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Emmenez-moi... 

lundi 2 juillet 2012, par Frédéric L’Helgoualch

Sur l’échelle de mes angoisses, grimper dans un avion squatte les premières places depuis Mathusalem. A d’autres, les fantasmes psychédéliques du piaf majestueux se jouant de l’attraction ! Je suis allergique aux plumes, les rêves de volatile ne peuplent pas mes nuits, je déteste m’imaginer les pieds trimbalés à plusieurs kilomètres du sol, et non, définitivement, les sensations ne sont pas les mêmes que celles ressenties lors d’un trajet en bus (argument idiot et récurrent) : ad vitam aeternam, j’exècre ces grosses et puissantes carlingues. Je hais voler ! Heureusement, mes envies déambulatoires sont plus fortes que cette peur irrationnelle. Mes voyages se font donc sempiternellement en sueur, excité comme une puce cocaïnée, visage de clown triste ou /et d’hystérique incurable, tout cela sous les regards condescendants de mes voisins de siège, placides comme des bovins. Rien d’étonnant, donc, à ce que les aéroports ne soient pas mes lieux de balade favoris. Déjà, à mon arrivée tardive à celui de Rio, l’impression ne fut pas excellente. Epuisé par des heures de contorsions originales et de pensées lugubres, la vague de chaleur moite qui me cueillit, loin de m’euphoriser, me donna le sentiment d’une massue fondant sur ma pomme. Des cris, des interpellations, des « pschhhiiit », « pschhhiiit », mi-intrigants mi-inquiétants, partout autour de moi, à peine sorti des salles de débarquement, vinrent ajouter encore à mon brutal dépaysement. Les tacos en chasse jouant à qui-crie-le-plus-fort dans mes esgourdes fatiguées, prêts à me tirer par le T-Shirt pour me mener de force jusqu’à leur véhicule, me donnèrent l’impression d’être une bécasse d’élevage jetée au milieu d’une prairie encerclée de gâchettes revanchardes. Un peu violent, l’atterrissage. Paranoïa de circonstance, n’ayant guère le loisir de voir qui-est-qui, qui-propose-quoi, au centre de cette ronde désagréable et déstabilisante, je sautai dans la voiture de celui qui me paraissait le plus posé, pour éviter de trop m’attarder avec mes deux gros sacs (peut-être déjà repérés par des yeux invisibles, coutumiers de « l’accueil » des nouveaux arrivants) dans ce hall de la confusion. La lecture de méchantes déconvenues subies récemment par certains touristes, dans ce même aéroport, participa, très certainement, à ma hâte de déposer au plus vite mes bagages à l’hôtel. Comme imaginée, la course pour le centre-ville s’avéra d’un montant assez obscène. Je ronchonnai symboliquement, conscient que mieux valait être pris pour un pigeon par un chauffeur de taxi que pour un mouton par un détrousseur plus entreprenant. Dix jours plus tard, après un séjour inoubliable, me revoilà sur le siège d’un de ces opportunistes sans scrupule. Chemin inverse. Retour à Paris. Aux températures hivernales, aux grises mines. Au boulot, aussi... Je soupire bruyamment. Un mois n’aurait pas été de trop pour m’immerger pleinement dans cette société si déstabilisante. Je reviendrai. Cette fois-ci, je me suis entendu avec le chauffeur sur le prix du trajet. Il n’est pas minuit, il est quatorze heures. L’enregistrement n’est qu’en fin de journée. Décontracté (ne pensant pas encore au vol), affalé à l’arrière, je songe aux petits singes en liberté venant chaparder de la bouffe sur la terrasse de ce petit restaurant typique, en haut du quartier bobo de Santa Teresa. Les parasols rouges de location d’ Ipanema, se touchant les uns les autres, sous lesquels une seconde ville, de nouveaux mœurs, semblent avoir vu le jour. Les vendeurs des favelas slalomant sans relâche sur le sable brûlant, entre les strings et les corps tatoués, proposant tout et rien : beignets, jus frais, noix de coco, lunettes, robes, crèmes solaires mais aussi piles, ballons, cahiers, portefeuilles... Le son de percussions s’évadant, tard, le soir, d’un petit bar à façade bleu vif résonne encore à mes oreilles. Samba, morna, bossa-nova : le carnaval se déroulera le mois prochain, la ville se prépare. Je revois mon étonnement en apercevant, au pied d’un arbre, un attroupement de perruches vertes, aussi indépendantes et peu farouches qu’ici les moineaux. Mais, bien sûr – comment l’oublier ? - l’image de ce déchet humain surgissant à ma table me revient aussi à l’esprit. En terrasse, le soir, au milieu d’une foule festive, il surgit de nulle part, cheveux gras, maigre, yeux hébétés, portant des haillons. Nullement agressif mais, tendu, comme saisi par une urgence impérative, il vint me demander quelque chose que je ne compris pas. De l’argent, sans doute, pensai-je alors. Je lui offris mon paquet de clopes : il refusa. Il pointa alors du doigt mon assiette. Il avait faim. Il crevait de faim. Captant enfin, interloqué, sentant monter en moi une émotion indescriptible, je regardai autour de moi : personne ne prêtait, à part moi, attention à cette scène. Banale, sans doute. Tandis qu’il m’observait, désespérément en attente, je me sentis godiche à tenter de choper des feuilles de laitue avec ma fourchette et mon couteau. Au diable l’urbanité ! Je plongeai mes doigts dans ma salade de crevettes, tentant de ramener le maximum de crustacés. Lorsque ses mains en creux furent remplies, il me jeta un regard reconnaissant comme si je venais de lui offrir un million d’euros. Puis, il disparut, me laissant là, choqué, les pognes dégoulinantes de vinaigrette. Etrange pays riche, qui laisse mourir les siens. Bon, mais, que fiche-t-il ? Tu ne vas pas me faire de coup tordu, toi ! Le chauffeur prend un air navré : pas de chance, nous nous retrouvons dans les embouteillages ! Hum, toi, mon coco, je ne doute pas une seconde de ta sincérité ! Et le compteur qui tourne, tourne... Je suis soudain beaucoup moins relax. Cette impression d’être pris pour une vache-à-lait commence méchamment à me taper sur les nerfs. N’y a-t-il pas de raccourcis, de chemins moins encombrés ? Dans un anglais approximatif, tête de Droopy de circonstance, il me répond non. Evidemment. Arrivé enfin à destination, le tarif se trouve doublé par rapport à celui initialement prévu. Je paie et claque la portière, dorénavant carrément de méchante humeur. La vue d’avions décollant ou atterrissant n’arrange rien. Une fois mes bagages enregistrés, je ressors, une bière dans une main, une cigarette dans l’autre. Je n’ai plus qu’à attendre, assis près des portes automatiques, emmagasinant le maximum de rayons solaires avant le départ. Un gamin souriant, une petite caisse en bois à la main, s’approche alors de moi. Il me propose un cirage de godasses. Non, mais, il se fout de moi, lui aussi ? Je porte des claquettes ! Sèchement, je refuse de la tête, dissimulant mal mon exaspération. Il ne sourit plus, le gamin. Ses yeux sont graves. Du pognon, il me demande du pognon. Il me fait comprendre qu’il a faim. Encore ! Je me relève, en soufflant ; rentre à l’intérieur. Non, mais, je veux bien être compréhensif mais, bon, je ne vais pas distribuer ma carte bleue, mon téléphone, mes vêtements, mon billet d’avion aussi – pourquoi pas ? — sous prétexte qu’ils sont malheureux ! Je ne sais pas, moi, ils n’ont qu’à se réunir, se révolter, faire une révolution, qu’est-ce que j’en sais ? Y a pas marqué « gogo », là ! N’empêche. Arpentant maintenant le hall, je ne parviens pas à chasser le regard triste, désabusé, de ce môme. Quel âge a-t-il ? Douze, treize, quatorze ans ? Pas plus, en tout cas. Qu’est-ce qu’il fout là ? Il n’a pas de parents ? Où habite-t-il ? Dans une favela, dans la rue ? Tout seul ? Comment peux-t-on avoir un tel regard à cet âge ? Lorsque, tout à l’heure, j’ai tourné les talons, j’ai eu le temps d’apercevoir sa réaction. Il n’a pas insisté, n’a pas juré. Il est resté stoïque, accoutumé aux refus. A l’égoïsme ; à l’abandon. Ses prunelles ont juste trahi qu’il s’éloignait encore un peu plus de l’enfance. Par ma faute. Son regard me hante. Ces quelques secondes d’échange ont eu l’effet d’une dague empoisonnée. Rongé de remords, je me précipite dans un snack. Quatre sandwiches, quatre gâteaux, une bouteille de flotte. La vendeuse n’est pas du genre stressée. Dépêche-toi, avant qu’il ne s’éclipse à l’autre bout du terminal ! Comme les taxis, les restaurateurs de l’aéroport n’y vont pas de main morte sur les tarifs ! Bref, tant pis si je passe pour un flan, je me précipite dehors, mes paquets sous le bras. Où est-il, ce petit con ? Je ne vais pas me coltiner tout ça avant le départ ! Je l’aperçois. Il ne m’a pas encore vu. Je m’avance. Arrivé à son niveau, je l’interpelle : « Amigo ! » Il relève la tête, sursaute ; se recule, comme apeuré. Je ne bouge plus, j’attends qu’il comprenne la signification de mes bras tendus. Enfin, une étincelle dans ces mirettes ! Il se saisit brutalement des sacs, me les arrachant presque, sans aucune civilité, sans remerciement, comme un affamé qu’il est. A ce moment-là, tous mes doutes sur sa sincérité (habitué aux comédiens parisiens, mélangés aux vrais nécessiteux) s’évaporent. Dans un élan magnifique, il hurle des phrases pour moi incompréhensibles, dans toutes les directions. Je vois alors quatre autres bambins accourir vers lui, surgissant des quatre coins cardinaux, l’encercler, lui et ses ’victuailles’. Il appelait ses frères de combat à venir partager son repas. Au loin maintenant, je les observe, euphoriques, comme des lardons européens un soir de Noël autour de leurs cadeaux. Mais, ces présents-là ne dureront pas bien longtemps. Une fois divisés et engloutis, combien d’heures avant que la faim ne revienne les torturer ? Chancelant (pourquoi ne pas le reconnaître ?), je retourne vers l’entrée du hall. Sur le chemin, je croise un policier-planton que je n’avais pas remarqué. Il hoche la tête, subrepticement, visiblement ému. Ca va, ça va ! On ne va pas la jouer clichés ! J’entends au haut-parleur que l’embarquement pour Paris va bientôt démarrer. Je me dirige donc dans la direction adéquate. Ils avaient faim, ces mioches. Ils étaient affamés. Depuis combien de jours avaient-ils l’estomac vide ? Peut-être aurai-je pu, aurai-je dû, retirer quelques billets et les leur donner ? Peut-être aurai-je dû... Peut-être aurai-je pu... Je contrôle avec difficulté les larmes qui embuent ma vision.

Pour la première fois de ma vie, j’ai hâte de monter dans un avion.

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