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L’ange de Beslan 

jeudi 26 octobre 2006, par Elisabeth Poulet

La neige est entrée dans le gymnase aussi mal refermé qu’une plaie. Elle a recouvert les hurlements des enfants. Une femme s’approche en titubant. Si elle est ivre, c’est de son malheur. Elle arrive sous le panneau de basket où la bombe la plus meurtrière avait été placée. Elle s’agenouille devant le mur, désormais décoré d’une petite fleur de sang, le caresse et lui parle. Elle balance légèrement la tête et fredonne une comptine, d’une voix qui hésite entre le rauque et l’aigu. Elle lève les yeux vers cette marque sur le mur. Sous certains éclairages, cette marque devient pourpre. Elle n’est pas complètement ronde. Des morceaux semblent vouloir se détacher, comme les pétales d’une marguerite. C’est ici que sa fille de neuf ans est morte. Et cette petite fleur de sang, là, c’est tout ce qui lui reste d’elle. A ce moment, elle se souvient.
Sa petite fille avait pleuré ce matin-là. Elle était mal réveillée et ne cessait de dire qu’elle ne voulait pas aller à l’école aujourd’hui. Devant son bol de chocolat, elle avait boudé, en faisant tourner sa cuillère trop longtemps. Elle avait laissé sur la nappe une tranche de pain à peine grignotée. Pas faim, avait-elle murmuré à sa mère. Elle avait levé de grands yeux larmoyants sur sa mère, lui demandant encore une fois si elle pouvait rester à la maison, rien qu’aujourd’hui, elle y retournerait demain, promis ! Mais la mère s’était impatientée, non, elle avait du travail aujourd’hui, elle ne voulait pas l’avoir dans les jambes. Et puis, ce n’était pas des façons, elle devait aller étudier, un point c’est tout !
La femme est hagarde. Le chant s’est cassé dans sa gorge meurtrie d’avoir tellement pleuré. Elle regarde autour d’elle, épouvantée. Elle racle le mur avec ses ongles, jusqu’à ce qu’un morceau de chaux ensanglanté s’en détache. Elle l’emporte avec elle en le serrant dans son poing.
Six mois après la tragédie, Aliona marche dans Beslan, la ville où un commando tchétchène a pris une école en otage et tué les enfants, la ville où elle a grandi. On ne peut plus parler ici, les mots sont de trop, c’est fini. Même les mots les ont laissé tomber. La douleur et l’horreur ont tout tué, même la compassion. Il ne reste que la haine, terrible souveraine de ces mères sans enfants, les mères des enfants morts qui haïssent désormais les mères des enfants vivants, qui les battent, leur arrachent les cheveux, les injurient, veulent les chasser de leur sanctuaire. Les familles s’élèvent contre les enseignants qui n’ont pas su protéger leurs enfants. Les enseignants en veulent à Poutine parce qu’il n’a pas su arrêter le massacre. Le Noël orthodoxe n’est même plus fêté, personne ne veut célébrer la venue au monde d’un nouveau-né après le massacre d’une centaine d’enfants. Aliona marche dans les décombres de l’école : c’est comme si la tuerie avait eu lieu trois heures auparavant. Les mêmes livres éparpillés par terre, une paire de lunettes brisées, la douille d’une cartouche de fusil, une chaussure d’enfant, et, seul au-dessus de la fenêtre, le portrait de Léon Tolstoï. Sur les murs, on peut lire des inscriptions pleines de férocité, des injures nombreuses, des mots qui giflent et qui sentent le sang. On respire la vengeance. Elle imprègne l’air comme une mauvaise odeur.
Sur la place du marché, une vieille femme vend des étoiles de Noël. Aliona en achète une qu’elle rapportera à Berlin. Elle raconte que sa petite-fille ne dort plus, que tous les enfants de Beslan font des cauchemars, qu’il faut faire quelque chose. Ses vieilles mains ridées et osseuses s’accrochent aux épaules d’Aliona qui les détache doucement, en murmurant des mots très doux. La vieille tremble. Autour d’elle, comme un essaim d’abeilles, d’autres femmes, la tête couverte d’un foulard, tremblent elles aussi et racontent la même histoire. Elles se regroupent jusqu’à former un cercle tournant dont la jeune fille qui fait des études en Allemagne se détourne, elles psalmodient et se réchauffent aux braises de leur malheur. Beslan est devenu le lieu d’une psychose collective.
Les enseignants sont déprimés. Vingt professeurs sont morts. Les parents haïssent les rescapés parce qu’ils sont vivants et parce qu’ils n’ont pas sauvé leurs enfants. La police leur reproche d’avoir trop négocié avec les terroristes, les accuse de s’être montrés complices. Que fallait-il faire ? Ils sont là, à s’en vouloir d’être vivants.
Deux cimetières s’étendent dans un champ sans horizon. Le premier est vieux, désert, couvert de croix grises, oublié. Le second est inondé de fleurs, de couleurs qui éclatent comme des coups. Beslan possède deux cimetières : l’un pour les morts, l’autre pour les anges. Un cimetière d’enfants encore tellement vivants dans la douleur des gens. Quelle que soit l’heure, quelqu’un est là qui prie. Quelqu’un qui parle aux photographies posées dans la neige. Quelqu’un qui chante d’une voix monocorde. Quelqu’un qui pleure en levant les bras au ciel.
Beslan est un endroit où l’on ne parle plus. Sauf pour proférer des injures. La souffrance ne parvient pas à s’exprimer autrement. Une femme a exhumé le cadavre de son fils pour l’emporter avec elle. Quand on lui a pris son enfant une seconde fois pour le recoucher dans la terre, elle est devenue muette mais elle a craché au visage d’une femme qui était là et serrait son enfant contre elle. La rage est là, cette rage contre les parents des enfants vivants. La neige tombe, mais elle ne tombera jamais assez pour recouvrir le désespoir de cette ville. « Mort aux vivants » peut-on lire sur un mur souillé. Les gens passent devant, sans réagir, ils sont devenus fous.
Aliona se dit que les amis et les ennemis de Beslan auront beau s’enfuir loin d’ici, ils demeureront à jamais enfermés dans cette école. Ceux qui étaient là se reconnaissent, ils portent la terreur sur leurs visages. L’odeur de l’urine que les enfants ont bue, le sang, les hurlements, les autres ne les sentiront pas, ne les entendront pas, eux si.
Elle commence à se sentir mal à l’aise dans cette ville de son enfance. Les gens la regardent, l’œil mauvais et parfois crachent sur son passage. Avec sa petite taille et son corps mince, on la dirait à peine sortie de l’adolescence en dépit de ses vingt-trois ans. Les femmes qui ont perdu leurs enfants lui lancent des injures à la face, parce qu’elle aura, peut-être un jour, des enfants, et qu’elles ne peuvent pas le supporter. Dans la rue, tout à l’heure, elle a senti quelque chose dans son dos, un caillou. L’incrédulité l’avait empêchée de se retourner. Elle continue de marcher dans le cimetière où une foule toujours plus dense se presse. Demain, elle repartira pour Berlin. Ses parents lui ont fait comprendre qu’il ne fallait pas qu’elle reste ici, qu’on les avait menacés. C’était un crime d’avoir encore son enfant quand d’autres pleuraient les leurs. Combien de temps avant qu’elle puisse revenir ?
Elle s’arrête soudain, manque de trébucher sur une forme indistincte et ramassée. C’est une femme, déjà vieille, qui se balance d’avant en arrière devant une tombe blanche. Elle caresse le portrait photographique d’une fillette qui ne doit pas avoir plus de dix ans. Sans réfléchir, elle pose une main sur l’épaule de la femme en douleur. Celle-ci tressaute, attend, puis se retourne. Dans ses yeux, une expression de frayeur, puis son regard s’affole, s’agrandit et une longue plainte sort de sa bouche : « Sachka ! » Elle tend les mains vers Aliona qui les serre dans les siennes et se met à genoux. La femme secoue la tête. Aliona la regarde et la reconnaît, c’est la femme qu’elle a croisé au gymnase, celle qui s’est enfuie avec la petite tache de sang enfermée au creux de son poing. « Tu n’es pas Sachka, mais tu lui ressembles. Sachka aurait pu être comme toi un jour. » Aliona ne sourit pas, elle regarde la photographie, les grands yeux sombres de la fillette et l’ovale de son visage. C’est vrai, elle ressemblait un peu à Sachka lorsqu’elle était petite fille. La femme ne pleure plus, elle caresse le visage d’Aliona en murmurant : « Sachka, ma petite Sachka, mon petit ange. »

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