverser " le texte biblique, d’abord perçu et analysé comme une dégradation de la morale christique, puis, dans un second temps, par l’effet de la découverte des sources oubliées, effacées, défendue comme une œuvre authentiquement païenne dans sa substance. Comme s’il s’agissait d’enlever une couche de peinture superficielle pour retrouver le tableau originel, recouvert pendant des siècles et caché aux yeux du visiteur.
Il est ainsi surprenant de voir Lawrence condamner d’abord d’un bloc l’Apocalypse comme un livre " détestable ", puis de le voir diviser l’œuvre en deux parties totalement contradictoires, l’une bonne, l’une mauvaise, et enfin d’assister au " sauvetage " quasi global du livre, en en ayant révélé toute la substance païenne, antérieure au christianisme. Au fil de la démonstration, on peut lire des affirmations comme : " Le manuscrit païen le plus ancien s’arrêtait peut-être là " ; un ou deux chapitres plus loin, on s’aperçoit pourtant que la lecture symbolique et subversive effectuée par Lawrence lui permet encore de dévoiler le fond antique et la philosophie opposée au christianisme qui sert de fondement caché à la Bible. Pour arriver à ce résultat, Lawrence analyse en effet un à un les nombreux symboles du livre. Ainsi de la " scène brillante devant le temple ", où " la glorification du nouvel initié, son identification ou son assimilation au dieu dans l’éclat et l’émerveillement, le son des flûtes et le balancement des guirlandes devant la foule des spectateurs frappés de crainte était, nous le savons, la fin du rituel des mystères d’Isis " (nous soulignons, de tels procédés rhétoriques étant fréquents). Cette technique de " retournement " ou de réévaluation globale de l’Apocalypse est passée sous silence par Deleuze dans son avant-propos, qui en reste à la condamnation initiale du début du livre, ce qui est somme toute regrettable, car elle constitue sans aucun doute la marque propre de l’œuvre, comme s’il s’agissait de dépasser la simple condamnation nietzschéenne du christianisme pour subvertir la Bible en profondeur, en réveillant en son sein même les énergies (mythes, connaissances, pratiques rituelles) qui, au fond, l’alimentent. Lawrence va jusqu’à affirmer que le plan originel de l’Apocalypse a été " embrouillé " par les Juifs : " La vieille méthode de l’Apocalypse consiste à évoquer une image, à fabriquer un monde, puis à s’en écarter brusquement pour rejoindre un cycle du temps et du mouvement, voire un epos ; puis à revenir à un monde un peu différent de l’originel, mais à un autre niveau. Le " monde " est fondé sur le nombre douze - douze est la base de l’édification d’un cosmos. Et les cycles vont par sept. Cet ancien plan subsiste, mais très bouleversé. Les Juifs abîment toujours la beauté d’un plan en y faisant entrer de force une signification éthique ou ethnique ". Symboles, les chiffres ou les figures qui structurent le récit apocalyptique sont finalement tous interprétés dans l’optique d’une réviviscence du paganisme à l’aide de la lecture génétique. Seul celui qui sait lire comme un " lecteur de proie " (Valéry) peut faire renaître la pensée païenne de ses cendres. Le dragon, figure centrale de l’Apocalypse, " le dragon est le symbole de ce mouvement de vie rapide, fluide et frémissant que nous sentons en nous. Cette vie frémissante qui circule en nous comme un serpent, ou bien s’y love patiente et puissante, c’est cela le dragon. En nous et dans le cosmos. " Lawrence revient toujours au constat suivant : " La conscience humaine a beaucoup de niveaux, et les plus profonds gardent une activité rudimentaire pendant des siècles (…)… la conscience humaine tend toujours à revenir au stade originel, encore qu’il y ait deux sortes de retour : par dégénérescence et décadence, ou par décision délibérée de retrouver ses racines afin de prendre un nouveau départ" (nous soulignons). Influencé par la psychanalyse freudienne - mais accordant, comme Jung, une grande importance au monde des symboles -, Lawrence effectue ce que Kenneth White appelle une " culturanalyse ", tentant, comme les Chrétiens le firent en réemployant les mythes grecs, chaldéens, assyriens, de subvertir le texte biblique. Si Révélation il y a, c’est que le " cycle chrétien " s’achève. Interprétant l’apparition du dragon dans l’Apocalypse, Lawrence écrit : " Ainsi, au début de notre ère, le Logos vint apporter aux hommes une splendeur nouvelle. Et ce même Logos est aujourd’hui le serpent maudit de Laocoon et la cause de notre mort à tous. Jadis semblable au grand souffle vert du printemps, le Logos est devenu la grise morsure de myriades de petits serpents mortels. Il nous faut maintenant conquérir le Logos pour qu’un nouveau dragon rayonnant de vert au milieu des étoiles puisse se pencher vers nous, nous vivifier et nous grandir ".

Politique apocalyptique :

Les deux parties d’Apocalypse qui intéressent le plus Deleuze sont le début et la fin du livre où Lawrence expose sa critique fondamentale du christianisme et sa propre philosophie (que l’on qualifie communément de " vitaliste "). Ce qu’il laisse visiblement de côté, c’est la stratégie génétique de Lawrence, sa capacité à dénouer les fils d’une histoire textuelle, capacité qui, si elle repose notamment sur la lecture, en 1929, d’un essai de John Oman, Le Livre de la Révélation, dépend surtout d’une sensibilité personnelle pour la puissance et la vérité des symboles antiques, et pour la subversion chrétienne de ces mêmes symboles. De manière manifeste, Deleuze s’intéresse avant tout à la filiation entre Nietzsche et Lawrence, à leur parenté profonde dans leur approche de la politique moderne comme dégradation du religieux et de la morale chrétienne. Car ce qu’affirme l’Apocalypse, selon Lawrence, c’est le ressentiment des faibles, c’est-à-dire des premiers Chrétiens condamnés au martyr pour n’avoir pas reconnu la divinité de César et l’autorité de Rome, c’est leur désir de vengeance et de pouvoir, contre les vœux d’humilité du Christ. Lawrence dénonce avec virulence " l’âme collective " des premiers Chrétiens, totalement opposée à " l’âme individuelle " du Christ et des apôtres. Si Jean de Patmos est " détestable ", c’est parce qu’il incarne cette âme faible et collective que nous sommes, au fond, tous (Lawrence écrit que " dans les couches profondes de notre être, nous sommes collectifs ").

L’Apocalypse annonce un âge futur de la politique au cours duquel les faibles, dans leur désir de vengeance, prendront le pouvoir après avoir dévasté la Terre. Prophétique à certains endroits, Lawrence évoque les conséquences d’une politique collective qui promeut la peur et la faiblesse individuelle : " La chose la plus dangereuse au monde est de montrer à l’homme sa propre misère comme inhérente à sa condition. Il en est abattu, il en devient misérable. (…) Ainsi en est-il de nos jours. La société se compose d’une masse d’individus faibles qui, du fond de leur peur, tentent de se protéger contre tous les maux imaginaires possibles et qui, évidemment, par leur peur même, font naître ces maux ".

Apocalypse s’achève sur un tableau de la société moderne, envisagée comme le résultat de deux mille ans de christianisme et de prophétisme apocalyptique. C’est la " Nouvelle Jérusalem ", la prise du pouvoir par les humbles ou " pseudo-humbles ". " Puis je vis des trônes : ceux qui étaient assis dessus reçurent le pouvoir de juger ", lit-on dans l’Apocalypse. Le livre de Lawrence préfigure les réflexions futuristes de Virilio (notamment L’insécurité du territoire), ce qu’analyse parfaitement Deleuze, écrivant : " Chaque fois que l’on programme une cité radieuse, nous savons bien que c’est une manière de détruire le monde, de le rendre " inhabitable ", et d’ouvrir la chasse à l’ennemi quelconque. Il n’y a peut-être pas beaucoup de ressemblances entre Hitler et l’Antéchrist, mais beaucoup de ressemblance en revanche entre la Nouvelle Jérusalem et l’avenir qu’on nous promet, pas seulement dans la science-fiction, plutôt dans la planification militaire-industrielle de l’État mondial absolu. L’Apocalypse, ce n’est pas le camp de concentration (Antéchrist), c’est la grande sécurité militaire, policière et civile de l’État nouveau (Jérusalem céleste) ".

Difficile, en lisant ces lignes, de ne pas penser à notre " actualité ", même s’il faut ajouter que celle-ci dure et s’éternise depuis quelque temps déjà. Cet État mondial absolu, confondant pouvoir spirituel et puissance militaire, on peut penser que les USA en sont la préfiguration. La prophétie de la Bible s’achèverait avec l’accession au pouvoir universel de ces puritains qui, un jour, quittèrent l’Europe pour réaliser la religion chrétienne sur un continent sans souillures… En écrivant Apocalypse, Lawrence pensait à l’URSS et à Lénine, mais il faut bien avouer que, pour ce qui est de la religion et de la démocratie, les USA semblent réaliser le message de l’Apocalypse.

La Nouvelle Jérusalem contre Babylone-Rome. Pour ceux qui n’auraient jamais entendu un discours politique ou guerrier prononcé par un grand leader américain, qu’il prenne le livre de la Bible et découvre ce sens du combat chrétien qui traverse la politique moderne, celui des purs démocrates contre " l’Axe du Mal ". L’Apocalypse inaugure une histoire des guerres de religion mais aussi des conquêtes territoriales ville contre ville, métropole contre métropole. Le livre de Lawrence nous raconte cette histoire, en en révélant toutes les énergies souterraines. Il est ensuite difficile de croire à la bienfaisance des idéaux universels dont se parent nos gouvernants pour envoyer leurs troupes vers l’Euphrate écraser la nouvelle Babylone. Quant à la " Nouvelle Jérusalem ", parions qu’elle sera une zone de sécurité hyper sophistiquée couronnée d’une immense colombe en béton armé.

P.-S.

D.H. Lawrence, Apocalypse, préface de G. Deleuze, Desjonquères, 2002.

Ce texte est une version remaniée d’un article paru sur Fabula.org

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