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Dix-neuf fragments + un d’une prière autour d’une photographie 

lundi 24 mai 2010, par Cédric Bouchoucha

Photographie de Ron Haviv

En 1988, avec ses fameuses Histoire(s) du Cinéma, Jean-Luc Godard adopte une forme[1] qu’il a conservée jusqu’à aujourd’hui : le film de montage fait de citations, de collages de mots sur des images, dont la voix-off du cinéaste, les dialogues de film ou les musiques offrent de multiples lectures. Une idée de l’image comme archive, comme support historique, comme image malgré tout, qu’il conservera aussi dans la fiction, jusqu’à sa représentation de l’Enfer dans les dix premières minutes de Notre Musique ou de nos Humanités et dans les dix dernières de Film Socialisme, dernière fiction de Godard à cette date.

Cette idée est conservée dans Je Vous Salue Sarajevo, mais Godard décide de réfléchir sur ce principe même d’image comme support historique, lorsqu’elle est vraie, prise sur le vif. Agir pour l’Histoire, mais ne pas agir dedans. Rester en retrait, conserver son objectivité professionnelle, mettre de côté une quelconque éthique et laisser le spectateur être ému ou non par la violence de l’action qui, par le fait d’être volée, figée, photographiée, devient un événement.[2]

Tout commence par un titre renvoyant déjà à une prière, à une mélancolie qui place dans un titre, dans un film, son dernier espoir. Le « je » de « Je vous salue Sarajevo » est à la fois en minuscule et en retrait, et semble renvoyer à une phrase marquante des Histoire(s) du Cinéma : Pas les auteurs, les œuvres ![3]

Godard montre, ou peut-être démontre, simplement avec le titre, qu’il se met en retrait par rapport à sa prière. L’énonciateur, le cinéaste ne valent plus grand chose face à la prière d’un seul homme, qui ne serait pas plus concerné qu’un Bosniaque dans ce siège de Sarajevo. Et puisque Godard est cinéaste comme d’autres sont juifs ou noirs[4], sa religion lui permettra de murmurer son texte, en exposant une photographie de diverses manières, par le montage.

Une image n’a aucun pouvoir puisqu’en tant que telle, elle est totalement neutre. Elle peut tout montrer ou ne rien montrer, c’est au spectateur d’orienter son regard pour qu’il puisse déceler le plus de vérité possible dans une image, qui reste le réel, figé, et limité aux bords du cadre. Ces limites définissent le champ. Mais il ne faut pas considérer ici ce qui est hors-champ, mais dans le champ, ce qui fait partie intégrante du réel, naturellement objectif.

Cette portion de réel présentée par Jean-Luc Godard est hantée par la figure du martyr, présente tout d’abord dans le texte puis ensuite illustrée par la découverte, délicate et sèche de Bosniaques martyrs de Sarajevo.
La voix-off du cinéaste évoque la nuit du Vendredi Saint (…) au chevet de chaque agonie. Par cette phrase, et huit ans après son controversé Je Vous Salue Marie, Godard replace le divin au sein de l’humain, ou plutôt ici, l’humain au sein du divin, tout comme un autre de ses films réalisés la même année, Hélas pour moi (cette vision des choses est d’autant plus apaisante et logique pour tous, puisque le film reste une prière pour un peuple exterminé pour ce qu’il est : musulman). Il élève ainsi la souffrance des Bosniaques à celle du Christ, mais se réfère toujours aux femmes et aux hommes qui subissent la haine de leurs persécuteurs. Les victimes, couchées par terre, ne sont effectivement montrées que lorsque Godard évoque l’exception, l’art parmi la culture, entre Flaubert et Vigo.

L’opposition entre culture et art, entre règle et exception, est assimilable à l’opposition entre l’armée serbe (qui illustre la culture, avec ses cigarettes et la guerre) et les civils Bosniaques (qui illustrent l’art de vivre, cette exception européenne qui consiste surtout à survivre). Lorsqu’un Bosniaque est montré face contre terre, le canon d’un fusil sur le crâne, c’est tout ce qui ne se dit pas qui semble menacé, cette survivance condamnée à l’oubli, à l’heure où la Bosnie venait de rejoindre l’organisation des Nations Unies[5]. Le cadre se resserre de plus en plus, semble même se mettre à la hauteur d’un homme humilié par les coups, à mesure que la musique d’Arvo Pärt[6], dédiée à Saint Silouane de l’Athos, s’estompe. Le cinéaste isole ainsi une victime, seule face à son sort inéluctable, avant de prendre du recul sur l’image afin d’offrir une lecture plus claire au spectateur sur ces morcellements du réel.

Godard accède alors à un ton poétique qui lui sied tant, en trompant notre regard d’abord, si tenté que le « nos » de qui fleurit encore à nos pieds concerne le spectateur ; alors que le texte évoque un art de vivre qui fleurit à nos pieds, le cadre en montre un, possible représentation de « notre » pied, mais qui reste un pied de bourreau, celui du deuxième soldat en partant de la gauche de la photographie, raccordé en arrière de manière à montrer ce sang de la victime qui fleurit aux pieds des soldats, et aux nôtres, nous, Européens. La tromperie du cinéaste n’est qu’une question de point de vue. Soit nous n’avons rien en commun avec ces soldats racistes, soit, et cette solution semble la plus logique, la plus embarrassante mais aussi la plus radicale (celle qui ressemble le plus à l’auteur), nous partageons avec eux cette identité européenne, d’où le choix de montrer ce pied-là, qui est le nôtre, aussi. Le cinéaste soustrait alors sa parole à celle d’Aragon, une fois l’image originale reconstituée, et cite un quatrain[7] d’un poème du Crève-Cœur, publié en 1941, bouleversant de lucidité et toujours d’actualité. Le film se conclut dans le silence propre à la prière, en arrêtant successivement la musique pour donner une plus grande résonnance aux vers du poète communiste, puis cette parole qui a guidé le regard du spectateur sur une photographie si riche et qui va se fermer en même temps que les yeux du prieur / cinéaste, avec une fermeture à l’iris du plus bel effet. Seule image dont la source reste inconnue, la seconde, qui clôt le film en illustrant le recueillement de l’artiste à travers une femme dont le visage restera fermé, comme celui des victimes, comme ce livre dont parlait Aragon.

Ce court documentaire peut rester pour certains une prière, mais toute sa force réside dans sa précarité matérielle et sa richesse intellectuelle. Bien loin d’Histoire(s) du Cinéma, qui reste un film à la démesure de l’histoire, ou des histoires, qu’il raconte(nt), Je Vous Salue Sarajevo propose en un peu plus de deux minutes un constat amer et sincère, profond mais accessible sur l’Europe de la Culture évoquée en 1992 et qui préconisait un dialogue des cultures. Ici, avec une photographie, Jean-Luc Godard offre dix-neuf fragments de plans qui, assemblés par le plus beau souci[8] du cinéaste, permet au spectateur de saisir la complexité du réel en le reconstituant. Une image seule dit tout, un regard seul ne voit pas tout. Il a besoin d’être orienté, guidé voire manipulé. Par cette idée du cinéaste qui donne à voir et à réfléchir sur ses images, Je Vous Salue Sarajevo réconcilie deux affirmations contradictoires ; la première, de Godard lui-même, prétend que le cinéma est vingt-quatre fois la vérité par seconde, alors que la seconde, de Brian De Palma, affirme que le cinéma est vingt-quatre fois un mensonge par seconde [9]. Tous se retrouvent dans ce film qui, pour nous faire comprendre la vérité, passe par le mensonge, ainsi que l’estimait Orson Welles. Le mensonge ne naît pas dans le réel, mais dans le choix d’un artiste à n’en montrer qu’une partie. Sa subjectivité, qui recèle une vérité, ne peut prétendre à exposer le vrai, sinon un possible du vrai. C’est cette entreprise documentaire naïve, de vouloir dire la vérité, de vouloir dénoncer, qui n’est presque jamais concluante. Seul exemple notable d’une dénonciation noble, au sens où elle est à la fois périlleuse et argumentée, celle que Chris Marker affiche dans Le Tombeau d’Alexandre, en voulant redonner aux films d’Eisenstein leur place véritable : la fiction. Godard ne prétend pas dans son film dénoncer une photographie. Il n’est pas juge d’une image mais s’en sert comme de rushes pour construire un film qui ne devrait pas exister. Partant du constant que la photographie est la vérité, il s’affranchit de l’illusion de mouvement produite par les vingt-quatre photogrammes par seconde pour être le plus proche possible, sinon de la vérité, de l’honnêteté. Cette noblesse d’esprit, qui est aussi une rigueur esthétique, sert un propos politique et poétique qui donne à ce documentaire l’aura des plus grands, par sa belle simplicité, ou sa simple beauté[10].

P.-S.

[1] Le site du Centre Pompidou offre une définition précise de cette forme filmique : un collage très composite de citations de films de fiction, de bandes d’actualité, de reportages, de photographies d’archives, de tableaux de maîtres, de citations de philosophes, de bandes son de films, de musiques, de commentaires personnels, etc.

[2] La photographie dont se sert Godard pour son film n’est pas de Luc Delahaye, contrairement à ce que la récente biographie signée Antoine de Baecque affirme page 741, mais de Ron Haviv, ainsi que le montre le film Rapporteurs de guerres de Patrick Chauvel et Antoine Nova.

[3] Histoire(s) du Cinéma, partie 3 b : Une Vague Nouvelle.

[4] Lettre au ministre de la « Kultur » de Jean-Luc Godard, adressée à André Malraux et publiée dans le numéro 177, d’Avril 1966, des Cahiers du Cinéma.

[5] Suite à son indépendance par référundum le 5 Avril 1992.

[6] Silouans Song de l’estonien Arvo Pärt est une œuvre en un mouvement composée en 1991 faisant référence à Saint Silouane de l’Athos, saint russe populaire ayant vécu au XIXe siècle.

[7] Quand il faudra fermer le livre / Ce sera sans regretter rien / J’ai vu tant de gens si mal vivre / Et tant de gens, mourir si bien.

[8] Du titre de son article Montage mon beau souci paru dans le numéro 65 de Décembre 1956 des Cahiers du Cinéma.

[9] Dans Un Voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain, de Martin Scorsese et Michael Henry Wilson, 1995.

[10] Termes qui désignent A Bout de Souffle dans l’esprit de Godard, au premier jour de tournage, dans une lettre adressée à Georges De Beauregard, son producteur.

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