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Egarement 

lundi 29 octobre 2012, par Henri Cachau

L’imagination est un génie à double face doté d’une puissance aussi salutaire que funeste, et paradoxalement les humains qui en bénéficient, loin d’être convaincus par les qualités de cet attribut plutôt souffrent de sa notoire inconséquence... En ce cas précis, l’oubli par un voyageur, inattentif ou impénitent rêveur, de descendre au terminus de la ligne ferroviaire empruntée ; dans la demi-heure suivante il se retrouvait sur une voie de garage éloignée de plusieurs hectomètres de la gare centrale, et le soir même, alors que cet incident n’était pas inscrit à son agenda, au paradis des Innocents... Il rêvait ce quinquagénaire replet et rubicond, bénéficiait d’une parenthèse atemporelle offerte par la SNCF, lui octroyant par le biais d’une somnolence propice à un laisser-aller mental, un défilé de réminiscences plus ou moins heureuses. Vaguement s’interrogeait sur son rôle ici-bas, sur ses rapports avec l’ordre existant, sur le sens de ce générationnel conflit nous dressant les uns contre les autres, des craintes en résultant, inavouées car inavouables, l’ayant conduit à vivre dans une réclusion jugée salvatrice ; une vie insignifiante, non pas celle d’un rat de bibliothèque mais celle d’un mulot gros et gras – paperassier ! – greffier d’un tribunal de grande instance de province...

Depuis l’une des dernières places d’un wagon de queue, systématiquement occupée lors de ses rares déplacements par crainte d’un déraillement, durant une bonne partie du trajet le menant vers Nantes, Etienne Blanque, un rondouillard personnage, greffier de son état, par ses mimiques et involontaires mouvements assurait le spectacle. À chacun des voyageurs se trouvant en sa proximité devait leur paraître évident, que cet homme mentalement absorbé, faisant fi de leurs regards moqueurs ou cordiaux, se délectait d’un film dont ils ne connaissaient ni la catégorie ni son scénario, sinon avancer qu’il s’agissait d’un burlesque... Le replet bonhomme savourait des scènes représentatives d’épisodes vécus en compagnie d’un camarade de régiment qu’en principe, suite à des années d’interruption de toute relation, d’ici quelques heures il retrouverait en gare de Nantes... N’avaient-ils pas, sur le coup d’un pari idiot, emprunté un AMX 13, puis regagné un village attenant le champ de manœuvre, pour y semer une fichue panique, en y percutant et froissant de nombreuses susceptibilités et tôles croisées sur leur chemin ?... Suite à une erreur de tir ou mauvais calcul de balistique, envoyé une volée d’obus sur une ferme des alentours ?... Engagé des prostituées à venir les rejoindre dans le casernement afin de fêter leur libération ?... Et d’autres frasques les ayant en tant que compères, par leurs compagnons de classe, fait surnommer les Laurel et Hardy du régiment... En digne raminagrobis, le greffier se pourléchait en songeant à ce grand échalas d’Yvon qu’il avait hâte de revoir, par bribes se rappelait ses visites effectuées en pays nantais suite à leur retour à la vie civile : l’obligatoire dégustation de fruits de mer, jusqu’à plus soif d’astringents muscadets ; puis ce passage obligé par ces quais de ‘la Fosse’ où piétaient les filles à marins ; enfin, lors de leur dernière rencontre une virée dans un bordel flottant, une péniche portant le nom de Mélusine amarrée dans un port fluvial de la ville… Somnolent, assailli d’intermittentes rêveries, se remémora cette relation amicale que seul l’éloignement géographique – loin des yeux, loin du cœur – avait distendue ; se demanda sur quel pied et en quel état de forme il allait retrouver son camarade. S’il conservait encore, asthénique et longiligne de nature, son allure de jeune premier, une élégance sustentée par un soin des apparences qu’il lui reprochait, parce que ne correspondant pas à son type du genre Sancho ! Ce gras, congestionné personnage dont la seule vue, lors de brefs échanges quotidiens face à un miroir, lui occasionne une déconnexion de neurones, l’abandonne pantois face à ce sombre inconnu l’interpellant, sachant qu’il y a belle lurette qu’il a abdiqué, submergé par les kilos et les soucis superflus !... Malgré ces rappels nauséeux correspondant à des intermittences de lucidité, à peine troublant le film projeté, sans s’inquiéter outre mesure il calcula les probabilités de succès, une fois descendu en gare, après tant d’années d’éloignement – quinze, vingt ans ? – de l’un et l’autre se reconnaître ? Il sait son camarade facétieux, susceptible de lui jouer des tours, de se cacher derrière un pilier, un chariot débordant de bagages ou de sacs postaux, de se déguiser afin de faire durer ses recherches ?... Après leur libération s’en était suivi une brève relation épistolaire, puis une suspension de ces échanges résultant d’un similaire parcours : un mariage raté, un divorce, un retour au célibat, puis plus rien, un vide inhérent à la complexité du quotidien... Lui-même, Etienne Blanque, par introversion ou principe philosophique, suite à cette succession de déboires finit par s’éloigner de ses contemporains, refusa leur contact, s’enfonça dans de grises limbes jusqu’à la réception de ce sibyllin message l’ayant embarqué dans ce train de joyeuses réminiscences, en l’occurrence dans un brinquebalant wagon de queue : « Laurel t’attend en gare de Nantes ! Préviens de ton arrivée ! »...

Dans cette voiture, au gré des arrêts il y a de l’animation, un incessant va-et-vient : des voyageurs descendent, d’autres montent, alors que l’impénitent rêveur n’a cure, ni des menus évènements, ni des paysages mayennais, comme dans un fauteuil s’abandonne au déroulement de ce film comique. Pour autant n’oublie pas son rendez-vous, anticipe les retrouvailles avec son ancien camarade dont subitement il se rend compte ne pas posséder l’adresse actuelle, cet inattendu et surprenant SMS l’ayant mis sur rails, à priori n’en comportant aucune, ou alors, emprunté, n’eût-il pas le réflexe de l’enregistrer s’il y en eût. Moindre mal, il possède l’ancienne, mais toutefois s’inquiète, car durant cet interlude de vingt ans, des changements, des bouleversements pourraient avoir contraint son ami à changer de domicile, néanmoins pense la récupérer en feuilletant un Bottin ! Si cette éventualité le rassérène, au fil des kilomètres une vague appréhension l’envahit, et conséquence immédiate sa respiration se fait plus oppressée, une abondante sueur perle à son front, une irrépressible tachycardie le gagne. Nerveux, maintes fois le ‘gros rigolo’ – ainsi l’auront surnommé les passagers de son entourage – geint, marmonne, se tourne, se retourne, s’agite sur son siège, tâche de s’y accommoder pour une suite, dorénavant entrevue moins réjouissante que cette projection ayant pour protagonistes les anciens comiques troupiers. Cette irrépressible sensation d’angoisse, d’abord il la mettra sur le compte de son adiposité le condamnant à mal supporter la chaleur – les trains sont mal climatisés, trop froids ou surchauffés –, ensuite incriminera cette publicité mensongère happée au passage d’un panneau publicitaire, qui vient de le rattraper, n’assure-t-elle pas : « Que la vie c’est simple comme un coup de fil... à la patte ! »...

Il en rit bruyamment mais jaune de ce bon mot, et faisant suite à son involontaire exclamation dans les travées s’éleva une communicative hilarité !... Il s’avère que grâce aux services proposés par ces agences téléphoniques on peut communiquer sur tous les tons et modes, personnaliser ses échanges, se connecter à diverses messageries ; une pléthore de connexions n’empêchant pas que la communication entre les humains soit alambiquée, qu’entre laisser-faire (SFR) et laisser dire, malgré leurs innombrables relais, cette technologie de pointe ne produit qu’une illisibilité de nos rapports !... La vie est complexe, sous couvert d’une opportune simplification, les générations n’ont de cesse de refiler à leurs suivantes qu’embrouillaminis et emberlificotages, voilà ce qu’en pensait Etienne Blanque, de cette forcenée gadgetisation. Quoique depuis la réception de ce téléphone mobile gagné par l’intermédiaire d’un concours – il répondait à chaque sollicitation publicitaire, en espérait un éventuel changement de statut, un enrichissement immédiat –, incapable d’en décrypter son mode d’emploi, suite à de périlleux tâtonnements il réussit à obtenir les services de la météo avant de tomber sur de plus orageuses messageries ; durant plusieurs semaines s’en satisfit jusqu’à ce que l’affichage du laconique et récurrent message vienne réactiver sa mémoire en lui intimant de regagner Nantes dans les plus brefs délais...

Surpris, il l’avait lu et relu ce SMS, bien que l’elliptique signature ne fasse aucun doute, ce surnom de Laurel correspondant à son ancien comparse en compagnie duquel, en tant que Hardy, ils avaient commis pas mal de conneries, et de ce duo, celui ayant écopé le plus de jours de taule, c’était son ami nantais... Ces souvenirs, malgré un embarras diffus gagnant son être, à l’approche de Nantes encore occupaient son esprit, alors qu’ayant prétendu, suite à une succession de déboires, ne plus bousculer sa vie ni violenter le cours des choses, mais laisser s’établir un semblant de rapport naturel entre elles et lui. Il ne s’intéressait – éliminées la religion, la politique, le sexe ; disparus leurs fallacieux arguments, où irait-il quérir cette indispensable assise à un bon fonctionnement mental ? – qu’aux jeux de hasard et concours, aux gains substantiels dont il espérait un changement radical de ce vécu abhorré : de quoi se payer une croisière sur la ‘Mélusine’, dont il regrette l’exceptionnelle, la professionnelle compagnie féminine... Sans expressément compter sur ces luxurieuses réjouissances, ce voyageur allait être exaucé au-delà de ses espérances, quoique rudement soustrait de ses intermittentes rêveries par la tonitruante arrivée de nettoyeurs lui indiquant son oubli de descente au terminus ; lui signalant que le train se trouve sur une voie de garage située à plusieurs hectomètres de la gare centrale ; qu’il lui faut, pédibus regagner celle-ci...

Ce réveil brutal désarçonna le gratte-papier, incapable d’accorder ses pensées à ses pas chancelants suite à l’emprunt du ballast le conduisant vers un panorama composé, sur sa gauche de barres HLM, sur sa droite d’une campagne dévolue à l’horticulture, et en face d’une destination plutôt sombre. Sur l’instant où il aperçut la gare d’autres déconvenues vinrent le perturber, d’abord il prit conscience de l’oubli de son havresac dans lequel étaient disposé des effets, puis, plus embarrassant, du vol de son téléphone mobile, subtilisé lors d’une période de somnolence. L’accumulation de ces fâcheux incidents lui fit comprendre que son égarement allait être la cause d’évènements indépendants de sa volonté, qu’ayant pris un involontaire retard, son ancien camarade, dépité de ce qu’il considérerait comme un mauvais lapin, aurait regagné son actuel domicile, celui dont il ne possède pas l’adresse. Cependant, malgré son air emprunté et sa maladive timidité, l’homme a de la ressource, il se débrouillera, surmontera cet égarement, hélera un taxi grâce auquel il rejoindra son vieil ami, la lecture du Bottin lui ayant, auparavant, révélé les numéros de nombreux homonymes (aïe !)... La recherche s’avéra délicate puisque répandu dans le pays nantais le patronyme de l’ami Yvon, s’ensuivit un zigzaguant et fastidieux périple, à chaque maison ou appartement visité une dénégation polie le renvoyait à son imprécise quête : « Non, il n’existe pas d’Yves Macé, ou alors il y a bien longtemps. Vous devriez essayer du côté de St Herblain ! »... Le chauffeur s’impatienta, prétexta la fin de sa rotation, après une violente altercation déclara à son penaud passager : « Petit père je vais vous débarquer ! Si au moins vous vous souveniez d’un endroit précis, mais voilà deux heures que nous tournons en rond ! » puis l’abandonna à un carrefour… L’infortuné rond-de-cuir se retrouva dans des parages qui malgré le crépuscule ne lui semblèrent pas inconnus, comme visités dans une autre vie, baignant dans une atmosphère à la Simenon caractéristique des Maigret : glauque avec un ciel bas, des canaux, des espaces déserts, sans présence humaine apparente, des horizons limités par des HLM de banlieue ; d’innombrables ponts, des lieux autrefois foulés, et sans cet assombrissement général indiquant la fin de cette maudite journée, sûr qu’il se serait repéré Etienne Blanque...

Malgré l’obscurité, parti à la recherche d’un éventuel quidam pouvant lui identifier l’endroit où il se trouvait, plusieurs fois Etienne Blanque fit le tour d’un port fluvial, monta sur des ponts, les quitta pour en emprunter d’autres, à diverses reprises enjamba à savoir si l’Erdre ou la Sèvre ? Passa au-dessus ou à côté de multiples gabares et péniches désossées, la plupart achevant leur vie dans un cimetière où parmi leurs carcasses il reconnut les restes de la ‘Mélusine’. Cette découverte le rassura, elle attestait de la proximité de l’ancien domicile de son ami, malgré sa détresse un instant l’amusa, redoubla la reviviscence d’anciens souvenirs, puisqu’il se rappela cette bordée tirée en compagnie d’Yvon et d’accueillantes filles de la ‘Mélusine’. Depuis son divorce, son veuvage disait-il, à sa discrétion il réactivait cette bacchanale, l’assaisonnait de fantasmes, avec la cale de cette embarcation utilisée comme pièce unique, encombrée de canapés-lits, de nacelles, de balançoires et d’un cheval d’arçon en occupant son centre où les suppliciées, consentantes, pantelantes, y subissaient assauts déments et charmants sévices ; il en modifiait les mises en scènes, elles lui procuraient un début d’érection lui confirmant qu’il ne rêvait pas, qu’il quêtait de regrettées sensations.... Il s’approcha de l’ancienne péniche, malgré les ténèbres se risqua à bord, peut-être espérait-il y récupérer quelque débris, jusqu’à ce qu’apparaisse une silhouette, une ombre gigantesque qu’il héla à diverses reprises, et ce noctambule fantôme, probablement dérangé par sa présence, en s’approchant lui révéla une face qui le troubla, tant il lui parut reconnaître, en plus hirsute, son copain de régiment... défunt !...

Sur l’instant où il s’écroulait, ployé en deux sous l’effet du coup mortel porté par l’arme blanche, il eut l’intuition d’une fracture de son existence, d’une contradiction schizoïde entretenue depuis des lustres, tant se sentait-il extérieur à lui-même, et dans la triste actualité spectateur impuissant de son assassinat dont il ne connaîtrait ni le criminel ni son mobile – sans doute eut-il affaire à un trafiquant surpris dans son douteux commerce ? Ce malheureux voyage, en rien n’avait facilité cette souhaitée récupération de son intégrité mentale, seul son ami nantais ayant pu lui être de quelque secours en cette tardive reconstruction de lui-même... Il comprit qu’il lui était inutile de réentreprendre la lecture du mode d’emploi du téléphone mobile, par ailleurs dérobé, qu’il n’atteindrait pas les services de police ou de secours, dans ce cas d’urgence où sa propre vie lui filait entre les mains... In extremis, au bord de l’ultime perte de conscience il se souvint que ce message SMS, par un nostalgique clin d’œil adressé à son propre passé, lui-même l’avait enregistré afin de s’assurer du bon fonctionnement de l’appareil... Car il le savait, en son temps en avait souffert, son camarade s’était suicidé par noyade dans ces mêmes eaux de l’Erdre un soir de novembre mille neuf cent quatre vingt treize... Il ne tarderait pas à rentrer en communication avec lui, l’éternité leur appartenait, un véritable dialogue s’établirait, sans crainte d’égarement ni fallacieuse messagerie... Leur duo de comiques troupiers allait renaître, puisque au-delà du rêve, de son irréalité, l’égarement demeure une voie royale pour tout ressourcement ?...

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