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Disparitions 

mercredi 23 mai 2012, par Henri Cachau

Percevant comme une modulée déploration provenant d’un chœur de femmes réunies sur la place de ce village qu’il traversait, de surprenants appels, des : « Minets, mimines, minettes ou minous ! » cet ensemble polyphonique, outre le regroupement de générations féminines lui offrant l’aspect d’un bouquet de disparates cris primaires, cet étranger à la commune fut surpris par ces lamentations. Ce désespéré concert de pleureuses lui suggéra l’idée d’une désolation, l’arasement par un violent cataclysme d’une partie ou totalité, de la, ou des raisons de vivre de ces malheureuses, apparemment frappées par un sort cruel. Ces négatives impressions incitèrent ce voyageur à précipiter son pas, à abandonner ces lieux bucoliques ayant conservé leurs singularités agricoles, celles d’avant les trente glorieuses ; depuis, défigurés ces paysages par d’ineptes remembrements, sauvegardant ce village ses couleurs correspondant à un ancien monde, hélas ce jour-là saisi par un maléfique enchantement…

L’épouse du chef cantonnier fut la première à évoquer la disparition d’un félidé de concours, exceptionnellement tricolore (blanc, roux et noir), qui à l’inverse de son débauché mari – toujours à courir les routes et les jupons – lui demeurait fidèle et de bonne compagnie. Ensuite, ce fut le tour de madame Péchambert, sa presque voisine, qui signala la fuite de son matou, un américain à poil court ; en vérité elle s’y attendait tant il était friand de minettes, toutes robes et races confondues. Quant à la veuve Fourmenti, son raminagrobis, un européen, malgré des maux se rapportant à son grand âge, par sa seule présence encore tenait-il en respect les prédateurs circonvoisins. Ces subites disparitions, si au fait des compromissions amoureuses elles les maintinrent au titre d’escapades, longtemps ces malheureuses ne voulurent les mettre sur le compte d’une mort annoncée ayant pu conduire, par connaissance intuitive de l’ultime disgrâce, chacun de ces chats à quitter le plus discrètement possible leurs anciens lieux de vie. Infiniment éplorées mais pudiques, ces villageoises attendirent longtemps avant d’avouer l’éloignement, aussi soudain qu’inexpliqué de leurs sympathiques mistigris, dont elles envisageaient, non le définitif éloignement, plutôt une énième fugue : il faut bien que le corps exulte, n’est-ce pas ? Après des nuits ravagées par l’insomnie, à chaque point du jour déjà levées elles espéraient le retour de leurs Grippeminauds, refusaient jusqu’à l’image – horrible, inconcevable – d’un éventuel accident routier, d’un malencontreux incident de chasse ; une activité dont ces carnassiers sont friands, en outre indispensable autour des fermes. A chacune d’elles, cette momentanée dérobade de leurs chats à leurs devoirs, vint leur rappeler qu’un problème de dératisation future bientôt se poserait, mettrait en émoi l’ensemble de la communauté, tant paraissait évident que les coups de fronde ou de carabine, un loisir estimable de la part des rejetons mâles, jamais ne viendraient à bout de l’inéluctable envahissement des granges et greniers par des armées de prédateurs… Au bout d’une semaine on dénombra de nouvelles disparitions, tous ces chats s’étaient éclipsés, fondus dans la nature environnante, et des gosses envoyés en reconnaissance aux alentours, aucun renseignement plausible ne vint apporter un semblant d’explication... Il est entendu que suite à cet éloignement quasiment concerté de la gent féline, les commères se soupçonnèrent, s’épièrent, à leur insu de vieilles rancoeurs réapparurent, se réactivèrent d’anciens contentieux, de vieux litiges suscitèrent empoisonnements et coups de fusil isolés ; des tirs qui contribuèrent à la mort d’ultimes matous jugés trop entreprenants. Toutefois, face à l’urgence d’un danger imminent d’invasion – déjà aux avant-postes se signalaient des museaux de muridés –, nul n’étant susceptible d’avancer une réponse précise aux interrogations concernant l’inexplicable, les malveillances firent place à une union de circonstance…

S’agissait-il d’une épidémie ? D’un signe avant coureur d’un prochain tremblement de terre ? … Ces terribles éventualités ne pouvaient être écartées, quoique en principe ce sont les rats qui en premiers abandonnent tout navire en perdition ; d’autres animaux guidés par leur infaillible instinct désertent aussi, comme mus par un signe inintelligible aux humains, ces lieux prochainement dévastés par un quelconque cataclysme… Cela ressemblait à une désertion en règle, aucun greffier n’étant revenu de son équipée sauvage, et cette supposition paraissait crédible, avalisant le processus enclenché de désertification, l’abandon progressif des campagnes par les hommes, tels des phalènes attirés par les quinquets (les troquets ?) des villes… Les hypothèses les plus farfelues du conseil municipal n’apportèrent aucune solution ; enfin, après avoir été mutuellement partagés les soupçons finirent par se porter sur des étrangers à la commune : un couple de rouges espagnols autrefois chassés par la guerre civile désolant leur pays, qui suite à un zigzagant périple dans l’hexagone, récemment avaient ouvert une auberge dans le village. Un établissement qui passant outre la réticence des méfiants autochtones, gagna en notoriété, fut reconnu jusqu’au-delà du canton comme spécialiste de la ‘Paella Valenciana’ et du ‘Lapin en gibelotte’ !… Comme libérés, émus – en leurs fors intérieurs soulagés – les conseillers municipaux se congratulèrent, ne venaient-ils pas, soudainement inspirés, de désigner les coupables de ces disparitions en série ? Jusque dans leurs logis, la déclinaison de menus à base de lapins de garenne ou de lièvres se raréfiant pour cause de myxomatose, délibérément pouvaient-ils soupçonner chez l’aubergiste, leur remplacement par d’inoffensifs félidés… Suite à ces légitimes soupçons un groupe d’avisées cuisinières fut désigné, malgré leurs sottes préventions elles se relayèrent afin de contrôler l’état des denrées, de leur cuisson. Suspicieuses, elles commandèrent ce fameux ‘lapin en gibelotte’, le dégustèrent, s’en pourléchèrent leurs babines avant d’admettre qu’il s’agissait, bel et bien d’un garenne !… Si durant cette période agitée le chef espagnol ne sut interpréter ce subit engouement, venant de la part de villageois ne fréquentant guère son établissement, rapidement il saisit les raisons de leur inquisitoriale présence, déclara à ses hôtes momentanément embarrassés, que chez lui, on ne servait pas de chat en guise de lièvre ! ‘aqui no se da gato por liebre’ ...

Poursuivant l’enquête, le maire et l’adjudant de gendarmerie s’interrogèrent sur une éventuelle fuite programmée, avancèrent l’idée d’une... inexplicable débandade... Durant cette période d’interrogation de bonnes âmes parlèrent de jeteurs de sort, de malédiction divine, opportunément rappelèrent les fléaux d’Egypte avec pluies de grenouilles et invasions de sauterelles. Horrifiée, déjà la majorité de la population envisageait des hordes de mulots se rassemblant sous l’ironique enseigne : ‘d’à bon chat bon rat !’, leurs grises divisions enhardies par l’absence des défenseurs naturels, prêtes à envahir dépendances et greniers, à s’attaquer aux resserres et garde-manger. Malgré ce vent d’irrationalité, certains esprits résistèrent, envisagèrent de plausibles causes, un vétérinaire suggéra qu’il ne s’agissait ni d’entropie, ni de pandémie, sûrement d’un commando fort bien organisé officiant dans la revente de cet ersatz de gibier auprès de restaurateurs, de fourreurs véreux... Quant au maire, étourdi par d’aussi abracadabrantesques développements, à bout d’arguments il invoqua la proche fin d’un monde ayant survécu dans une relative tranquillité ; en vérité, ne le tracassaient ni les disparitions ni l’envisageable invasion de rats, seulement les prochaines et délicates élections ; de là à envisager... à mots couverts certains avancèrent que sur cette affaire il y aurait à redire !... Suite à ces élucubrations une folie générale s’empara de la communauté, des neuvaines, des processions, des messes, un couvre-feu, des groupes de surveillance s’organisèrent ; bientôt la folie gagna les plus respectables foyers, les grands animaux, la basse-cour, les anciens, les handicapés, les vivres furent regroupés, dirigés vers le périmètre de la mairie école. En un mouvement ressemblant à l’exode, à une retraite forcée face à l’adversité – supérieure en nombre –, l’ensemble de la population abandonna fermes et masures, se replia en désordre alors qu’aux alentours un profond silence annonciateur d’une imminente catastrophe s’établissait. Cette désorganisation, cette débandade, firent le bonheur des troupes assaillantes n’attendant que cette humaine défausse afin d’entrer en action ; en masse campagnols et mulots investirent les logis abandonnés, insatisfaits de l’absence du moindre rogaton rapidement se chamaillèrent, s’affrontèrent, en une inextricable mêlée s’entredévorèrent sous les regards terrorisés des villageois impuissants, retranchés dans leur place forte. Cet affrontement ne dura guère, tant semblaient enragées ces bêtes immondes, suite à la fureur des combats un répit s’établit, vint mettre un terme à cette désolation correspondant à un déficit de combattants s’étant éliminés à coups de dents… Après quelques hésitations, les habitants sortirent de leur camp retranché, à pas précautionneux vérifièrent l’étendue du carnage ; leurs enfants, tels d’anciens bestiaires munis de tridents, en l’occurrence de fourches, dans d’horribles couinements achevèrent les prédateurs ayant survécu. Des monceaux de dépouilles sanguinolentes furent accumulées, dressées en bûchers afin de pallier tous risques d’épidémie, en holocaustes pouvant satisfaire les plus irascibles des dieux…

Suite à ce carnage libérateur, comme si respectant à la lettre l’adage indiquant, qu’un bonheur n’arrive jamais seul, un couple de chats réapparut ; ils étaient méconnaissables, efflanqués, galeux, comme revenus d’un enfer – après quels périples et dangers encourus ? – où ils avaient du subir, à savoir quelles tortures ? D’inimaginables tourments, les pires ayant été envisagés par leurs possibles maîtresses ne s’interdisant pas, malgré l’inespéré retour des fugueurs, non seulement de réclamer justice contre les espagnols, mais à cor et à cri la propriété de ces animaux apeurés par leurs piailleries ; chacune renchérissait dans la mauvaise foi, s’exclamant : « Je le reconnais, c’est mon chartreux, mon persan, mon scottish fold, mon abyssin ! ». Alors que ces misérables bêtes avec leurs poils arrachés, leurs robes terreuses, leurs effrayantes maigreurs, ne pouvaient plus prétendre à une dénomination d’origine ; ils n’étaient ni « bleu crème » ni « russes » simplement « européens », leur aspect commun indiquait que jamais ils n’avaient été présentés à un quelconque jury… Ensuite, se sachant fautives de déloyauté envers ces étiques revenants, par l’intermédiaire de gâteries, ces malheureuses renchérirent dans le sentimental, déclarèrent dorénavant leur octroyer de meilleurs soins, compenser leur commune négligence : en vérité, je puis vous assurer qu’aux fins fonds de nos campagnes, de tels chasseurs ne trouvent grâce qu’à l’aune de leur utilité : chasser les surmulots !... Le maire fit taire ces chamailleries, mit tout le monde d’accord en indiquant que ce couple de survivants, s’il fallait le choyer, c’était dans le seul objectif de les faire s’accoupler, ainsi réassurer une lignée de greffiers entreprenants, seul gage de garantie contre une nouvelle levée en masse de rongeurs, une engeance n’ayant rien à leur envier sur le plan de la reproduction…
S’approchant de l’auberge espagnole lui ayant été recommandée par un guide touristique, un étranger à la commune y repéra comme un chant d’action de grâces, s’y élevant non pas mélodieux, mais sous l’aspect de chansons paillardes le convaincant sur son bon choix. Cette heureuse option lui fut confirmée une fois son seuil franchi, dans sa grande salle il y découvrit des faces réjouies l’invitant à partager leurs fraternelles agapes, dans ce même moment où lui était présentée la carte. En son for intérieur il se félicita de sa volonté l’ayant conduit – à l’encontre d’idées reçues – à miser sur cette paysannerie, sans doute retorse, matoise, mais conservant une chaleureuse solidarité permettant de franchir sans encombres et de surcroît en solide compagnie les délicates saisons de la vie... Sur les recommandations expresses du chef il choisit un ‘lapin en gibelotte’, une spécialité maison lui fut-il susurré par l’un de ses voisins, qui en compagnie des ses congénères bruyamment fêtait la récente libération de leur village... S’il ne comprit pas de quoi il s’agissait, rapidement il fut mis au fait des disparitions des félidés ainsi que de l’infernale invasion de rongeurs qui s’ensuivit ; momentanément ce récit lui fit avec répulsion regarder son assiette, jusqu’à ce que rassuré par l’appétit pantagruélique et la franche bonhomie de ses commensaux, il finisse par s’occuper du râble, il sauça, suça avec délectation jusqu’au plus infime débris d’os… de chat ! …

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