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Départ pour l’Alaska dans un silence neuf 

Une lecture des Vents de Vancouver de Kenneth White

dimanche 12 novembre 2023, par Régis Poulet (Date de rédaction antérieure : 29 septembre 2014).

Lire un waybook de Kenneth White est une expérience singulière.
Ni littérature de voyage, ni récit d’exploits, encore moins tourisme cultivé, il s’agit d’« un autre ordre d’écrits, celui des voyageurs de l’esprit, des pèlerins du vide » [1], un livre qui cherche à « découvrir des chemins de culture occultés par l’histoire, des pistes de pensée (un lieu, un moment, peut être l’occasion, non d’une vague réflexion, mais d’une percée de l’esprit), et des sentiers du sentir » [2], où jaillissent les sensations les plus fraîches possibles.

« En venant à Vancouver, j’avais en tête toutes sortes d’idées plus ou moins vagues, qui allaient trouver sur place leur configuration, mais, pour commencer, j’avais planifié un itinéraire : un voyage plein de mouvement et de vision, de Vancouver à Seward, via Ketchikan, Wrangell, Juneau, Skagway et Sitka. Avec une logique se déployant graduellement, de façon quiète et secrète, à partir d’une cause fugace ou d’une autre. Lignes marines et lignes mentales. Correspondances cosmographiques. Une initiation, une exitiation. Avec toujours un œil critique sur les choses de ce monde.
Tel était le projet.
Ce que je n’avais pas encore, c’était un bateau. » [3]

Après La Carte de Guido, « pèlerinage européen », Kenneth White nous propose avec Les Vents de Vancouver des « escales dans l’espace-temps du Pacifique Nord ». Explorant l’Alaska, il travaille le récit de voyage comme une vaste formation géologique qu’il ferait visiter à ses lecteurs : des couches de natures (élémentaire, animale, humaine) et d’âges (paléontologique, historique, post-historique) différents affleurent et se chevauchent par des accidents (de terrain, de l’histoire collective ou individuelle). L’auteur nous fait ainsi parcourir l’Alaska en déjouant les attentes. Ce n’est pas de Nature Writing qu’il s’agit ici, bien que nous soyons parfois en plein Wilderness — tout un chapitre est consacré à John Muir, mais l’exploration des paysages sauvages n’en est qu’une strate, certes basale.

« C’était d’une beauté à couper le souffle et d’un calme absolu. Il émanait de ce lieu une sensation d’immensité aux détails parfaits. Le genre de chose que l’on garde dans les tréfonds de son cerveau, tellement précieux et précaire qu’on ne veut pas trop en parler. » [4]

Au seuil du livre, trois épigraphes donnent à comprendre selon quelle approche Kenneth White travaille son récit. La première invoque « L’oiseau de Minerve [qui] ne vole qu’à la tombée de la nuit » (Hegel) ; la deuxième enjoint le recours à une « intelligence existentielle et exploratrice » (Dieguez) ; la dernière pose qu’« à l’extrême bord du vide obscur on voyait flotter des masses blanches » (Gorki). D’une épigraphe à l’autre, les considérations sur la vie de l’esprit se font de plus en plus concrètes. À la Phénoménologie de l’esprit, sommet de l’idéalisme moderne, succède l’abandon de « tout absolu monolithique » au profit d’une exploration in situ évoquée par Manuel de Dieguez dans Une histoire de l’intelligence. Enfin, la citation de Maxime Gorki, extraite de À travers la Russie, achève de reléguer dans le passé la question de l’Être telle que la philosophie (Minerve) la traitait, pour mettre en valeur les « masses blanches » qui se tiennent à la limite ouverte du « vide obscur ». Dans le même temps, la citation de l’écrivain russe rapatrie l’esprit sur le sol concret de la géographie (les massifs enneigés de l’Alaska) et de l’histoire (la cession de l’Alaska par la Russie aux États-Unis en 1867).
La culturanalyse à laquelle Kenneth White s’est appliqué depuis son premier essai marquant, La Figure du Dehors (1982) [5], répondait par anticipation à ce que le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe a exposé dans ses textes sur l’Occident. A savoir que depuis Homère, les schèmes fondateurs de l’Europe (c’est-à-dire de l’Occident) sont le schème de la pensée comme colère, le schème de la descente aux enfers, de la visite aux morts, et le schème du voyage et du retour. Chacun aura reconnu dans ces schèmes Achille, Énée (voire le Christ) et Ulysse [6]. Point de trace de cette colère chez White, mais bien plutôt un gai savoir qui est une des caractéristiques de ses écrits. La descente aux enfers, la visite aux morts, White l’a effectuée en affrontant le nihilisme et en le traversant — ce que l’auteur nomme son surnihilisme — au prix d’un désencombrement de toutes les illusions d’ordre métaphysique. Mais on peut considérer que la descente aux enfers réside aussi pour lui dans ce retour à l’archaïque du monde terraqué. L’étude de la forme de la terre et son expression, qu’il a récemment appelées textonique de la Terre, est au premier plan de ses réflexions sur la possibilité d’entrevoir un nouveau fondement culturel. Kenneth White fait ainsi partie de ces rares esprits ayant ouvert l’Occident à autre chose que ce qui le brûle depuis des millénaires.
Et qu’est-ce que Les Vents de Vancouver sinon un voyage préparé et ressaisi dans sa ‘maison des marées’ à la pointe de l’Armorique ? Tout en menant son récit à la première personne, Kenneth White nous épargne le pathos de l’auteur envahissant qui-sait-tout-et-a-tout-vu. Son style est vif, les traits d’humour fréquents et la narration captivante. On en oublie facilement qu’il s’agit d’un livre qui consiste — comme il l’affirmait déjà en 1992 à propos de l’Amérique — « à reprendre à la base, à re-découvrir les terres et les re-lire, à jeter un nouveau regard sur des cultures écartées, pour aborder à un nouveau continent de l’esprit. » [7]

« Il y a bien longtemps, tout ce territoire était le pays tagish.
Pendant des siècles avant la ruée vers l’or, la piste Chilkoot et celle du White Pass étaient le lien entre les Indiens tagish des hautes terres et les Indiens tlingits de la côte. » [8]

A l’époque où Lacoue-Labarthe, pour qui le sujet est l’hypothèse de l’Occident, demandait : « comme quoi existons-nous si nous n’existons pas (ou plus) comme sujets ? » et recommandait de se tourner vers la poésie, « patrie d’origine » du savoir, pour que « se réveille de sa léthargie l’admiration de l’existence » [9] — White fondait l’Institut international de géopoétique avec le but explicite de nous faire sortir de l’autoroute intellectuelle de l’Occident, d’aboucher notre esprit au monde naturel et d’inventer une autre façon d’être au monde.
Aussi, dans les Vents de Vancouver, trouve-t-on, à l’instar de ses autres œuvres, une critique radicale de l’Occident colonisateur et exterminateur dont la philosophie est partout présente dans la mondialisation. Mais le dispositif narratif lui-même est un travail de sortie de l’aporie du sujet. Dans son Panorama géopoétique, White écrit : « le grand et véritable auteur n’est pas enfermé dans sa subjectivité : ‘le sujet comme multiplicité’, disait déjà Nietzsche » ; « si l’écrivain mineur est un égo-système, l’écrivain majeur est un éco-système » [10]. Et l’écosystème en question est présenté dans ses dimensions spatiales et temporelles grâce à une polyphonie qui n’est pas qu’humaine. En outre, les échos à d’autres œuvres (par exemple à La Route bleue, située au Labrador) ouvrent le parcours de lecture à d’autres itinéraires. Ainsi à Seward entend-il le juron tabarnak, ce qui l’amène à poser la question : « Vous êtes du Québec ? » La longueur de la réponse lui fait dire : « C’est comme ça en Amérique. Tout ce que vous avez à faire, c’est appuyer sur un bouton et vous obtenez l’histoire d’une vie. Les gens, ici, se trimbalent avec leur identité autour d’eux comme une bouée de sauvetage. » Et, quelques lignes plus loin, cette remarque qui consonne singulièrement avec la précédente :

« Au-dessus de la ville, le croassement des corbeaux, comme s’ils déclaraient à la ronde : ‘Agitez-vous autant que vous voudrez, les gars, ici, c’est encore notre territoire.’ » [11]

Aucune méchanceté, aucune colère chez White qui, sur « la route sceptique, la route surnihiliste, la route bleue avec ses moments bleus, ses lumières blanches, et ses lignes noires et fermes » [12], note ce qu’il voit, et le lecteur de tirer lui-même ses conclusions :

« De retour à Halibut House Inn sous un ciel étoilé, j’ai aperçu au bord de la falaise un individu coiffé d’une casquette de baseball, une guitare électrique dans les mains, un micro planté en face de lui pour s’enregistrer, en train de chanter Great Balls of Fire. » [13]

Décidément singulier, le waybook de White.
Toute une comédie humaine s’y montre, jamais aussi grotesque que lorsqu’elle essaie de justifier son incurie, jamais aussi redoutable que dans ses dénis de réalité, mais parfois résiliente lorsqu’elle se laisse appeler dehors et que le choix est désormais clair : soit l’Alaska est la Dernière Frontière, c’est-à-dire « la dernière chance d’exploiter sans entraves tout ce qui était exploitable », soit « la Dernière Nature, qui impliquait la préservation, et peut-être, qui sait, quelque chose d’inédit » [14].
C’est cet inédit-là que l’auteur propose à la réflexion de ses lecteurs.

P.-S.

Editions Le mot et le reste, Marseille, 2014, trad. Marie-Claude White, 165 p.

Notes

[1Kenneth White, Les Affinités extrêmes, Albin Michel, 2009.

[2Kenneth White, L’Ermitage des brumes, Dervy, 2005.

[3Kenneth White, Les Vents de Vancouver, Le mot et le reste, 2014, p. 33.

[4Ibid., p. 74.

[5Une réédition de La Figure du dehors a paru fin août, chez Le mot et le reste (Marseille).

[6Philippe Lacoue-Labarthe, La Réponse d’Ulysse — et autres textes sur l’Occident, Lignes, 2014, « Dies iræ », pp. 95-143 ; pp. 108-9.

[7Cahiers de géopoétique, série colloques, « L’Autre Amérique — l’en dehors des états », 1992.

[8Kenneth White, Les Vents de Vancouver, op. cit., p. 104.

[9Philippe Lacoue-Labarthe, op.cit., « La réponse d’Ulysse », pp. 7-21.

[10Kenneth White, Panorama géopoétique — Théorie d’une textonique de la Terre, Éditions de la Revue des ressources, 2014.

[11Kenneth White, Les Vents de Vancouver, op. cit., p. 133.

[12Ibid., p. 138.

[13Ibid., p. 152.

[14Ibid. p. 159.

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