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Interrogatoires 

(Divertissement)

mercredi 25 janvier 2012, par Demian Kaaïn


« Tu observes ses commandements ? Il te dira que si tu leur as obéi, c’est uniquement dans ton intérêt. Et si jamais tu as la malchance d’enfreindre un seul d’entre eux – je dis bien : un seul – il inventera, pour te punir, des tortures par centaines. » Joseph Roth

PERSONNAGES
Le tribunal, à juge unique.
L’accusé, ou Demian Kaaïn.
Le greffier.
La victime.
L’infirmière.
L’officier de police.

Le tribunal s’adresse à l’accusé en présence du greffier. Un énorme dossier est posé sur le bureau du tribunal. Il y restera jusqu’à la fin.

— Retenez bien ceci, qui est le plus important : votre sort est lié à celui de DK. Dès qu’il aura quitté la prison, vous occuperez sa cellule.

— Mais pourquoi ? Je n’ai rien fait !

— Arrêtez de demander pourquoi, sans cesse.

— Qui est DK ?

— Peu importe. En l’occurrence, ce sont les initiales de Demian Kaaïn.

— Mais c’est moi, Demian Kaaïn !

— C’est exactement ce que je vous dis : « Dès qu’il aura quitté la prison, vous occuperez sa cellule ». Gravez cette phrase dans votre esprit, répétez-la autant de fois qu’il le faudra. Vous y trouverez la clef dans les moments de désespoir. (Au greffier :) Eh bien, qu’attendez-vous ? Notez-la, vous aussi !

Le tribunal s’adresse à l’accusé en présence du greffier.

— Que s’est-il passé hier vers 19 heures, dans le métro ?

— J’étais assis sur un strapontin...

— Et puis ?

— Près d’une femme en blanc, qui gardait son gros sac sur ses genoux. Elle
débordait, pour ainsi dire, des limites de la place qui lui était allouée, de telle sorte que je lui avais râpé la cuisse en abaissant mon siège. Quand je me suis assis, elle s’est légèrement décalée, mais s’est réinstallée peu après comme elle était, envahissante, son corps collant au mien. Sa chaleur traversait la double épaisseur d’habits qui nous séparait.

— (Au greffier :) La description est bonne, vous pouvez la prendre. (A l’accusé :) Cette femme en blanc, que faisait-elle ?

— Elle lisait. Des poèmes dactylographiés. L’un parlait d’une femme ; ça se passait à Paris, à la date du 18 mai 2011.

— Comment le savez-vous ?

— Le poème était daté, en bas à droite, en italiques.

— C’est entendu ; mais comment saviez-vous qu’il s’agissait de poèmes ?

— Je n’avais qu’à tourner la tête pour voir ce qu’elle lisait. Elle tenait les feuilles du manuscrit devant ses yeux sans aucune discrétion. Ce qui m’étonna, d’ailleurs. Je n’aurais pas aimé qu’un de mes manuscrits fût manipulé de cette façon, et je n’aurais jamais eu non plus le culot de lire comme elle faisait, sans pudeur aucune.

— (Au greffier :) « Sans pudeur aucune », dit-il. (A l’accusé :) Autre chose ?

— Oui, je crois. Comme elle tenait les feuillets des deux mains (l’ensemble n’était pas relié), les bras de chaque côté du corps, elle empiétait encore plus sur mon territoire et son coude droit s’enfonçait dans mon avant-bras gauche. Je ne voulais céder aucun pouce de terrain. Je résistai en lui pressant le coude jusqu’à me faire mal pour la faire lâcher – en vain.

— Qu’avez-vous pensé alors ?

— Je ne sais pas. Je la détestais.

— Rien d’autre ? Réfléchissez.

— ... Une chose : j’ai pensé qu’elle avait peut-être écrit elle-même ces poèmes, ou qu’ils la concernaient, d’une façon ou l’autre.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— J’étais arrivé à ma station. Je me levai en la râpant encore une fois le plus possible...

— Exprès, voulez-vous dire ?

— Oui... J’aurais voulu qu’elle... J’aurais voulu la briser.

— Voilà, vous y êtes ! Vous comprenez ? Bon, vous ne vous en êtes pas trop mal tiré, pour une première fois. Si vous continuez comme ça, vous aurez peut-être une chance... Que cela vous serve d’exemple !

Le tribunal s’adresse à l’accusé en présence du greffier.

— Posez la main droite sur ce livre et dites : « je le jure ».

— Je le jure.

— Parfait. Merci. Vous pouvez retirer votre main. Maintenant, pouvez-vous nous parler de votre association ?

— Quelle association ?

— L’association des coupeurs de fils. Vous aviez mentionné votre appartenance, lors des pré-interrogatoires.

— Ah ! oui...

— Quel est son objet ?

— 1° Restaurer la tranquillité sonore dans les transports en commun.
2° Eliminer les nuisances provenant des baladeurs et autres casques portés par des personnes sourdes ou réglés au maximum afin de les rendre sourdes.
3° Faire respecter le droit inscrit dans la déclaration de 1789 selon lequel la liberté de l’un s’arrête où commence celle de l’autre.
4° Punir...

— Ça suffit. Savez-vous, cher Monsieur, que le réglage du son au maximum s’explique par la nécessité de couvrir le bruit des wagons, ou du moteur ; par la nécessité d’entendre, justement ?

— D’accord ! Mais c’est absurde : car du coup tout le compartiment entend – et n’entend même pas bien – alors précisément que ces casques sont censés créer un espace d’intimité personnelle. Comme le dit un slogan japonais, aussi belle soit la musique, pour les autres c’est toujours du bruit.

— Vous essayez de vous justifier.

— Je n’en ai pas besoin, avouez ! (Le greffier se met à noter frénétiquement,
son stylo crisse, il souligne des mots d’un trait appuyé, avec force, tandis que l’accusé poursuit.)
Ce comportement est inadmissible, égoïste, c’est de la mauvaise éducation... C’est comme ceux qui mettent leurs pieds sur les fauteuils en gardant leurs chaussures.

— Je dois vous arrêter. Vous enfreignez vous-même les limites. Tout d’abord, considérez ceci : je n’ai rien à avouer. (Au greffier :) Rayez, s’il vous plaît. On dira que ça ne compte pas, pour la première fois. (A l’accusé :) Prenez garde à présent, dans vos réponses. Alors, comment procédiez-vous pour lutter contre ce phénomène ?

— En coupant le fil qui relie le casque à la source de musique. Il faut avoir une bonne paire de ciseaux, agir rapidement et à l’abri de la foule.

— C’est-à-dire ?

— Couper net le fil entre deux lames bien aiguisées, dans l’idéal assez
discrètes pour tenir dans la paume de la main. Une minuscule paire de ciseaux à ongles, par exemple. Le fil doit être sectionné à l’endroit où il y a le plus de jeu avec le corps de son propriétaire. Et on ne peut opérer qu’après avoir constaté le trouble, une fois qu’on est sur le quai... Ou encore mieux, dans les escaliers, quand tout le monde commence à descendre et se bouscule un peu. Il croit d’abord que le fil est débranché, il vérifie, et pendant ce temps, on en profite pour prendre le large. C’est le meilleur moyen de ne pas se faire repérer. Tel est le modus operandi de base. Et puis, quand on aperçoit un autre membre de l’association, sur le quai, on donne un petit claquement de ciseaux, en signe de reconnaissance.

— Combien de fois cela vous est-il arrivé ?

— Jamais.

— C’est exact. Merci. Mais je note qu’avant mon avertissement, vous aviez
déjà employé des mots dont l’emploi m’est strictement réservé : « droit », « déclaration de 1789 », « punir ». (Au greffier :) Notez qu’il s’agit de circonstances aggravantes. (A l’accusé :) Une dernière chose : dans le champ d’action de l’association, la prévention serait-elle possible ?

— Non. On ne peut agir qu’en mode sanction. Après tout, une personne qui porte des écouteurs dans les oreilles peut très bien ne déranger personne.

— (Au greffier :) Ajoutez : « en mode sanction ». Nous reprendrons le reste
plus tard.

Le tribunal est seul avec l’accusé et une forme indécise, sous un drap noir épais, dont on devine qu’elle est assise – ou plutôt posée – sur une chaise. Aucune jambe ni aucun pied ne dépasse du tissu.

— Demian Kaaïn, levez-vous. De quoi êtes-vous coupable ? Ne répondez pas, surtout, c’est au tribunal de vous le dire. Essayez. Trouvez.

— De trahison, d’abandon, de promesses non tenues...

— Bon ; eh bien, nous allons commencer par là. Voici votre principale
victime : celle qui a le plus durement souffert de votre légèreté. Comme vous pouvez le constater, elle est invisible, voilée par ce drap noir. Vous la découvrirez dans un instant, à moins que vous ne préfériez la voir tout de suite... ?

— Je crois savoir de qui il s’agit.

— Ce qui signifie que vous ne désirez pas la voir. Ou plutôt : que vous désirez
ne pas la voir. Pourquoi ?

— Cela me fait trop mal.

— A vous entendre on croirait que c’est vous la victime ! Expliquez-vous.

— S’il s’agit bien de la personne à laquelle je pense, je reconnais que je lui ai
fait des promesses inconsidérées que je n’ai pas su tenir. Son regard est un
reproche vivant. Je sais que je mérite une sanction...

— Vous dites : « la personne ». Cette qualité aggraverait encore la sanction
que vous méritez, comme vous venez de l’avouer... (Le tribunal fait signe au greffier de noter ce qui vient d’être dit.) Mais nous devons d’abord évoquer les faits. C’est la procédure. Quelles promesses aviez-vous faites ? Citez un exemple. Il faut bien attraper le problème par quelque chose. Nous aurons tout le temps d’approfondir, nous avons des années devant nous. Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit, là, tout de suite ?

— C’est l’épisode de la piscine...

— Racontez-nous un peu.

— En fait, il avait dit, un jour, avec sa petite voix, qu’il voulait venir partout avec moi, m’accompagner là où j’allais parce qu’il m’admirait, tout ça...

— Alors vous n’avez pas su résister.

— Oui, peut-être... C’est ça. Donc je lui ai dit oui, finalement, et ça m’a rendu
malade...

— Ça, c’est votre problème ! Il fallait penser plus tôt aux conséquences.
Pourquoi dites-vous « finalement » ?

— Parce qu’au début, pour la piscine, j’avais tenté de le décourager, en lui
disant qu’il ne savait pas nager, qu’il n’avait pas de maillot de bain, des
choses comme ça, vous voyez.

— Je vois... Qu’avait-il répondu ?

— Qu’il s’en fichait, que ce qui comptait pour lui c’était de venir avec moi...
Qu’il voulait s’asseoir sur les gradins pour me regarder nager et que peut-être même je pourrais lui apprendre à nager... Il était débordant de naïveté, de confiance, tellement pur... Il m’avait même dit : « Tu ne me laisseras pas dans le casier, hein ? » Le pauvre. Ça me fait de la peine, rien que d’y penser. Et aussi : « Tu me sortiras de mon sac, tu m’installeras, pour que je puisse te voir ? »

— Dans le casier, quelle idée ! Pourquoi disait-il cela ? Parce qu’en fait, c’était ce que vous aviez l’intention de faire ? L’emmener et, au dernier moment, l’enfermer dans le casier ?
— ...

— Alors c’est ça ? Il avait deviné la vérité ?

— Je ne sais pas... Arrêtez ! Non, je n’aurais pas fait ça !

— Surveillez votre langage ! Sinon je vais en déduire que c’est ce que vous auriez fait. Faites attention : les charges s’accumulent.

— Enfin quand même... C’était juste une supposition...

— N’empêche que vous ne l’avez pas emmené avec vous à la piscine.

— Oui, c’est vrai. En fait, ce qui s’est passé, c’est que le jour J je lui ai dit que je préférais attendre la prochaine fois, parce que je voulais d’abord repérer les lieux et voir où je pourrais l’installer. Par exemple, vérifier qu’il y avait bien des chaises en plastique autour du bassin. Je jure que je voulais l’emmener la fois d’après, mais alors c’est lui qui a refusé !

— Evidemment, il a refusé ! Vous jurez, vous jurez, mais pourquoi était-ce si compliqué de l’emmener tout de suite ?

— C’est parce qu’il est trop grand... (On a l’impression de percevoir un léger mouvement sous le drap noir.)
— Trop gros, vous voulez dire ! Plus précisément, c’est vous qui le trouvez trop gros ! Parce que c’est normal, pour lui, d’être un peu rond. Bref, vous en avez honte ?

— Mais non, c’est faux ! Je l’aime tellement que si je pouvais je l’emmènerais partout...

— Alors, qui vous en empêche ? Vous voyez que c’est vous qui avez un problème avec le fait qu’il soit rond. Je n’invente rien : vous venez de le dire.

— Excusez-moi, mais pour le transporter... Il ne rentre que dans la grosse valise... ou un autre sac, d’ailleurs, que j’avais trouvé pour lui... Il était tellement content qu’il avait dit : « Est-ce qu’on pourra dire que c’est mon sac ? »

— Je ne vois pas le rapport. Vous ne pensez qu’au côté pratique, alors que ce qu’il voulait, lui, c’était être à côté de vous, dans vos bras, ou sur vos genoux, s’il n’y avait pas assez de place. Pas être trimballé dans une valise, comme un objet !

— Mais il se serait ennuyé !

— Arrêtez donc de penser à sa place !

— Les gens auraient eu peur...

— Vous êtes ridicule. Comment peut-on avoir peur d’un ours en peluche ?
Je vais vous la raconter, moi, son histoire (Il sort du dossier un fascicule agrafé et s’y reporte en y jetant quelques coups d’œil). Vous l’avez adopté un dimanche d’août, c’est bien ça ? Et il ne vous a jamais raconté sa vie d’avant, malgré votre inévitable curiosité, vos questions, après la discrétion du début (tournant deux ou trois pages)... Eh bien, figurez-vous que ce jour-là, si vous l’avez trouvé dans la rue, c’est parce que son ancien maître, qui avait promis comme vous de l’emmener (pour aller au musée, je crois), en avait eu honte et l’avait abandonné sur place, sur le petit muret où vous l’avez trouvé. Et vous qui l’avez recueilli, qui êtes tout-puissant à ses yeux, vous lui faites la même chose ! Parce qu’en plus, ce n’est pas la première fois que vous lui promettez monts et merveilles ! Il vaudrait mieux lui dire carrément non, si vous n’êtes pas capable de tenir vos promesses  !
(Il repose le fascicule.)
— C’est parce que j’ai peur de lui faire de la peine, si je lui refuse...

— Revenir sur un engagement, c’est ce qu’il y a de pire. Vous le savez bien, pourtant, vous avez dû en faire l’expérience ?

— Mais il le savait, je lui avais expliqué que je ne pouvais pas l’emmener...

— Que voulez-vous qu’il comprenne, si après vous lui dites oui ?
Ne voyez-vous pas qu’il essayait de réécrire l’histoire de son abandon initial ? Que s’il vous demandait sans cesse de venir avec vous c’était pour effacer le passé, changer la fin de l’histoire ? Pour qu’enfin quelqu’un l’emmène avec lui sans en avoir honte ? Vous vous rendez compte de ce qu’il a vécu ?

— Je comprends maintenant... C’est affreux. Ça me rend malade.

— Vous l’avez déjà dit. Il fallait réfléchir avant. Vous lui avez aussi promis de
l’emmener à un cocktail où il y aurait des mini-tartares de saumon et des gâteaux, il s’en faisait une joie, il avait même préparé ses affaires, son petit cartable... Et au moment de partir, vous le laissez à la maison ! Il y a eu le bureau, la piscine, le voyage en avion...
(Le tribunal fait signe au greffier de noter la liste qu’il vient d’énoncer.)

— Arrêtez, s’il vous plaît !

— Vous allez payer pour cela. Vous savez, il y a pire que d’être condamné à mort. Il n’y a jamais de rideau qui tombe sur la souffrance.

Le tribunal sort de la pièce en poussant la victime, toujours sous son drap noir. On s’aperçoit à cet instant que la chaise est roulante. Noir .

Le tribunal s’adresse à l’accusé. Le greffier n’est pas là.

— Qui êtes-vous ?

— Je ne sais pas. J’écris des histoires. J’en invente.

— Je formule à nouveau ma question. « Qu’êtes-vous ? », dans ce cas, si vous
ne savez pas qui vous êtes. Vous avez parlé, dans les pré-interrogatoires, de « recopier des livres ». Vous avez évoqué vos « manuscrits ». Vous êtes moine copiste ?

— Non, c’est autre chose. Je suis écrivain. Auteur, plutôt.

— Pourquoi ne le dites-vous pas clairement, si c’est vrai ? Qu’est-ce qu’un
auteur ?

— Quelqu’un qui crée en écrivant.

— Que créez-vous ? Comment écrit-on ? Répondez seulement à la deuxième
question.

— Il faut pouvoir être compris. Ecrire est le contraire de la facilité, qui
enfume. Pour être compris, il faut rechercher la simplicité avec exigence,
inlassablement.

— Comment vous prétendez-vous auteur, dans ce cas ?

— Je ne prétends rien. Je constate un fait. D’ailleurs c’est vous qui m’y avez
forcé. Je n’ai jamais dit que mes histoires étaient bonnes.

— Vous avez, un jour, écrit au sujet d’un tribunal, est-il précisé dans le
dossier. Est-ce vrai ?

— Oui, c’est juste.

— Je ne vous demande pas ce qui est juste ou non. Ce n’est pas votre rôle.
Je vous demande si c’est vrai.

— Oui, c’est vrai. Excusez-moi. C’était pour éviter une répétition.

— S’il s’agit de répétitions, vous auriez mieux fait de réfléchir, au lieu de recommencer cent fois les mêmes erreurs. Donc, dans cette histoire, vous parlez bien d’un tribunal. Cela s’appelle même Le Tribunal, je crois.

— Oui.

— A un moment, vous évoquez la « logique ahurissante » de ce fameux tribunal.

— C’est possible.

— Je vous propose une hypothèse : n’auriez-vous pas, en écrivant ces mots, outrepassé vos droits ? A votre avis ?

— Un tribunal n’est pas la justice.

— Taisez-vous. Qui vous a autorisé à émettre des jugements ? Seul le tribunal
y est habilité. Bien sûr, c’est ce même tribunal, celui dont vous avez écrit l’histoire, qui vous juge aujourd’hui.

Le tribunal s’adresse à l’accusé en présence d’une infirmière.

— Votre médecin a appelé. Vous souffrez d’hérésie mortuaire. Vous allez être interné plusieurs années dans un hôpital psychiatrique. Ce qui va compliquer votre jugement.

— Qui dites-vous qui vous a appelé ?

— Votre médecin traitant.

— Mais je n’en ai pas !

— Raison de plus. Vous devriez en avoir un : c’est une obligation légale.
De toutes façons, vous serez enfermé.

— Quels sont mes symptômes ? Je n’ai pas remarqué que j’étais spécialement
malade.

— C’est normal. Votre mal est incurable. Je vous l’ai déjà dit : il y a encore
pire que la mort.

Le tribunal s’adresse à l’accusé en présence du greffier.

— Pourquoi faites-vous cela, depuis quelques jours ?

— Quoi donc ?

— Ecrire tous les soirs dans un petit cahier les « choses positives de la
journée ». Par exemple : « avoir mangé des pâtes, avoir fait 30 minutes de
natation, avoir recopié un livre (je cite), avoir élucidé une enquête ».

— Ah ! ça... Déjà, comment le savez-vous ?

— Oui, ça. Qu’est-ce que ça signifie ?

— C’était pour mettre dans mon dossier, au cas où.

— Au cas où quoi ?

— Au cas où ç’aurait pu jouer en ma faveur, je veux dire. Comme quoi
j’essaie de me racheter.

— Vous essayez surtout d’influencer le tribunal, de le corrompre, à ce que je
vois ! Alors que votre dossier est déjà énorme, vous voulez encore l’alourdir avec ça ?... Non, vraiment, avez-vous la moindre idée de ce que nous recherchons ? A votre avis, pourquoi sommes-nous ici ?

— ...

— Je vais vous dire, pour une fois, pourquoi. Nous recherchons la faute
originelle... Celle qui a déterminé toutes les autres, pas moins ! Alors, quand je vous dis que vous devez faire des efforts... Vous saisissez, à présent ?

Le tribunal s’adresse à l’accusé en présence du greffier. La victime de tout à l’heure est elle aussi présente, sous son drap noir.

— Nous reprenons. Je rappelle que nous parlons sous serment. Demian Kaaïn, que vous évoque le nom de Bogna ou Bogda ?

— Mademoiselle Bodganov. Bogna Bogdanov, je crois. Maintenant que j’y pense, c’était peut-être un surnom... Bogna Bogdanov, ce n’est pas possible de s’appeler comme ça...

— Et pourquoi pas ? Cela dit, il est trop tard pour y penser. Où l’avez vue la première fois ?

— Au collège, pourquoi ? Elle est morte ?

— Qui était Bogna ?

— Une surveillante du collège, je vous dis. Pionne, autrement dit. On disait qu’elle était réfugiée, elle venait d’U.R.S.S. Elle avait fait de brillantes études. Mais à Paris, elle n’était que pionne, et elle se faisait chahuter. Ça faisait pitié à voir.

— A qui cela faisait-il pitié ?

— A moi, mais de toutes façons ça n’avait pas d’incidence. Je n’étais pas de ceux qui chahutaient.

— Ce que vous auriez pu faire, c’est inciter les autres à rester calmes. Qu’en pensez-vous ? Je suppose toutefois que vous n’avez jamais agi en ce sens.

— En effet.

— Et pourquoi ?

— Vous savez, à cet âge-là... ce qu’on veut c’est être comme les autres. Déjà, j’étais le fils d’une prof...

— Le fils d’une prof ? Que voulez-vous dire ?

— Oui, le fils d’une prof qui enseignait au collège... Enfin, vous savez très bien ce que je veux dire, je l’ai dit dans les pré-interrogatoires...
— Silence. C’est au tribunal de décider des éléments du passé à prendre en compte. Quelles étaient vos relations avec Bogna Bogdanov ?

— Aucune, je vous dis ! Elle faisait l’étude, elle surveillait notre classe si un prof était absent.

— Quoi d’autre ?

— Rien. Elle avait le nez en trompette, une verrue sur la joue. Elle s’habillait
de noir et roulait les r. Le fait qu’elle soit réfugiée politique, je pense que
mes camarades l’ignoraient.

— C’était votre statut de fils de prof qui vous permettait d’accéder à ce type
d’informations.

— Voilà.

— Vous étiez un privilégié. (Au greffier :) Notez-bien ça... (A l’accusé :) Et puis l’U.R.S.S., n’est-ce pas... On imaginait toutes sortes de choses : la Sibérie, Staline, la raspoutitsa, le Plan quinquennal, la vodka... Tiens, la vodka, au hasard. Qu’en diriez-vous ?

— Quoi, la vodka ?

— Oui, enfin, qu’est-ce qu’elle vous inspire, au sujet de Bogna ?

— Vous voulez dire qu’elle était polonaise, en fait ? — Parlez ! C’est un ordre. Vous avez prêté serment : concentrez-vous.

— ...

— Pensez à une impression, un sentiment...

— ... C’est vrai... En fait, j’ai eu l’impression qu’elle était alcoolique. Mais
plus tard.

— C’est bien ça : vous l’avez revue ! Et vous venez de me soutenir que vous
n’aviez aucune relation avec elle !

— Mais, c’était après... Bien des années après. J’avais vingt-et-un, vingt-deux ans... A peu près.

— Que s’était-il passé ?

— Oui, elle avait une voix énervante, assez aigüe, comme un filet d’eau chevrotant...

— C’est noté, c’est déjà noté, tout ça. Parlez-nous du moment où vous l’avez revue.

— Il pleuvait... Je rentrais chez moi... Je traversais le jardin du Luxembourg... La pluie a redoublé, il était impossible d’avancer. J’ai trouvé refuge en courant sous l’un des grands arbres. Un chêne peut-être.

— Un chêne. Bon. Continuez.

— Il y avait déjà quelqu’un sous l’arbre.

— Bogna, bien sûr ?

— Oui. J’ai immédiatement compris la situation. J’ai prié pour qu’elle ne me reconnaisse pas mais c’était trop tard... Pire : elle avait lu dans mes yeux
cette prière...

— Et savait que vous alliez tenter de faire comme si vous ne la reconnaissiez pas...
— Oui.

— Quelle honte !... (Au greffier :) Notez donc ! On dirait que vous ne voyez pas ce qui est important ! (A l’accusé :) Vous dites : « j’ai immédiatement compris la situation ». De quoi s’agit-il ?

— On voit souvent des clochards dans ce quartier. Ses habits noirs étaient devenus verdâtres. Elle répandait le fumet des gens qui ne se lavent pas et qui gardent les mêmes frusques... L’humidité accentuait l’odeur de crasse. Elle me dit, de but en blanc : « Je sais qui vous êtes ».

— Bien ! Et alors ?

— Pour gagner du temps, je lui ai demandé : « Qui suis-je ? » « Vous êtes Demian Kaaïn. Et vous, vous savez qui je suis ? » « Oui. Vous êtes Bogna. » Les mots étaient inutiles. Elle était tombée dans la clochardise, voilà ce qu’il y avait.

— C’est tout ?

— Non.

— Alors ?

— Elle m’a demandé si je croyais en Dieu, et...

— Oui ?

— Et là, je veux dire, elle sentait l’alcool, à cet instant. Elle a dit : « Parce que, vous voyez, là, vous êtes en train de me juger, mais vous aussi, vous pouvez un jour devenir comme ça. »

— Elle avait lu la culpabilité sur votre visage. C’est bien la preuve, vous voyez. Au moins, avez-vous fait preuve d’un peu de charité ?

— Comment ?

— Lui avez-vous donné une petite pièce ?

— Je n’avais pas assez d’argent pour moi-même, à l’époque.

— Non-excuse. Vous aviez plus qu’elle, si peu que ce soit. Votre dernière chance, maintenant, ce serait de dire une chose vraie sur cet épisode :
l’avez-vous à nouveau revue ?

— Une fois, sur le boulevard Saint-Michel... j’ai fait semblant de ne pas la voir.

— (Fouillant dans ses papiers) C’est bien ça... Eh bien.... (faisant impatiemment signe au greffier de noter ; puis, à l’accusé :) Que pensez-vous avoir tiré de toute cette affaire ?

— J’ai compris que la pluie était le pire ennemi du clochard.

Noir. Un rond de lumière sur le dossier. Voix seule du tribunal.

Vous avez fait une énorme tache de sang (à moins qu’il ne s’agisse de sauce tomate) sur le peignoir noir. C’est une faute grave, qui mérite la mort.
Dans tous les cas, vous mourrez.
Si vous souhaitez l’application de la peine de mort, appuyez sur la touche 1 ; de la peine capitale, appuyez sur la touche 2 ; de la chaise électrice – pardon, électrique – appuyez sur la touche 3 ; de l’injonction létale, appuyez sur la touche 4. Si vous souhaitez disposer d’un peu de temps pour réfléchir, nous vous rappellerons bientôt. Vous devrez alors, selon votre choix, appuyer sur la touche 1 pour l’application de la peine de mort, sur la touche 2 pour l’application de la peine capitale, sur la touche 3... (La voix s’évanouit progressivement.)

Le tribunal s’adresse à l’accusé en présence du greffier.

— Le tribunal va vous pendre dans un délai très court. Avez-vous des questions ?

— Quelle est la différence entre la peine capitale et la peine de mort ?

— Ça n’a aucune importance. Vous n’avez de toute façon droit qu’à une seule touche.

— Comment mourrai-je ?

— Vous serez écartelé cil par cil. En vérité, je vous l’ai dit : ce ne sera rien, car vous aurez vu le pire.

Noir. Des voix seulement, notamment celles du tribunal et de Demian Kaaïn. Peut-être un rêve. Un téléphone sonne.

— Dring...

— Allô ?... Allô ? Allô !

— Ting ! (Bruit de la tonalité)
(...)

— J’ai entendu le téléphone, qu’est-ce que c’était ?

— Rien, encore un appel anonyme, du tribunal.
(...)

— Dring...

— Allô ?

— Vous avez manifesté de l’impatience en répondant, tout à l’heure. Que se passe-t-il ? Votre peine sera quadruplée.

— Quand serai-je condamné à mort ?

— Vous l’êtes déjà !

— Oui, mais quand vais-je mourir ?

— Vous serez écartelé, vous serez soumis aux brûlures torturantes...

— Tout ce que vous voulez, mais quand ? QUAND ?

— Vous devrez rester dans la cellule de mort pendant au moins trente ans avant de mourir. Si par hasard vous mourez avant, vous serez placé en vie végétative artificielle et ressuscité quelques instants avant le châtiment. Mais ce serait à éviter, dans la mesure du possible. Car cela décuplerait votre peine. Il vaut mieux rester en vie jusqu’au moment de votre mort. Réfléchissez bien, et restez tranquille. Sinon, le tribunal prononcera la peine suprême.

Le tribunal (fouillant dans les papiers qui débordent du dossier) s’adresse à l’accusé en présence du greffier.

— Maintenant, nous allons parler de la « soustraction frauduleuse de la chose d’autrui ». Vous savez ce que c’est ?

— Oui. Le vol.

— Vous voyez, quand vous voulez ! Eh bien, vous venez de gagner un an, comme ça !

— Comment ça, « comme ça » ?

— En donnant la bonne réponse, ça vous a fait gagner un an.

— Un an ?

— Oui, un an de mort en moins, c’est-à-dire un an de plus en tout, un sursis, si vous préférez. Nous reprenons. Avez-vous volé ?

— Oui.

— C’est moins bien. Mais ça concorde avec le dossier. Ça ne vous fait rien perdre, d’ailleurs, sur les années de perpétuité... Bah, nous devons y passer, examiner sérieusement ce chef d’accusation, comme les autres. Qu’avez-vous volé ?

— Des petites cuillères.

— « Des », dites-vous ? Combien ?

— Je ne sais plus exactement. Au maximum six.

— « Au maximum six », comme vous y allez !

— C’est comme je vous le dis. C’est pour viser large, que vous ne m’accusiez pas d’en dire moins. En vérité, ça pourrait être trois ou quatre, en tout.

— Mais vous ne pouvez pas être plus précis.

— Non. C’est pourquoi que je vous dis six. Parce ça pourrait changer quelque chose ?

— Ça dépend. De quoi s’agissait-il, exactement ?

— De cuillères à café, dans des cafés.

— Comment opériez-vous ?

— Très simplement. Je buvais mon café, et subrepticement je glissais la cuillère dans la manche de ma chemise. De là, je la faisais basculer, après un petit moment, dans ma poche ou dans ma sacoche.

— Pourquoi agissiez-vous de la sorte ?

— En punition.

— En punition de qui et de quoi ?

— Parce que le prix du café ne cessait d’augmenter, et que c’était injuste.

— « C’était injuste ». Je le note. (Au greffier :) Notez, vous aussi. Ce sera tout pour cette fois.

Le tribunal s’adresse à l’accusé en présence du greffier. Un officier de police en uniforme est dans la salle, une petite valise noire sur les genoux.

— L’affaire Virginia Woolf, ça vous dit quelque chose ?

— Qui a peur de Virginia Woolf ?, vous voulez dire ? Oui, c’est un film.

— Je sais encore ce que je dis : je vous parle de l’affaire Virginia Woolf. Ecoutez un peu, ça vous remettra les idées en place.

Sur un signe du tribunal, l’officier de police ouvre la valise et fait jouer une bande d’enregistrement de plusieurs conversations téléphoniques, faisant intervenir une femme, Demian Kaaïn et la police de la Rochelle.

— A l’eau ! A l’eau ! A l’eau !

— Allô ? Qui êtes-vous ? Répondez !

— A l’eau ! A l’eau ! A l’eau !

— Allô ???

— A la mer ! A la mer ! A la mer !
— Ah ! J’ai compris ! Où êtes-vous ?

— Dans la mer !

— Quelle mer ?
— L’océan Atlantique !

— Mais en face de quelle ville ?

— A l’eau ! A l’eau ! A l’eau !

— D’où êtes-vous partie ? Je vais appeler la police !

— De la Rochelle. Ne quittez pas !

— Il le faut bien, pour vous sauver, je dois appeler les secours !

— A l’eau ! A l’eau ! A l’eau ! (...)

— Allô, la police ? Une femme se noie au large de la Rochelle !

— Quel est son nom ?
— Je ne sais pas ! Faites vite, elle est à bout de forces !

— Je suis désolé. Nous ne pouvons rien faire sans son nom. (...)

— Je suis Virginia Woolf. Adieu ! (...)

— C’est la police de la Rochelle. La personne que nous avons retrouvée était morte. Elle avait les poches pleines de pierres. Elle voulait mourir. Personne ne pouvait la sauver. Vous avez cherché à occuper inutilement nos services et à leur donner de faux renseignements. La femme que nous avons retrouvée s’appelait Virginia Woolf...

Le tribunal reprend la parole.

(A l’officier de police :) Arrêtez la bande. (A l’accusé :) Vous avez entendu ce qui s’est passé. Est-ce que la mémoire vous est revenue ?

— Oui, je me souviens maintenant.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— J’ai reçu un appel d’Interpol.

— Pourquoi ?

— Ils avaient été informés que j’avais cherché à occuper inutilement la police de la Rochelle et m’ont demandé si je voulais me racheter.

— Alors ?

— J’ai dit oui.

— Et ensuite ?

— Il fallait faire preuve de gentillesse absolue et permanente.

— L’avez-vous fait ?

— Non.

— Quel est le crime dont vous êtes coupable, à votre avis ?

— Celui de non-assistance à personne en danger ?

— « Non-assistance à personne en danger ». Encore une fois, nous notons (signe de tête au greffier). Si vous ne vouliez pas coopérer, il fallait le déclarer immédiatement. Vous auriez pu grappiller quelques jours, car votre crime est bien plus grave : détournement de la force publique. Mais avec votre mauvaise volonté, je crains le pire, et je crains aussi – avec regrets, croyez-moi, d’être obligé de vous appliquer la peine suprême : la condamnation à vie.

— Mais... vous m’aviez dit que justement gagner quelques jours en plus était une récompense ?

— En cas de condamnation à mort, oui. Mais pas quand la vie est elle-même condamnation. Tout s’inverse, maintenant.

— Arrêtez ! J’ai compris. Je vais vous dire la faute originelle. Arrêtez tout ! S’il vous plaît !

Rideau. La scène reprend au bout de cinq minutes. Le tribunal s’adresse à l’accusé. Le greffier, la victime et l’officier de police sont présents. Tout le monde s’est changé et porte des tenues de soirée. La victime est visible : c’est un énorme ours en peluche brun avec un nœud rouge autour du cou.

— Nous reprenons. Je rappelle que nous sommes rassemblés pour entendre la confession originelle de Demian Kaaïn. (Au greffier :) Notez bien tous les mots. (A l’accusé :) Allez-y.

— J’y vais ?

— Eh bien oui, allez-y, puisque nous y sommes ! Tout le monde vous attend.

— Voilà, j’y vais. C’était au mois d’août....

— Nous connaissons cet épisode, nous l’avons déjà évoqué. C’est bien le jour où vous avez trouvé votre ours (il désigne la victime) dans la rue ? Et ce serait ça, votre faute originelle ?

— Je vais vous expliquer. Oui, c’était quelques mois après l’avoir trouvé, lui. Une deuxième fois, j’ai eu une apparition miraculeuse dans la rue... Et cette fois encore c’était un ours rédempteur, qui aurait pu me racheter d’une faute ancestrale... de la faute originelle... Sans parler de tout le mal qu’entre temps j’avais fait (désignant la victime) à celui-ci...

— Nous approchons... Quelle était cette faute ?

— ...

— Quelle était cette faute ancienne dont vous parlez ? La faute originelle ?

— Un moment. Je vais le dire ! C’est que j’avais abandonné mon ours d’enfant... Je l’avais abandonné, je ne l’avais pas sauvé comme je me sauvais, je l’avais laissé en pâture dans la maison même que je fuyais....

— Celle de la prof ?

— C’est ça... Et voilà déjà qu’une première fois, cet ours, celui-là (il se tourne vers la victime), – on aurait dit que c’était le même que mon ours d’avant, en plus grand – comme s’il avait grandi... – voilà qu’il m’avait offert l’occasion de me racheter.... C’était la première réincarnation, la résurrection...

— Mais cela n’a pas suffi...

— Non. J’ai failli à ma mission, à cause des promesses non tenues... C’est ce que vous avez dit, tout à l’heure... Il n’y a rien de pire qu’une promesse non tenue...

— Et ensuite ?

— Le 20 novembre suivant, un vendredi, jour où la municipalité ramassait les « encombrants », j’ai vu de loin un dos rond voûté que j’identifiai instantanément comme celui d’un ours abandonné... La deuxième réincarnation, ma deuxième chance...

— Vous l’avez adopté, bien sûr ?

— Non. Je l’ai laissé sur le trottoir.

— Pour quelle raison ?

— Parce que j’étais en retard, que j’allais au travail, parce qu’il était trop grand, parce que j’avais déjà récupéré celui-ci, parce j’avais une vie raisonnable... J’ai réitéré la faute originelle... (A la victime :) Tu aurais pu avoir un frère, un ami... Pardonne-moi !

— Voilà ! Enfin, nous y sommes ! (Au greffier :) Notez bien tout, et soulignez : « une vie raisonnable ». (A l’accusé :) C’est sûr, il a été broyé depuis, cet ours qu’on avait mis aux encombrants. Et puis, c’est vrai aussi, vous auriez pu vous racheter aussi envers lui (désignant la victime), sans parler de votre ours originel que vous aviez abandonné à un sort misérable... C’est dommage, oui, bien dommage. D’un autre côté, rassurez-vous : on ne peut pas soulager toute la misère du monde. C’est bien le problème !

Noir. Une voix off.

« En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait... Dans la mesure où vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait »...

Scène finale. Tous les personnages. Le tribunal s’adresse à Demian Kaaïn.

— « Toute condamnation à votre encontre a été levée ». Nous venons de l’apprendre sur Google Actualités. Mes félicitations ! Entre nous, je crois que votre dernière confession a fait basculer la balance !

— Mais... Que voulez-vous dire ?

— Vous êtes tiré d’affaire ! Allez sur internet, vous verrez !

— C’est-à-dire qu’il y a eu non-lieu ? Que j’ai été gracié ? Amnistié ?

— Il ne faut pas exagérer, non plus ! Non, ce genre de choses, seul un juge ou le gouvernement pourrait le faire. Une autorité publique, si vous voulez... Encore une fois, retenez cette formule, qui vous concerne : « Toute condamnation à votre encontre a été levée ».

— C’est-à-dire que je ne vois pas très bien la nuance...

— Ne vous inquiétez pas de ça. L’essentiel, c’est ce qu’il y a sur internet. Je crois même avoir lu que vous allez, vous et vos victimes, bénéficier d’une loi de mémoire, reconnaissant publiquement votre qualité de victime.

— Ma qualité de victime ?

— Bien sûr ! Car il est clair maintenant que vous avez été victime du tribunal, mon bon. Ce que je vous conseille, au lieu de rester planté là, c’est d’aller tout de suite imprimer cette dépêche. Ça vous fera une preuve... On ne sait jamais... Pour le dossier... Et puis, ne restez pas là, vous êtes libre de regagner votre cellule ! C’est à mon tour d’être jugé, maintenant... Nous nous reverrons sans doute... A bientôt !

Le tribunal et l’accusé se serrent la main. Le greffier, la victime (aidée par l’infirmière) et l’officier de police applaudissent. Le greffier tourne une page du registre et inscrit la date en haut d’une page blanche.

FIN

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