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L’aiguille de Kéréon 

lundi 22 juin 2009, par Gaël Brunet

De tout là-haut, par grand vent, j’entends les paquets de mer qui viennent se fracasser sur le roc et le granit. Mâchoire incontrôlée. Incessante et folle. Un fracas tel que tous les bruits habituels en sont couverts. Le craquement des chips sous mes dents devient presque feutré. Comme disparu dans le fond de ma gorge. Avalé dans la tempête. Le phare vibre sous les coups de boutoir des eaux furibondes. Chaque pierre de l’édifice tremble et attend l’accalmie. Attendre. Il n’y a que ça à faire. Rien d’autre. Tous les jours. Tout le temps.

Il n’y a rien de plus infernal que l’ennui. N’avoir strictement rien à faire. M’en ferait même presque mal au ventre. Là, juste au niveau du gros intestin. Et puis ici aussi, un peu plus haut que le sternum. La trachée comme irritée par l’ennui envahissant. Le goût âcre du désœuvrement. Insipides journées vides de tout.

Je ne quitte que très rarement la cuisine. Sauf pour aller me coucher ou quand je vais m’asseoir sur le banc de vigie, tout près des feux, le regard en asile sur l’horizon.

A côté du fourneau, je reste assis sur la chaise de paille des pans entiers de vie, de jour comme de nuit. Face à l’horloge. Tourner autour du pot et puis poser mon regard dessus. Chaque fois, m’étonner faussement de la brillance de son cadran de cuivre. Observer la grande aiguille des minutes qui fait ce qu’elle peut, poussive. Impotente. Qui n’en finit jamais de tourner, lentement. Imperceptiblement. Il y a des jours, je la plaindrais presque.

Et puis, il y a l’autre. La petite. Celle des heures. L’immobile. Celle que je guette et qui se sait épiée. Obsédante. Même pas la peine d’en parler. Ce serait lui faire trop d’honneur. Et pourtant si, j’en parle. Je ne peux faire autrement. Elle, elle bouge sans bouger. Il faut une concentration incroyable pour déceler son infime mouvement. J’en viens même à douter qu’en l’espace d’une journée, de huit heures du matin à vingt heures le soir, elle ait fait tout le tour de l’horloge. A la limite, qu’elle soit restée à sa place, un peu comme moi dans cette tour, me rassurerait presque. En même temps, je ne suis pas fou. Pas encore du moins. Je sais qu’admettre cet immobilisme serait une erreur. Que ça constituerait le premier pas vers ma folie. Je ne peux pas le dire, ni le penser. Je tente de m’en convaincre. Mais je sais que l’idée est là. Dans ma tête. Tout proche. Sous-jacente. Terrée dans quelque recoin obscur. Près de mon oreille.

Elle bouge donc, cette fine lame des heures. Il faut que je me le dise. Tous les jours que le Bon Dieu fait. La petite aiguille bouge même si je ne la vois pas évoluer. A chaque fois, je ne peux que constater son nouvel emplacement sur le cadran. Comme une sourde évidence. Fière et impudique, elle indique la nouvelle heure sans que je m’en sois rendu compte. De tout ce temps qui passe. Dont j’ai pourtant conscience et que je ressens même au plus profond de mon corps. Mais dont le cours m’est impossible à percevoir et encore moins à surprendre. Je ne parviendrai jamais à suivre des yeux cette course du temps. D’un point à un autre. D’une heure à une autre. Pouvoir discerner cette translation. La contempler et me réjouir. Applaudir. Comme une œuvre. Unique. Le temps en plein exercice. Une sculpture. La course des aiguilles. Elle me ferait presque rire cette expression. Tu parles d’une course ! Lors de la relève du phare, à califourchon sur le ballon et agrippé au câble, s’il fallait l’imiter cette foutue tige de métal, engourdie comme pas deux, j’aurais cent fois l’occasion de tomber dans la flotte et me faire massacrer par tous ces paquets d’écume. Déchaînés comme des loups blancs enragés. En deux minutes, engouffré cent pieds sous flottaison que je serais. Les poumons emplis d’eau salée à douze degrés. Jusqu’aux fondations noyées du phare. A nourrir les tourteaux.

Il y a encore quelques temps, je parvenais à l’oublier cette mauvaise fille. Le temps passait sans encombres. Il arrivait même que la nuit succède au jour sans que je sois allé me soucier du train de l’horloge. Désormais, il ne se passe pas une minute sans que je pense à elle, cette garce métallique. Inactive et obsédante. A tordre. A arracher. Pour en finir. Et puis je me ressaisis. Me raccroche aux choses. À toute cette eau environnante. Je fais semblant de l’oublier, de m’affairer à tout sauf à elle. Je passe trois fois l’éponge sur les tournesols de la nappe cirée, refais du café, vérifie la fermeture de la fenêtre, gratte un bout de sucre séché sur un carreau de faïence, remplis la carafe d’eau, bois sans soif. Feins d’observer l’horizon. Suivre du regard quelques voiles au loin. Perdues et chahutées parmi les moutons. Et finis pourtant par revenir sur elle. Attiré comme un pauvre bout ferreux sur le plus puissant des aimants. Rien à faire. Lutter devient de plus en plus dur. Illusoire. Acharnement vain qui ne fait que m’enfoncer davantage vers des profondeurs douloureuses. Jusqu’à me perdre dans ce précipice intérieur. Me pendre au-dessus du gouffre.

Je ne lis plus du tout. Ni ne sculpte. Toutes les pièces de bois apportées à Noël dernier sont encore intactes. Je n’y ai pas touché. Pas l’envie. Pas la tête à ça. La tête à rien, justement. Et c’est ça qui plombe tout. Parfois, j’ai l’impression d’avoir la tête qui va éclater sous la pression du vide. Ce bruissement dans mes oreilles. Affreux et lancinant. Comme le cri des couteaux sur la pierre à affûter. Toute une batterie de lames en marche. Une armée au pas de course. Juste là, au fond de l’oreille. Alors, je sors la tête par la plus haute fenêtre de Kéréon. Et je respire à grands coups d’air. Je remplis mes bronches le plus possible et je crie comme s’il fallait qu’on m’entende sur le continent. Au loin, tout là-bas.

Parfois, l’horizon lointain semble si proche que j’ai l’impression de le toucher du bout des doigts.
Le bras tendu au travers des vents d’Ouest.
Une douleur à l’oreille.
Et l’aiguille qui trotte.

Sans moi.

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