La Revue des Ressources
Accueil > Idées > Inactuelles > De l’inconvénient d’être né (2)

De l’inconvénient d’être né (2) 

lundi 8 février 2010, par Emil Cioran




Sommaire :

V


VI


VII


VIII



Je le lis pour la sensation de naufrage que me donne tout ce qu’il écrit. Au début, on comprend,
puis on tourne en rond, ensuite on est pris dans un tourbillon fade, sans effroi, et on se dit qu’on va
couler, et on coule effectivement. Ce n’est pourtant pas une véritable noyade — ce serait trop beau !
On remonte à la surface, on respire, on comprend de nouveau, on est surpris de voir qu’il a l’air de
dire quelque chose et de comprendre ce qu’il dit, puis on tourne de nouveau en rond, et on coule
derechef... Tout cela se veut profond et paraît tel. Mais aussitôt qu’on se ressaisit, on s’aperçoit que
ce n’est qu’abscons, et que l’intervalle entre la profondeur vraie et la profondeur concertée est aussi
importante qu’entre une révélation et une marotte.

*

Quiconque se voue à une œuvre croit — sans en être conscient — qu’elle survivra aux années,
aux siècles, au temps lui-même... S’il sentait, pendant qu’il s’y consacre, qu’elle est périssable, il
l’abandonnerait en chemin, il ne pourrait pas l’achever. Activité et duperie sont termes corrélatifs.

*

« Le rire disparut, puis disparut le sourire. »
Cette remarque d’apparence naïve d’un biographe d’Alexandre Blok définit, on ne saurait mieux,
le schéma de toute déchéance.

*

Il n’est pas facile de parler de Dieu quand on n’est ni croyant ni athée : et c’est sans doute notre
drame à tous, théologiens y compris, de ne plus pouvoir être ni l’un ni l’autre.

*

Pour un écrivain, le progrès vers le détachement et la délivrance est un désastre sans précédent.
Lui, plus que personne, a besoin de ses défauts : s’il en triomphe, il est perdu. Qu’il se garde donc
bien de devenir meilleur, car s’il y arrive, il le regrettera amèrement.

*

On doit se méfier des lumières qu’on possède sur soi. La connaissance que nous avons de nous-
même indispose et paralyse notre démon. C’est là qu’il faut chercher la raison pour laquelle Socrate
n’a rien écrit.

*

Ce qui rend les mauvais poètes plus mauvais encore, c’est qu’ils ne lisent que des poètes (comme
les mauvais philosophes ne lisent que des philosophes), alors qu’ils tireraient un plus grand profit
d’un livre de botanique ou de géologie. On ne s’enrichit qu’en fréquentant des disciplines étrangères
à la sienne. Cela n’est vrai, bien entendu, que pour les domaines où le moi sévit.

*

Tertullien nous apprend que, pour se guérir, les épileptiques allaient « sucer avec avidité le sang
des criminels égorgés dans l’arène ».
Si j’écoutais mon instinct, ce serait là, pour toute maladie, le seul genre de thérapeutique que
j’adopterais.

*

A-t-on le droit de se fâcher contre quelqu’un qui vous traite de monstre ? Le monstre est seul par
définition, et la solitude, même celle de l’infamie, suppose quelque chose de positif, une élection un
peu spéciale, mais élection, indéniablement.

*

Deux ennemis, c’est un même homme divisé.

*

« Ne juge personne avant de te mettre à sa place. » Ce vieux proverbe rend tout jugement
impossible, car nous ne jugeons quelqu’un que parce que justement nous ne pouvons nous mettre à
sa place.

*

Qui aime son indépendance doit se prêter, pour la sauvegarder, à n’importe quelle turpitude,
risquer même, s’il le faut, l’ignominie.

*

Rien de plus abominable que le critique et, à plus forte raison, le philosophe en chacun de nous :
si j’étais poète, je réagirais comme Dylan Thomas, qui, lorsqu’on commentait ses poèmes en sa
présence, se laissait tomber par terre et se livrait à des contorsions.

*

Tous ceux qui se démènent commettent injustice sur injustice, sans en ressentir le moindre
remords. De la mauvaise humeur seulement. — Le remords est réservé à ceux qui n’agissent pas,
qui ne peuvent agir. Il leur tient lieu d’action, il les console de leur inefficacité.

*

La plupart de nos déboires nous viennent de nos premiers mouvements. Le moindre élan se paye
plus cher qu’un crime.

*

Comme nous ne nous rappelons avec précision que nos épreuves, les malades, les persécutés, les
victimes de toute sorte auront vécu, en fin de compte, avec le maximum de profit. Les autres, les
chanceux, ont bien une vie mais non le souvenir d’une vie.

*

Est ennuyeux quiconque ne condescend pas à faire impression. Le vaniteux est presque toujours
irritant mais il se dépense, il fait un effort : c’est un raseur qui ne voudrait pas l’être, et on lui en est
reconnaissant : on finit par le supporter, et même par le rechercher. En revanche, on est pâle de rage

devant quelqu’un qui d’aucune façon ne vise à l’effet. Que lui dire et qu’en attendre ? Il faut garder
quelques traces du singe, ou alors rester chez soi.

*

Ce n’est pas la peur d’entreprendre, c’est la peur de réussir, qui explique plus d’un échec.

*

Je voudrais une prière avec des mots-poignards. Par malheur, dès qu’on prie, on doit prier comme
tout le monde. C’est là que réside une des plus grandes difficultés de la foi.

*

On ne redoute l’avenir que lorsqu’on n’est pas sûr de pouvoir se tuer au moment voulu.

*

Ni Bossuet, ni Malebranche, ni Fénelon n’ont daigné parler des Pensées. Apparemment Pascal ne
leur semblait pas assez sérieux.

*

L’antidote de l’ennui est la peur. Il faut que le remède soit plus fort que le mal.

*

Si je pouvais m’élever au niveau de celui que j’aurais aimé être ! Mais je ne sais quelle force, qui
s’accroît avec les années, me tire vers le bas. Même pour remonter à ma surface, il me faut user de
stratagèmes auxquels je ne peux penser sans rougir.

*

Il fut un temps où, chaque fois que j’essuyais quelque affront, pour éloigner de moi toutes velléité
de vengeance, je m’imaginais bien calme dans ma tombe. Et je me radoucissais aussitôt. Ne
méprisons pas trop notre cadavre : il peut servir à l’occasion.

*

Toute pensée dérive d’une sensation contrariée.

*

La seule façon de rejoindre autrui en profondeur est d’aller vers ce qu’il y a de plus profond en
soi-même. En d’autres termes, de suivre le chemin inverse de celui que prennent les esprits dits
« généreux ».

*

Que ne puis-je dire avec ce rabbin hassidique : « La bénédiction de ma vie, c’est que jamais je
n’ai eu besoin d’une chose avant de la posséder ! »

*

En permettant l’homme, la nature a commis beaucoup plus qu’une erreur de calcul : un attentat
contre elle-même.

*

La peur rend conscient, la peur morbide et non la peur naturelle. Sans quoi les animaux auraient
atteint un degré de conscience supérieur au nôtre.

*

En tant qu’orang-outang proprement dit, l’homme est vieux ; en tant qu’orang-outang historique, il
est relativement récent : un parvenu, qui n’a pas eu le temps d’apprendre comment se tenir dans la
vie.

*

Après certaines expériences, on devrait changer de nom, puisque aussi bien on n’est plus le
même. Tout prend un autre aspect, en commençant par la mort. Elle paraît proche et désirable, on se
réconcilie avec elle, et on en arrive à la tenir pour « la meilleure amie de l’homme », comme
l’appelle Mozart dans une lettre à son père agonisant.

*

Il faut souffrir jusqu’au bout, jusqu’au moment où l’on cesse de croire à la souffrance.

*

« La vérité demeure cachée pour celui qu’emplissent le désir et la haine. » (Le Bouddha.)
... C’est-à-dire pour tout vivant.

*

Attiré par la solitude, il reste pourtant dans le siècle : un stylite sans colonne.

*

« Vous avez eu tort de miser sur moi. »
Qui pourrait tenir ce langage ? — Dieu et le Raté.

*

Tout ce que nous accomplissons, tout ce qui sort de nous, aspire à oublier ses origines, et n’y
parvient qu’en se dressant contre nous. De là le signe négatif qui marque toutes nos réussites.

*

On ne peut rien dire de rien. C’est pourquoi il ne saurait y avoir une limite au nombre de livres.

*

L’échec, même répété, paraît toujours nouveau, alors que le succès, en se multipliant, perd tout
intérêt, tout attrait. Ce n’est pas le malheur, c’est le bonheur, le bonheur insolent, il est vrai, qui
conduit à l’aigreur et au sarcasme.

*

« Un ennemi est aussi utile qu’un Bouddha. » C’est bien cela. Car notre ennemi veille sur nous, il
nous empêche de nous laisser aller. En signalant, en divulguant la moindre de nos défaillances, il
nous conduit en ligne droite à notre salut, il met tout en œuvre pour que nous ne soyons pas indigne
de l’idée qu’il s’est faite de nous. Aussi notre gratitude à son égard devrait-elle sans bornes.

*

On se ressaisit, et on adhère d’autant mieux à l’être, qu’on a réagi contre les livres négateurs,
dissolvants, contre leur force nocive. Des livres fortifiants en somme, puisqu’ils suscitent l’énergie
qui les nie. Plus ils contiennent de poison, plus ils exercent un effet salutaire, à condition qu’on les
lise à contre-courant, comme on devrait lire tout livre, en commençant par le catéchisme.

*

Le plus grand service qu’on puisse rendre à un auteur est de lui interdire de travailler pendant un
certain temps. Des tyrannies de courte durée seraient nécessaires, qui s’emploieraient à suspendre
toute activité intellectuelle. La liberté d’expression sans interruption aucune expose les talents à un
péril mortel, elle les oblige à se dépenser au-delà de leurs ressources et les empêche de stocker des
sensations et des expériences. La liberté sans limites est un attentat contre l’esprit.

*

La pitié de soi est moins stérile qu’on ne croit. Dès que quelqu’un en ressent le moindre accès, il
prend une pose de penseur, et, merveille des merveilles, il arrive à penser.

*

La maxime stoïcienne selon laquelle nous devons nous plier sans murmure aux choses qui ne
dépendent pas de nous, ne tient compte que des malheurs extérieurs, qui échappent à notre volonté.
Mais ceux qui viennent de nous-mêmes, comment nous en accommoder ? Si nous sommes la source
de nos maux, à qui nous en prendre ? à nous-mêmes ? Nous nous arrangeons heureusement pour
oublier que nous sommes les vrais coupables, et d’ailleurs l’existence n’est tolérable que si nous
renouvelons chaque jour ce mensonge et cet oubli.

*

Toute ma vie j’aurai vécu avec le sentiment d’avoir été éloigné de mon véritable lieu. Si
l’expression « exil métaphysique » n’avait aucun sens, mon existence à elle seule lui en prêterait un.

*

Plus quelqu’un est comblé de dons, moins il avance sur le plan spirituel. Le talent est un obstacle
à la vie intérieure.

*

Pour sauver le mot « grandeur » du pompiérisme, il ne faudrait s’en servir qu’à propos de
l’insomnie ou de l’hérésie.

*

Dans l’Inde classique, le sage et le saint se rencontraient dans une seule et même personne. Pour
avoir une idée d’une telle réussite, qu’on se représente, si on peut, une fusion entre la résignation et
l’extase, entre un stoïcien froid et un mystique échevelé.

*

L’être est suspect. Que dire alors de la « vie », qui en est la déviation et la flétrissure ?

*

Lorsqu’on nous rapporte un jugement défavorable sur nous, au lieu de nous fâcher, nous devrions
songer à tout le mal que nous avons dit des autres, et trouver que c’est justice si on en dit également
de nous. L’ironie veut qu’il n’y ait personne de plus vulnérable, de plus susceptible, de moins
disposé à reconnaître ses propres défauts, que le médisant. Il suffit de lui citer une réserve infime
qu’on a faite à son sujet, pour qu’il perde contenance, se déchaîne et se noie dans sa bile.

*

De l’extérieur, dans tout clan, toute secte, tout parti, règne l’harmonie ; de l’intérieur, la discorde.
Les conflits dans un monastère sont aussi fréquents et aussi envenimés que dans n’importe quelle
société. Même lorsqu’ils désertent l’enfer, les hommes ne le font que pour le reconstituer ailleurs.

*

La moindre conversion est vécue comme un avancement. Il existe par bonheur des exceptions.
J’aime cette secte juive du dix-huitième siècle, dans laquelle on se ralliait au christianisme par
volonté de déchoir, et j’aime non moins cet Indien de l’Amérique du Sud, qui, s’étant converti lui
aussi, se lamentait de devenir la proie des vers, au lieu d’être dévoré par ses enfants, honneur qu’il
aurait eu s’il n’avait pas abjuré les croyances de sa tribu.

*

Il est normal que l’homme ne s’intéresse plus à la religion mais aux religions, car ce n’est qu’à
travers elles qu’il sera à même de comprendre les versions multiples de son affaissement spirituel.

*

En récapitulant les étapes de notre carrière, il est humiliant de constater que nous n’avons pas eu
les revers que nous méritions, que nous étions en droit d’espérer.

*

Chez certains, la perspective d’une fin plus ou moins proche excite l’énergie, bonne ou mauvaise,
et les plonge dans une rage d’activité. Assez candides pour vouloir se perpétuer par leur entreprise
ou par leur œuvre, ils s’acharnent à la terminer, à la conclure : plus un instant à perdre.
La même perspective invite d’autres à s’engouffrer dans l’à quoi bon, dans une clairvoyance
stagnante, dans les irrécusables vérités du marasme.

*

« Maudit soit celui qui, dans les futures réimpressions de mes ouvrages, y aura changé sciemment
quoi que ce soit, une phrase, ou seulement un mot, une syllabe, une lettre, un signe de
ponctuation ! »
Est-ce le philosophe, est-ce l’écrivain qui fit parler ainsi Schopenhauer ? Les deux à la fois, et
cette conjonction (que l’on songe au style effarant de n’importe quel ouvrage philosophique) est très
rare. Ce n’est pas un Hegel qui aurait proféré malédiction semblable. Ni aucun autre philosophe de
première grandeur, Platon excepté.

*

Rien de plus exaspérant que l’ironie sans faille, sans répit, qui ne vous laisse pas le temps de
respirer, et encore moins de réfléchir, qui, au lieu d’être inapparente, occasionnelle, est massive,
automatique, aux antipodes de sa nature essentiellement délicate. Tel est en tout cas l’usage qu’en
fait l’Allemand, l’être qui, pour avoir le plus médité sur elle, est le moins capable de la manier.

*

L’anxiété n’est provoquée par rien, elle cherche à se donner une justification, et, pour y parvenir,
se sert de n’importe quoi, des prétextes les plus misérables, auxquels elle s’accroche, après les avoir
inventés. Réalité en soi qui précède ses expressions particulières, ses variétés, elle se suscite, elle
s’engendre elle-même, elle est « création infinie », plus propre, comme telle, à rappeler les
agissements de la divinité que ceux de la psyché.

*

Tristesse automatique : un robot élégiaque.

*

Devant une tombe, les mots : jeu, imposture, plaisanterie, rêve, s’imposent. Impossible de penser
qu’exister soit un phénomène sérieux. Certitude d’une tricherie au départ, à la base. On devrait
marquer au fronton des cimetières : « Rien n’est tragique. Tout est irréel. »

*

Je n’oublierai pas de sitôt l’expression d’horreur sur ce qui fut son visage, le rictus, l’effroi,
l’extrême inconsolation, et l’agressivité. Il n’était pas content, non. Jamais je n’ai vu quelqu’un de si
mal à l’aise dans son cercueil.

*

Ne regarde ni en avant ni en arrière, regarde en toi-même, sans peur ni regret. Nul ne descend en
soi tant qu’il demeure esclave du passé ou de l’avenir.

*

Il est inélégant de reprocher à quelqu’un sa stérilité, quand elle est postulée, quand elle est son
mode d’accomplissement, son rêve...

*

Les nuits où nous avons dormi sont comme si elles n’avaient jamais été. Restent seules dans notre
mémoire celles où nous n’avons pas fermé l’œil : nuit veut dire nuit blanche.

*

J’ai transformé, pour n’avoir pas à les résoudre, toutes mes difficultés pratiques en difficultés
théoriques. Face à l’Insoluble, je respire enfin...

*

A un étudiant qui voulait savoir où j’en étais par rapport à l’auteur de Zarathoustra, je répondis
que j’avais cessé de le pratiquer depuis longtemps. Pourquoi ? me demanda-t-il. — Parce que je le
trouve trop naïf...
Je lui reproche ses emballements et jusqu’à ses ferveurs. Il n’a démoli des idoles que pour les
remplacer par d’autres. Un faux iconoclaste, avec des côtés d’adolescent, et je ne sais quelle
virginité, quelle innocence, inhérentes à sa carrière de solitaire. Il n’a observé les hommes que de
loin. Les aurait-il regardé de près, jamais il n’eût pu concevoir ni prôner le surhomme, vision
farfelue, risible, sinon grotesque, chimère ou lubie qui ne pouvait surgir que dans l’esprit de
quelqu’un qui n’avait pas eu le temps de vieillir, de connaître le détachement, le long dégoût serein.
Bien plus proche m’est un Marc Aurèle. Aucune hésitation de ma part entre le lyrisme de la
frénésie et la prose de l’acceptation : je trouve plus de réconfort, et même plus d’espoir, auprès d’un
empereur fatigué qu’auprès d’un prophète fulgurant.


J’aime cette idée hindoue suivant laquelle nous pouvons confier notre salut à quelqu’un d’autre, à
un « saint » de préférence, et lui permettre de prier à notre place, de faire n’importe quoi pour nous
sauver. C’est vendre son âme à Dieu...

*

« Le talent a-t-il donc besoin de passions ? Oui, de beaucoup de passions réprimées. » (Joubert)
Il n’est pas un seul moraliste qu’on ne puisse convertir en précurseur de Freud.

*

On est toujours surpris de voir que les grands mystiques ont tant produit, qu’ils ont laissé un
nombre si important de traités. Ils pensaient sans doute y célébrer Dieu et rien d’autre. Cela est vrai
en partie, mais en partie seulement.
On ne crée pas une œuvre sans s’y attacher, sans s’y asservir. Écrire est l’acte le moins ascétique
qui soit.

*

Quand je veille bien avant dans la nuit, je suis visité par mon mauvais génie comme le fut Brutus
par le sien avant la bataille de Philippes...

*

« Est-ce que j’ai la gueule de quelqu’un qui doit faire quelque chose ici-bas ? » — Voilà ce que
j’aurais envie de répondre aux indiscrets qui m’interrogent sur mes activités.

*

On a dit qu’une métaphore « doit pouvoir être dessinée ». — Tout ce qu’on a fait d’original et de
vivant en littérature depuis un siècle contredit cette remarque. Car si quelque chose a vécu, c’est la
métaphore aux contours définis, la métaphore « cohérente ». C’est contre elle que la poésie n’a cessé
de se rebeller, au point qu’une poésie morte est une poésie frappée de cohérence.

*

En écoutant le bulletin météorologique, forte émotion à cause de « pluies éparses ». Ce qui
prouve bien que la poésie est en nous et non dans l’expression, encore qu’épars soit un adjectif
susceptible de faire naître une certaine vibration.

*

Dès que je formule un doute, plus exactement : dès que je ressens le besoin d’en formuler un,
j’éprouve un bien-être curieux, inquiétant. Il me serait de loin plus aisé de vivre sans trace de
croyance que sans trace de doute. Doute dévastateur, doute nourricier !

*

Il n’y a pas de sensation fausse.

*

Rentrer en soi, y percevoir un silence aussi ancien que l’être, plus ancien même.

*

On ne désire la mort que dans les malaises vagues ; on la fuit au moindre malaise précis.

*

Si je déteste l’homme, je ne pourrais pas dire avec la même facilité : je déteste l’être humain, pour
la raison qu’il y a malgré tout dans ce mot être un rien de plein, d’énigmatique et d’attachant,
qualités étrangères à l’idée d’homme.

*

Dans le Dhammapada, il est recommandé, pour obtenir la délivrance, de secouer la double chaîne
du Bien et du Mal. Que le Bien lui-même soit une entrave, nous sommes trop arriérés
spirituellement pour pouvoir l’admettre. Aussi ne serons-nous pas délivrés.

*

Tout tourne autour de la douleur ; le reste est accessoire, voire inexistant, puisqu’on ne se souvient
que de ce qui fait mal. Les sensations douloureuses étant seules réelles, il est à peu près inutile d’en
éprouver d’autres.

*

Je crois avec ce fou de Calvin qu’on est prédestiné au salut ou à la réprobation dans le ventre de
sa mère. On a déjà vécu sa vie avant de naître.

*

Est libre celui qui a discerné l’inanité de tous les points de vue, et libéré celui qui en a tiré les
conséquences.

*

Point de sainteté sans un penchant pour le scandale. Cela n’est pas vrai seulement des saints.
Quiconque se manifeste, de n’importe quelle manière, prouve qu’il possède, plus ou moins
développé, le goût de la provocation.

*

Je sens que je suis libre, mais je sais que je ne le suis pas.

*

Je supprimai de mon vocabulaire mot après mot. Le massacre fini, un seul rescapé : Solitude.
Je me réveillai comblé.

*

Si j’ai pu tenir jusqu’à présent, c’est qu’à chaque abattement, qui me paraissait intolérable, un
second succédait, plus atroce, puis un troisième, et ainsi de suite. Serais-je en enfer, que je
souhaiterais en voir les cercles se multiplier, pour pouvoir escompter une épreuve nouvelle, plus
riche que la précédente. Politique salutaire, en matière de tourments tout au moins.

*

A quoi la musique fait appel en nous, il est difficile de le savoir ; ce qui est certain, c’est qu’elle
touche une zone si profonde que la folie elle-même n’y saurait pénétrer.

*

Nous aurions dû être dispensés de traîner un corps. Le fardeau du moi suffisait.

*

Pour reprendre goût à certaines choses, pour me refaire une « âme », un sommeil de plusieurs
périodes cosmiques serait le bienvenu.

*

Je n’ai jamais pu comprendre cet ami qui, revenu de Laponie, me disait l’oppression qu’on ressent
quand on ne rencontre pas durant des jours et des jours la moindre trace d’homme.

*

Un écorché érigé en théoricien du détachement, un convulsionnaire qui joue au sceptique.

*

Enterrement dans un village normand. Je demande des détails à un paysan qui regardait de loin le
cortège. « Il était encore jeune, à peine soixante ans. On l’a trouvé mort dans les champs. Que
voulez-vous ? C’est comme ça... C’est comme ça... C’est comme ça... »
Ce refrain, qui me parut cocasse sur le coup, me harcela ensuite. Le bonhomme ne se doutait pas
qu’il disait de la mort tout ce qu’on peut en dire et tout ce qu’on en sait.

*

J’aime lire comme lit une concierge : m’identifier à l’auteur et au livre. Toute autre attitude me fait
penser au dépeceur de cadavres.

*

Dès que quelqu’un se convertit à quoi que ce soit, on l’envie tout d’abord, puis on le plaint,
ensuite on le méprise.

*

Nous n’avions rien à nous dire, et, tandis que je proférais des paroles oiseuses, je sentais que la
terre coulait et que je dégringolais avec elle à une vitesse qui me donnait le tournis.

*

Des années et des années pour se réveiller de ce sommeil où se prélassent les autres ; et puis des
années et des années, pour fuir ce réveil...

*

Quand il me faut mener à bien une tâche que j’ai assumée par nécessité ou par goût, à peine m’y
suis-je attaqué, que tout me semble important, tout me séduit, sauf elle.

*

Réfléchir à ceux qui n’en ont plus pour longtemps, qui savent que tout est aboli pour eux, sauf le
temps où se déroule la pensée de leur fin. S’adresser à ce temps là. Écrire pour des gladiateurs...

*

L’érosion de notre être par nos infirmités : le vide qui en résulte est rempli par la présence de la
conscience, que dis-je ? — ce vide est la conscience elle-même.

*

La désagrégation morale lorsqu’on séjourne dans un endroit trop beau. Le moi se dissout au
contact du paradis.
C’est sans doute pour éviter ce péril, que le premier homme fit le choix que l’on sait.

*

Tout bien considéré, il y a eu plus d’affirmations que de négations — jusqu’ici tout au moins.
Nions donc sans remords. Les croyances pèseront toujours plus lourd dans la balance.

*

La substance d’une œuvre c’est l’impossible — ce que nous n’avons pu atteindre, ce qui ne
pouvait pas nous être donné : c’est la somme de toutes les choses qui nous furent refusées.

*

Gogol, dans l’espoir d’une « régénération », se rendant à Nazareth et s’y ennuyant comme « dans
une gare en Russie », c’est bien ce qui nous arrive à tous quand nous cherchons au-dehors ce qui ne
peut exister qu’en nous.

*

Se tuer parce qu’on est ce qu’on est, oui, mais non parce que l’humanité entière vous cracherait à
la figure !

*

Pourquoi craindre le néant qui nous attend alors qu’il ne diffère pas de celui qui nous précède, cet
argument des Anciens contre la peur de la mort est irrecevable en tant que consolation. Avant, on
avait la chance de ne pas exister ; maintenant on existe, et c’est cette parcelle d’existence, donc
d’infortune, qui redoute de disparaître. Parcelle n’est pas le mot, puisque chacun se préfère ou, tout
au moins, s’égale, à l’univers.

*

Quand nous discernons l’irréalité en tout, nous devenons nous-mêmes irréels, nous commençons
à nous survivre, si forte que soit notre vitalité, si impérieux nos instincts. Mais ce ne sont plus que
de faux instincts, et de la fausse vitalité.

*

Si tu es voué à te ronger, rien ne pourra t’en empêcher : une vétille t’y poussera à l’égal d’un grand
chagrin. Résigne-toi à te morfondre en toute occasion : ainsi le veut ton lot.

*

Vivre, c’est perdre du terrain.

*

Dire que tant et tant ont réussi à mourir !

*

Impossible de ne pas en vouloir à ceux qui nous écrivent des lettres bouleversantes.

*

Dans une province reculée de l’Inde, on expliquait tout par les rêves et, ce qui est plus important,
on s’en inspirait pour guérir les maladies. C’est d’après eux aussi qu’on réglait les affaires,
quotidiennes ou capitales. Jusqu’à l’arrivée des Anglais. Depuis qu’ils sont là, disait un indigène,
nous ne rêvons plus.
Dans ce qu’il est convenu d’appeler « civilisation », réside indéniablement un principe diabolique
dont l’homme a pris conscience trop tard, quand il n’était plus possible d’y remédier.

*

La lucidité sans le correctif de l’ambition conduit au marasme. Il faut que l’une s’appuie sur
l’autre, que l’une combatte l’autre sans la vaincre, pour qu’une œuvre, pour qu’une vie soit possible.

*

On ne peut pardonner à ceux qu’on a portés aux nues, on est impatient de rompre avec eux, de
briser la chaîne la plus délicate qui existe : celle de l’admiration..., non par insolence mais par
aspiration à se retrouver, à être libre, à être soi. On n’y parvient que par un acte d’injustice.

*

Le problème de la responsabilité n’aurait de sens que si on nous avait consulté avant notre
naissance et que nous eussions consenti à être précisément celui que nous sommes.

*

L’énergie et la virulence de mon taedium vitae ne laissent pas de me confondre. Tant de vigueur
dans un mal si défaillant ! Je dois à ce paradoxe l’incapacité où je suis de choisir enfin ma dernière
heure.

*

Pour nos actes, pour notre vitalité tout simplement, la prétention à la lucidité est aussi funeste que
la lucidité elle-même.

*

Les enfants se retournent, doivent se retourner contre leurs parents, et les parents n’y peuvent
rien, car ils sont soumis à une loi qui régit les rapports des vivants en général, à savoir que chacun
engendre son propre ennemi.

*

On nous a tant appris à nous cramponner aux choses que, lorsque nous voulons nous en
affranchir, nous ne savons pas comment nous y prendre. Et si la mort ne venait pas nous y aider,
notre entêtement à subsister nous ferait trouver une formule d’existence par-delà l’usure, par-delà la
sénilité elle-même.

*

Tout s’explique à merveille si on admet que la naissance est un événement néfaste ou tout au
moins inopportun ; mais si l’on est d’un autre avis, on doit se résigner à l’inintelligible, ou alors
tricher comme tout le monde.

*

Dans un livre gnostique du deuxième siècle de notre ère, il est dit : « La prière de l’homme triste
n’a jamais la force de monter jusqu’à Dieu. »
... Comme on ne prie que dans l’abattement, on en déduira qu’aucune prière jamais n’est parvenue
à destination.

*

Il était au-dessus de tous, et il n’y était pour rien : il avait simplement oublié de désirer...

*

Dans l’ancienne Chine, les femmes, lorsqu’elles étaient en proie à la colère ou au chagrin,
montaient sur de petites estrades, dressées spécialement pour elles dans la rue, et y donnaient libre
cours à leur fureur ou à leurs lamentations. Ce genre de confessionnal devrait être ressuscité et
adopté un peu partout, ne fût-ce que pour remplacer celui, désuet, de l’Église, ou celui, inopérant, de
telle ou telle thérapeutique.

*

Ce philosophe manque de tenue ou, pour sacrifier au jargon, de « forme intérieure ». Il est trop
fabriqué pour être vivant ou seulement « réel ». C’est une poupée sinistre. Quel bonheur de savoir
que je ne rouvrirai plus jamais ses livres !

*

Personne ne clame qu’il se porte bien et qu’il est libre, et pourtant c’est ce que devraient faire tous
ceux qui connaissent cette double bénédiction. Rien ne nous dénonce davantage que notre
incapacité à hurler nos chances.

*

Avoir toujours tout raté, par amour du découragement !

*

L’unique moyen de sauvegarder sa solitude est de blesser tout le monde, en commençant par ceux
qu’on aime.

*

Un livre est un suicide différé.

*

On a beau dire, la mort est ce que la nature a trouvé de mieux pour contenter tout le monde. Avec
chacun de nous, tout s’évanouit, tout cesse pour toujours. Quel avantage, quel abus ! Sans le moindre
effort de notre part, nous disposons de l’univers, nous l’entraînons dans notre disparition.
Décidément, mourir est immoral...


Si vos épreuves, au lieu de vous dilater, de vous mettre dans un état d’euphorie énergique, vous
dépriment et vous aigrissent, sachez que vous n’avez pas de vocation spirituelle.

*

Vivre dans l’expectative, miser sur le futur ou sur un simulacre de futur, à tel point nous y
sommes habitués, que nous n’avons conçu l’idée d’immortalité que par un besoin d’attendre durant
l’éternité.

*

Toute amitié est un drame inapparent, une suite de blessures subtiles.

*

Luther mort par Lucas Fortnagel. Masque terrifiant, agressif, plébéien, d’un sublime porcin... qui
rend bien les traits de celui qu’on ne saurait assez louer d’avoir proclamé : « Les rêves sont
menteurs ; chier dans son lit, il n’y a que ça de vrai. »

*

Plus on vit, moins il semble utile d’avoir vécu.

*

A vingt ans, ces nuits où des heures durant je restais le front collé à la vitre, en regardant dans le
noir...

*

Aucun autocrate n’a disposé d’un pouvoir comparable à celui dont jouit un pauvre bougre qui
envisage de se tuer.

*

S’éduquer à ne pas laisser de traces, c’est une guerre de chaque instant qu’on se fait à soi-même, à
seule fin de se prouver qu’on pourrait, si l’on y tenait, devenir un sage...

*

Exister est un état aussi peu concevable que son contraire, que dis-je ? plus inconcevable encore.

*

Dans l’Antiquité, les « livres » étaient si coûteux, qu’on ne pouvait en amasser, à moins d’être roi,
tyran ou... Aristote, le premier à posséder une bibliothèque digne de ce nom.
Une pièce à charge de plus au dossier de ce philosophe, si funeste déjà à tant d’égards.

*

Si je me conformais à mes convictions les plus intimes, je cesserais de me manifester, de réagir
de quelque manière que ce soit. Or je suis encore capable de sensations...

*

Un monstre, si horrible soit-il, nous attire secrètement, nous poursuit, nous hante. Il représente,
grossis, nos avantages et nos misères, il nous proclame, il est notre porte-drapeau.

*

Au cours des siècles, l’homme s’est échiné à croire, il est passé de dogme en dogme, d’illusion en
illusion, et a consacré très peu de temps aux doutes, brefs intervalles entre ses périodes
d’aveuglement. A vrai dire, ce n’étaient pas des doutes mais des pauses, des moments de répit,
consécutifs aux fatigues de la foi, de toute foi.

*

L’innocence, état parfait, le seul peut-être, il est incompréhensible qui celui qui en jouit veuille en
sortir. Pourtant l’histoire, depuis ses commencements jusqu’à nous, n’est que cela et rien que cela.

*

Je ferme les rideaux, et j’attends. En fait je n’attends rien, je me rends seulement absent. Nettoyé,
ne serait-ce que pour quelques minutes, des impuretés qui ternissent et encombrent l’esprit, j’accède
à une conscience d’où le moi est évacué, et je suis aussi apaisé que si je reposais en dehors de
l’univers.

*

Dans un exorcisme du Moyen Age, on énumère toutes les parties du corps, même les moindres,
que le démon est invité à quitter : on dirait un traité d’anatomie fou, qui séduit par l’excès de
précision, la profusion de détails et l’inattendu. Une incantation minutieuse. Sors des ongles ! C’est
insensé mais non exempt d’effet poétique. Car la vraie poésie n’a rien de commun avec la
« poésie ».

*

Dans tous nos rêves, même s’ils remontent au Déluge, est présent sans exception, ne fût-ce que
pendant une fraction de seconde, quelque incident minime dont nous avons été témoins la veille.
Cette régularité, que je n’ai pas cessé de vérifier pendant des années, est la seule constante, la seule
loi ou apparence de loi, qu’il m’a été donné de constater dans l’incroyable gâchis nocturne.

*

La force dissolvante de la conversation. On comprend pourquoi et la méditation et l’action
exigent le silence.

*

La certitude de n’être qu’un accident m’a escorté dans toutes les circonstances, propices ou
contraires, et si elle m’a préservé de la tentation de me croire nécessaire, elle ne m’a pas en revanche
tout à fait guéri d’une certaine infatuation inhérente à la perte des illusions.

*

Il est rare de tomber sur un esprit libre, et quand on en rencontre un, on s’aperçoit que le meilleur
de lui-même ne se révèle pas dans ses ouvrages (quand on écrit, on porte mystérieusement des
chaînes) mais dans ces confidences où, dégagé de ses convictions ou de ses poses, comme de tout
souci de rigueur ou d’honorabilité, il étale ses faiblesses. Et où il fait figure d’hérétique par rapport à
lui-même.

*

Si le métèque n’est pas créateur en matière de langage, c’est parce qu’il veut faire aussi bien que
les indigènes : qu’il y arrive ou non, cette ambition est sa perte.

*

Je commence et recommence une lettre, je n’avance pas, je piétine : quoi dire et comment ? Je ne
sais même plus à qui elle était destinée. Il n’est guère que la passion ou l’intérêt qui trouve
immédiatement le ton qu’il faut. Par malheur, le détachement est indifférence au langage,
insensibilité aux mots. Or, c’est en perdant le contact avec les mots qu’on perd le contact avec les
êtres.

*

Chacun a fait, à un moment donné, une expérience extraordinaire, qui sera pour lui, à cause du
souvenir qu’il en garde, l’obstacle capital à sa métamorphose intérieure.

*

Je ne connais la paix que lorsque mes ambitions s’endorment. Dès qu’elles se réveillent,
l’inquiétude me reprend. La vie est un état d’ambition. La taupe qui creuse ses couloirs est
ambitieuse. L’ambition est en effet partout, et on en voit les traces jusque sur le visage des morts.

*

Aller aux Indes, à cause du Védânta ou du bouddhisme, autant venir en France à cause du
jansénisme. Encore celui-ci est-il plus récent, puisqu’il n’a disparu que depuis trois siècles.

*

Pas le moindre soupçon de réalité nulle part, sinon dans mes sensations de non-réalité.

*

Exister serait un entreprise totalement impraticable si on cessait d’accorder de l’importance à ce
qui n’en a pas.

*

Pourquoi la Gîtâ place-t-elle si haut « le renoncement au fruit des actes » ?
Parce que ce renoncement est rare, irréalisable, contraire à notre nature, et que, y parvenir, c’est
détruire l’homme qu’on a été et qu’on est, tuer en soi-même tout le passé, l’œuvre de millénaires,
s’affranchir, en un mot, de l’Espèce, de cette hideuse et immémoriale racaille.

*

Il fallait s’en tenir à l’état de larve, se dispenser d’évoluer, demeurer inachevé, se plaire à la sieste
des éléments, et se consumer paisiblement dans une extase embryonnaire.

*

La vérité réside dans le drame individuel. Si je souffre réellement, je souffre beaucoup plus qu’un
individu, je dépasse la sphère de mon moi, je rejoins l’essence des autres. La seule manière de nous
acheminer vers l’universel est de nous occuper uniquement de ce qui nous regarde.

*

Quand on est fixé au doute, on ressent plus de volupté à faire des considérations sur lui qu’à le
pratiquer.

*

Si on veut connaître un pays, on doit pratiquer ses écrivains de second ordre, qui seuls en
reflètent la vraie nature. Les autres dénoncent ou transfigurent la nullité de leurs compatriotes : ils
ne veulent ni ne peuvent se mettre de plain-pied avec eux. Ce sont des témoins suspects.

*

Dans ma jeunesse il m’arrivait de ne pas fermer l’œil pendant des semaines. Je vivais dans le
jamais vécu, j’avais le sentiment que le temps de toujours, avec l’ensemble de ses instants, s’était
ramassé et concentré en moi, où il culminait, où il triomphait. Je le faisais, bien entendu, avancer,
j’en étais le promoteur et le porteur, la cause et la substance, et c’est en agent et en complice que je
participais à son apothéose. Dès que le sommeil s’en va, l’inouï devient quotidien, facile : on y entre
sans préparatifs, on s’y installe, on s’y vautre.

*

Le nombre prodigieux d’heures que j’aurais gaspillées à m’interroger sur le « sens » de tout ce qui
est, de tout ce qui arrive... Mais ce tout n’en comporte aucun, les esprits sérieux le savent. Aussi
emploient-ils leur temps et leur énergie à des tâches plus utiles.

*

Mes affinités avec le byronisme russe, de Pétchorine à Stavroguine, mon ennui et ma passion
pour l’ennui.

*

X, que je n’apprécie pas spécialement, était en train de raconter une histoire si stupide que je
m’éveillai en sursaut. Ceux que nous n’aimons pas brillent rarement dans nos rêves.

*

Les vieux, faute d’occupations, ont l’air de vouloir résoudre on ne sait quoi de très compliqué et
d’y vouer toutes les capacités dont ils disposent encore. Telle est peut-être la raison pour laquelle ils
ne se tuent pas en masse, comme ils devraient le faire s’ils étaient un tantinet moins absorbés.

*

L’amour le plus passionné ne rapproche pas deux êtres autant que le fait la calomnie.
Inséparables, le calomniateur et le calomnié constituent une unité « transcendante », ils sont pour
toujours soudés l’un à l’autre. Rien ne pourra les disjoindre. L’un fait le mal, l’autre le subit, mais s’il
le subit, c’est qu’il s’y est accoutumé, qu’il ne peut plus s’en passer, qu’il le réclame même. Il sait que
ses vœux seront comblés, qu’on ne l’oubliera jamais, qu’il sera, quoiqu’il arrive, éternellement
présent dans l’esprit de son infatigable bienfaiteur.

*

Le moine errant, c’est ce qu’on a fait de mieux jusqu’ici. En arriver à n’avoir plus à quoi renoncer !
Tel devrait être le rêve de tout esprit détrompé.

*

La négation sanglotante — seule forme tolérable de négation.

*

Heureux Job, qui n’étais pas obligé de commenter tes cris !

*

Tard dans la nuit. J’aimerais me déchaîner et fulminer, entreprendre une action sans précédent
pour me décrisper, mais je ne vois pas contre qui ni contre quoi...

*

Mme d’Heudicourt, observe Saint-Simon, n’avait de sa vie dit du bien de personne qu’avec
« quelques mais accablants ».
Merveilleuse définition, non pas de la médisance, mais de la conversation en général.

*

Tout ce qui vit fait du bruit. — Quel plaidoyer pour le minéral !

*

Bach était querelleur, processif, regardant, avide de titres, d’honneurs, etc. Eh bien ! qu’est-ce que
cela peut faire ? Un musicologue, énumérant les cantates qui ont la mort pour thème, a pu dire que
jamais mortel n’en eut autant la nostalgie. Cela seul compte. Le reste relève de la biographie.

*

Le malheur d’être incapable d’états neutres autrement que par la réflexion et l’effort. Ce qu’un
idiot obtient d’emblée, il faut qu’on se démène nuit et jour pour y atteindre, et seulement par à-
coups !

*

J’ai toujours vécu avec la vision d’une immensité d’instants en marche contre moi. Le temps aura
été ma forêt de Dunsinane.

*

Les questions pénibles ou blessantes que nous posent les malappris, nous irritent, nous troublent,
et peuvent avoir sur nous le même effet que certains procédés dont use telle technique orientale.
Une stupidité épaisse, agressive, pourquoi ne déclencherait-elle pas l’illumination ? Elle vaut bien un
coup de bâton sur la tête.

*

La connaissance n’est pas possible, et, si même elle l’était, elle ne résoudrait rien. Telle est la
position du douteur. Que veut-il, que cherche-t-il donc ? Ni lui ni personne ne le saura jamais.
Le scepticisme est l’ivresse de l’impasse.

*

Assiégé par les autres, j’essaie de m’en dégager, sans grand succès, il faut bien le dire. Je parviens
néanmoins à me ménager chaque jour quelques secondes d’entretien avec celui que j’aurais voulu
être.

*

Arrivé à un certain âge, on devrait changer de nom et se réfugier dans un coin perdu où l’on ne
connaîtrait personne, où l’on ne risquerait de revoir ni amis ni ennemis, où l’on mènerait la vie
paisible d’un malfaiteur surmené.

*

On ne peut réfléchir et être modeste. Dès que l’esprit se met en branle, il se substitue à Dieu et à
n’importe quoi. Il est indiscrétion, empiétement, profanation. Il ne « travaille » pas, il disloque. La
tension que trahissent ses démarches en révèle le caractère brutal, implacable. Sans une bonne dose
de férocité, on ne saurait conduire une pensée jusqu’au bout.

*

La plupart des chambardeurs, des visionnaires et des sauveurs ont été soit épileptiques, soit
dyspeptiques. Sur les vertus du haut mal, il y a unanimité ; aux embarras gastriques en revanche on
reconnaît moins de mérites. Cependant rien n’invite davantage à tout chambouler qu’une digestion
qui ne se laisse pas oublier.

*

Ma mission est de souffrir pour tous ceux qui souffrent sans le savoir. Je dois payer pour eux,
expier leur inconscience, la chance qu’ils ont d’ignorer à quel point ils sont malheureux.

*

Chaque fois que le Temps me martyrise, je me dis que l’un de nous deux doit sauter, qu’il n’est
pas possible de continuer indéfiniment dans ce cruel face à face...

*

Quand nous sommes aux extrémités du cafard, tout ce qui vient l’alimenter, lui offrir un surcroît
de matière, l’élève à un niveau où nous ne pouvons plus le suivre, et le rend ainsi trop grand, trop
démesuré : quoi d’étonnant que nous en arrivions à ne plus le regarder comme nôtre ?

*

Un malheur prédit, lorsqu’il survient enfin, est dix, cent fois plus dur à supporter qu’un malheur
que nous n’attendions pas. Tout au long de nos appréhensions, nous l’avons vécu d’avance, et, quand
il surgit, ces tourments passés s’ajoutent aux présents, et forment ensemble une masse d’un poids
intolérable.

*

Il tombe sous le sens que Dieu était une solution, et qu’on n’en trouvera jamais une aussi
satisfaisante.

*

Je n’admirerais pleinement qu’un homme déshonoré — et heureux. Voilà quelqu’un, me dirais-je,
qui fait fi de l’opinion de ses semblables et qui puise bonheur et consolation en lui seul.

*

L’homme du Rubicon avait, après Pharsale, pardonné à trop de monde. Une telle magnanimité
parut offensante à ceux de ses amis qui l’avaient trahi et qu’il avait humiliés en les traitant sans
rancune. Ils se sentaient diminués, bafoués, et ils le punirent pour sa clémence ou pour son mépris :
il refusait donc de s’abaisser au ressentiment ! Se fût-il comporté en tyran, qu’ils l’auraient épargné.
Mais ils lui en voulaient parce qu’il n’avait pas daigné leur inspirer suffisamment de peur.

*

Tout ce qui est engendre, tôt ou tard, le cauchemar. Tâchons donc d’inventer quelque chose de
mieux que l’être.

*

La philosophie, qui s’était donné pour tâche de miner les croyances, lorsqu’elle vit le
christianisme se répandre et sur le point de vaincre, fit cause commune avec le paganisme, dont les
superstitions lui semblèrent préférables aux insanités triomphantes. En attaquant les dieux et en les
démolissant, elle avait cru libérer les esprits ; en réalité, elle les livrait à une servitude nouvelle, pire
que l’ancienne, le dieu qui allait se substituer aux dieux n’ayant un faible spécial ni pour la tolérance
ni pour l’ironie.
La philosophie, objectera-t-on, n’est pas responsable de l’avènement de ce dieu, ce n’est pas lui
qu’elle recommandait. Sans doute, mais elle aurait dû se douter qu’on ne sapait pas impunément les
dieux, que d’autres viendraient prendre leur place et qu’elle n’avait rien à gagner au change.

*

Le fanatisme est la mort de la conversation. On ne bavarde pas avec un candidat au martyre. Que
dire à quelqu’un qui refuse de pénétrer vos raisons et qui, du moment que l’on ne s’incline pas
devant les siennes, aimerait mieux périr que céder ? Vivement des dilettantes et des sophistes qui,
eux du moins, entrent dans toutes les raisons...

*

C’est s’investir d’une supériorité bien abusive que de dire à quelqu’un ce qu’on pense de lui et de
ce qu’il fait. La franchise n’est pas compatible avec un sentiment délicat, elle ne l’est même pas avec
une exigence éthique.

*

Nos proches, entre tous, mettent le plus volontiers nos mérites en doute. La règle est universelle :
le Bouddha lui-même n’y échappa pas : c’est un de ses cousins qui s’acharna le plus contre lui, et
ensuite seulement, Mârâ, le diable.

*

Pour l’anxieux, il n’existe pas de différence entre succès et fiasco. Sa réaction à l’égard de l’un et
de l’autre est la même. Les deux le dérangent également.

*

Quand je me tracasse un peu trop parce que je ne travaille pas, je me dis que je pourrais aussi
bien être mort et qu’ainsi je travaillerais encore moins...

*

Plutôt dans un égout que sur un piédestal.

*

Les avantages d’un état d’éternelle virtualité me paraissent si considérables, que, lorsque je me
mets à les dénombrer, je n’en reviens pas que le passage à l’être ait pu s’opérer jamais.

*

Existence = Tourment. L’équation me paraît évidente. Elle ne l’est pas pour tel de mes amis.
Comment l’en convaincre ? Je ne peux lui prêter mes sensations ; or, elles seules auraient le pouvoir
de le persuader, de lui apporter ce supplément de mal-être qu’il réclame avec insistance depuis si
longtemps.

*

Si on voit les choses en noir, c’est parce qu’on les pèse dans le noir, parce que les pensées sont en
général fruit de veilles, partant d’obscurité. Elles ne peuvent s’adapter à la vie pour la raison qu’elles
n’ont pas été pensées en vue de la vie. L’idée des suites qu’elles pourraient comporter n’effleure
même pas l’esprit. On est en dehors de tout calcul humain, de toute idée de salut ou de perdition,
d’être ou de non-être, on est dans un silence à part, modalité supérieure du vide.

*

N’avoir pas encore digéré l’affront de naître.

*

Se dépenser dans des conversations autant qu’un épileptique dans ses crises.

*

Pour vaincre l’affolement ou une inquiétude tenace, il n’est rien de tel que de se figurer son propre
enterrement. Méthode efficace, à la portée de tous. Pour n’avoir pas à y recourir trop souvent dans la
journée, le mieux serait d’en éprouver le bienfait dès le lever. Ou alors de n’en user qu’à des
moments exceptionnels, comme le pape Innocent IX qui, ayant commandé un tableau où il était
représenté sur son lit de mort, y jetait un regard chaque fois qu’il lui fallait prendre une décision
importante.

*

Il n’est pas de négateur qui ne soit assoiffé de quelque catastrophique oui.

*

On peut être certain que l’homme n’atteindra jamais à des profondeurs comparables à celles qu’il
connut pendant des siècles d’entretien égoïste avec son Dieu.

*

Pas un instant où je ne sois extérieur à l’univers !
... A peine m’étais-je apitoyé sur moi-même, sur ma condition de pauvre type, que je m’aperçus
que les termes par lesquels je qualifiais mon malheur étaient ceux-là mêmes qui définissent la
première particularité de « l’être suprême ».

*

Aristote, Thomas d’Aquin, Hegel — trois asservisseurs de l’esprit. La pire forme de despotisme
est le système, en philosophie et en tout.

*

Dieu est ce qui survit à l’évidence que rien ne mérite d’être pensé.

*

Jeune, aucun plaisir ne valait celui de me créer des ennemis. Maintenant, dès que je m’en fais un,
ma première pensée est de me réconcilier avec lui, pour que je n’aie plus à m’en occuper. Avoir des
ennemis est une grande responsabilité. Mon fardeau me suffit, je ne peux plus porter celui des
autres.

*

La joie est une lumière qui se dévore elle-même, intarissablement ; c’est le soleil à ses débuts.

*

Quelques jours avant sa mort, Claudel remarquait qu’on ne devrait pas appeler Dieu infini mais
inépuisable. Comme si cela ne revenait pas au même, ou presque ! N’empêche que ce souci
d’exactitude, ce scrupule verbal au moment où il notait que son « bail » avec la vie était sur le point
de cesser, est plus exaltant qu’un mot ou un geste « sublime ».

*

L’insolite n’est pas un critère. Paganini est plus surprenant et plus imprévisible que Bach.

*

Il faudrait se répéter chaque jour : Je suis l’un de ceux qui, par milliards, se traînent sur la surface
du globe. L’un d’eux, et rien de plus. Cette banalité justifie n’importe quelle conclusion, n’importe
quelque comportement ou acte : débauche, chasteté, suicide, travail, crime, paresse ou rébellion.
... D’où il suit que chacun a raison de faire ce qu’il fait.

*

Tzintzoum. Ce mot risible désigne un concept majeur de la Kabbale. Pour que le monde existât,
Dieu, qui était tout et partout, consentit à se rétrécir, à laisser un espace vide qui ne fût pas habité
par lui : c’est dans ce « trou » que le monde prit place.
Ainsi occupons-nous le terrain vague qu’il nous a concédé par miséricorde ou par caprice. Pour
que nous soyons, il s’est contracté, il a limité sa souveraineté. Nous sommes le produit de son
amenuisement volontaire, de son effacement, de son absence partielle. Dans sa folie, il s’est donc
amputé de nous. Que n’eut-il le bon sens et le bon goût de rester entier !

*

Dans l’ « Évangile selon les Égyptiens », Jésus proclame : « Les hommes seront les victimes de la
mort, tant que les femmes enfanteront. » Et précise : « Je suis venu détruire les œuvres de la
femme. »
Quand on fréquente les vérités extrêmes des gnostiques, on aimerait aller, si possible, encore plus
loin, dire quelque chose de jamais dit, qui pétrifie ou pulvérise l’histoire, quelque chose qui relève
d’un néronisme cosmique, d’une démence à l’échelle de la matière.

*

Traduire une obsession, c’est la projeter hors de soi, c’est la chasser, c’est l’exorciser. Les
obsessions sont les démons d’un monde sans foi.

*

L’homme accepte la mort mais non l’heure de sa mort. Mourir n’importe quand, sauf quand il faut
que l’on meure !

*

Dès qu’on pénètre dans un cimetière, un sentiment de complète dérision bannit tout souci
métaphysique. Ceux qui cherchent du « mystère » partout ne vont pas nécessairement au fond des
choses. Le plus souvent le « mystère », comme l’ « absolu », ne correspond qu’à un tic de l’esprit.
C’est un mot dont on ne devrait se servir que lorsqu’on ne peut faire autrement, dans des cas
vraiment désespérés.

*

Si je récapitule mes projets qui sont restés tels et ceux qui se sont réalisés, j’ai tout lieu de
regretter que ces derniers n’aient pas eu le sort des premiers.

*

« Celui qui est enclin à la luxure est compatissant et miséricordieux ; ceux qui sont enclins à la
pureté ne le sont pas. » (Saint Jean Climaque.)
Pour dénoncer avec une telle netteté et une telle vigueur, non pas les mensonges, mais l’essence
même de la morale chrétienne, et de toute morale, il y fallait un saint, ni plus ni moins.

*

Nous acceptons sans frayeur l’idée d’un sommeil ininterrompu ; en revanche un éveil éternel
(l’immortalité, si elle était concevable, serait bien cela), nous plonge dans l’effroi.
L’inconscience est une patrie ; la conscience, un exil.

*

Toute impression profonde est voluptueuse ou funèbre, ou les deux à la fois.

*

Personne n’a été autant que moi persuadé de la futilité de tout, personne non plus n’aura pris au
tragique un si grand nombre de choses futiles.

*

Ishi, Indien américain, le dernier de son clan, après s’être caché pendant des années par peur des
Blancs, réduit aux abois, se rendit un jour de plein gré aux exterminateurs des siens. Il croyait qu’on
lui réserverait le même traitement. On le fêta. Il n’avait pas de postérité, il était vraiment le dernier.
L’humanité, une fois détruite ou simplement éteinte, on peut se figurer un survivant, l’unique, qui
errerait sur la terre, sans même avoir à qui se livrer...

*

Au plus intime de lui-même, l’homme aspire à rejoindre la condition qu’il avait avant la
conscience. L’histoire n’est que le détour qu’il emprunte pour y parvenir.

*

Une seule chose importe : apprendre à être perdant.

*

Tout phénomène est une version dégradée d’un autre phénomène plus vaste : le temps, une tare de
l’éternité ; l’histoire, une tare du temps ; la vie, tare encore, de la matière.
Qu’est-ce qui est alors normal, qu’est-ce qui est sain ? L’éternité ? Elle-même n’est qu’une infirmité
de Dieu.


Sans l’idée d’un univers raté, le spectacle de l’injustice sous tous les régimes conduirait même un
aboulique à la camisole de force.

*

Anéantir donne un sentiment de puissance et flatte quelque chose d’obscur, d’originel en nous. Ce
n’est pas en érigeant, c’est en pulvérisant que nous pouvons deviner les satisfactions secrètes d’un
dieu. D’où l’attrait de la destruction et les illusions qu’elle suscite chez les frénétiques de tout âge.

*

Chaque génération vit dans l’absolu : elle se comporte comme si elle était parvenue au sommet,
sinon à la fin, de l’histoire.

*

N’importe quel peuple, à un certain moment de sa carrière, se croit élu. C’est alors qu’il donne le
meilleur et le pire de lui-même.

*

Que la Trappe soit née en France plutôt qu’en Italie ou en Espagne, ce n’est pas là un hasard. Les
Espagnols et les Italiens parlent sans arrêt, c’est entendu, mais ils ne s’écoutent pas parler, alors que
le Français savoure son éloquence, n’oublie jamais qu’il parle, en est on ne peut plus conscient. Lui
seul pouvait considérer le silence comme une épreuve et une ascèse.

*

Ce qui me gâte la grande Révolution, c’est que tout s’y passe sur une scène, que les promoteurs en
sont des comédiens-nés, que la guillotine n’est qu’un décor. L’histoire de France, dans son ensemble,
paraît une histoire sur commande, une histoire jouée : tout y est parfait du point de vue théâtral.
C’est une représentation, une suite de gestes, d’événements qu’on regarde plutôt qu’on ne subit, un
spectacle de dix siècles. De là l’impression de frivolité que donne même la Terreur, vue de loin.

*

Les sociétés prospères sont de loin plus fragiles que les autres, puisqu’il ne leur reste à attendre
que leur propre ruine, le bien-être n’étant pas un idéal quand on le possède, et encore moins quand il
est là depuis des générations. Sans compter que la nature ne l’a pas inclus dans ses calculs et qu’elle
ne saurait le faire sans périr.

*

Si les nations devenaient apathiques en même temps, il n’y aurait plus de conflits, plus de guerres,
plus d’empires. Mais le malheur veut qu’il y ait des peuples jeunes, et des jeunes tout court —
obstacle majeur aux rêves des philanthropes : faire en sorte que tous les hommes parviennent au
même degré de lassitude ou d’avachissement...

*

On doit se ranger du côté des opprimés en toute circonstance, même quand ils ont tort, sans
pourtant perdre de vue qu’ils sont pétris de la même boue que leurs oppresseurs.

*

Le propre des régimes agonisants est de permettre un mélange confus de croyances et de
doctrines, et de donner en même temps l’illusion qu’on pourra retarder indéfiniment l’heure du
choix...
C’est de là — et uniquement de là — que dérive le charme des périodes prérévolutionnaires.

*

Seules les fausses valeurs ont cours, pour la raison que tout le monde peut les assimiler, les
contrefaire (le faux au second degré). Une idée qui réussit est nécessairement une pseudo-idée.

*

Les révolutions sont le sublime de la mauvaise littérature.

*

Ce qui est fâcheux dans les malheurs publics, c’est que n’importe qui s’estime assez compétent
pour en parler.

*

Le droit de supprimer tous ceux qui nous agacent devrait figurer en première place dans la
constitution de la Cité idéale.

*

La seule chose qu’on devrait apprendre aux jeunes est qu’il n’y a rien, mettons presque rien, à
attendre de la vie. On rêve d’un Tableau des Déceptions où figureraient tous les mécomptes réservés
à chacun, et qu’on afficherait dans les écoles.

*

Au dire de la princesse Palatine, Mme de Maintenon avait coutume de répéter pendant les années
où, le roi mort, elle ne jouait plus aucun rôle : « Depuis quelque temps, il règne un esprit de vertige
qui se répand partout. »
Cet « esprit de vertige », c’est ce que les perdants ont toujours constaté, à juste titre d’ailleurs, et
on pourrait reconsidérer toute l’histoire en partant de cette formule.

*

Le Progrès est l’injustice que chaque génération commet à l’égard de celle qui l’a précédée.

*

Les repus se haïssent eux-mêmes non pas secrètement mais publiquement, et souhaitent être
balayés d’une manière ou d’une autre. Ils préfèrent en tout cas que ce soit avec leur propre concours.
C’est là l’aspect le plus curieux, le plus original d’une situation révolutionnaire.

*

Un peuple ne fait qu’une seule révolution. Les Allemands n’ont jamais réédité l’exploit de la
Réforme, ou plutôt ils l’ont réédité sans l’égaler. La France est restée pour toujours tributaire de
quatre-vingt-neuf. Également vraie pour la Russie et pour tous les pays, cette tendance à se plagier
soi-même en matière de révolution, est tout ensemble rassurante et affligeante.

*

Les Romains de la décadence n’appréciaient que le repos grec (otium graecum), la chose qu’ils
avaient méprisée le plus au temps de leur vigueur.
L’analogie avec les nations civilisées d’aujourd’hui est si flagrante, qu’il serait indécent d’y
insister.

*

Alaric disait qu’un « démon » le poussait contre Rome.
Toute civilisation exténuée attend son barbare, et tout barbare attend son démon.

*

L’Occident : une pourriture qui sent bon, un cadavre parfumé.

*

Tous ces peuples étaient grands, parce qu’ils avaient de grands préjugés. Ils n’en ont plus. Sont-ils
encore des nations ? Tout au plus des foules désagrégées.

*

Les Blancs méritent de plus en plus le nom de pâles que leur donnaient les Indiens d’Amérique.

*

En Europe, le bonheur finit à Vienne. Au-delà, malédiction sur malédiction, depuis toujours.

*

Les Romains, les Turcs et les Anglais ont pu fonder des empires durables parce que, réfractaires à
toute doctrine, ils n’en ont imposé aucune aux nations assujetties. Jamais ils n’auraient réussi à
exercer une si longue hégémonie s’ils avaient été affligés de quelque vice messianique. Oppresseurs
inespérés, administrateurs et parasites, seigneurs sans convictions, ils avaient l’art de combiner
autorité et indifférence, rigueur et laisser-aller. C’est cet art, secret du vrai maître, qui manqua aux
Espagnols jadis, comme il devait manquer aux conquérants de notre temps.

*

Tant qu’une nation conserve la conscience de sa supériorité, elle est féroce, et respectée ; — dès
qu’elle la perd, elle s’humanise, et ne compte plus.

*

Lorsque je fulmine contre l’époque, il me suffit, pour me rasséréner, de songer à ce qui arrivera, à
la jalousie rétrospective de ceux qui nous suivront. Par certains côtés, nous appartenons à la vieille

humanité, à celle qui pouvait encore regretter le paradis. Mais ceux qui viendront après nous
n’auront même pas la ressource de ce regret, ils en ignoreront jusqu’à l’idée, jusqu’au mot !

*

Ma vision de l’avenir est si précise que, si j’avais des enfants, je les étranglerais sur l’heure.

*

Quand on pense aux salons berlinois, à l’époque romantique, au rôle qui jouèrent une Henriette
Hertz ou une Rachel Levin, à l’amitié qui liait cette dernière au prince héritier Louis-Ferdinand, et
lorsqu’on se dit ensuite que si elles avaient vécu en ce siècle elles auraient péri dans quelque
chambre à gaz, on ne peut s’empêcher de considérer la croyance au progrès comme la plus fausse et
la plus niaise des superstitions.

*

Hésiode est le premier à avoir élaboré une philosophie de l’histoire. C’est lui aussi qui a lancé
l’idée de déclin. Par là, quelle lumière n’a-t-il pas jetée sur le devenir historique ! Si, au cœur des
origines, en plein monde posthomérique, il estimait que l’humanité en était à l’âge de fer, qu’aurait-il
dit quelques siècles plus tard ? que dirait-il aujourd’hui ?
Sauf à des époques obnubilées par la frivolité ou l’utopie, l’homme a toujours pensé qu’il était
parvenu au seuil du pire. Sachant ce qu’il savait, par quel miracle a-t-il pu varier sans cesse ses
désirs et ses terreurs ?

*

Quand, au lendemain de la guerre de quatorze, on introduisit l’électricité dans mon village natal,
ce fut un murmure général, puis la désolation muette. Mais lorsqu’on l’installa dans les églises (il y
en avait trois), chacun fut persuadé que l’Antéchrist était venu et, avec lui, la fin des temps.
Ces paysans des Carpates avaient vu juste, avaient vu loin. Eux, qui sortaient de la préhistoire,
savaient déjà, à l’époque, ce que les civilisés ne savent que depuis peu.

*

C’est de mon préjugé contre tout ce qui finit bien que m’est venu le goût des lectures historiques.
Les idées sont impropres à l’agonie ; elles meurent, c’est entendu, mais sans savoir mourir, alors
qu’un événement n’existe qu’en vue de sa fin. Raison suffisante pour qu’on préfère la compagnie des
historiens à celle des philosophes.

*

Lors de sa célèbre ambassade à Rome, au deuxième siècle avant notre ère, Carnéade en profita
pour parler le premier jour en faveur de l’idée de justice, le lendemain contre. Dès ce moment, la
philosophie, jusqu’alors inexistante dans ce pays aux mœurs saines, commença à y exercer ses
ravages. Qu’est-ce donc que la philosophie ? Le ver dans le fruit...
Caton le Censeur, qui avait assisté aux performances dialectiques du Grec, en fut effrayé et
demanda au Sénat de donner satisfaction aux délégués d’Athènes le plus tôt possible, tant il jugeait
nuisible et même dangereuse leur présence. La jeunesse romaine ne devait pas fréquenter des esprits
aussi dissolvants.
Sur le plan moral, Carnéade et ses compagnons étaient aussi redoutables que les Carthaginois sur
le plan militaire. Les nations montantes craignent par-dessus tout l’absence de préjugés et d’interdits,
l’impudeur intellectuelle, qui fait l’attrait des civilisations finissantes.

*

Pour avoir réussi dans toutes ses entreprises, Héraclès est puni. De même, trop heureuse, Troie
devait périr.
En songeant à cette vision commune aux tragiques, on est malgré soi amené à penser que le
monde dit libre, comblé de toutes les chances, connaîtra inévitablement le sort d’Ilion, car la
jalousie des dieux survit à leur disparition.

*

« Les Français ne veulent plus travailler, ils veulent tous écrire », me disait ma concierge, qui ne
savait pas qu’elle faisait ce jour-là le procès des vieilles civilisations.

*

Une société est condamnée quand elle n’a plus la force d’être bornée. Comment, avec un esprit
ouvert, trop ouvert, se garantirait-elle des excès, des risques mortels de la liberté ?

*

Les querelles idéologiques n’atteignent au paroxysme que dans les pays où l’on s’est battu pour
des mots, où l’on s’est fait tuer pour eux..., dans les pays, en somme, qui ont connu des guerres de
religion.

*

Un peuple qui a épuisé sa mission est comme un auteur qui se répète, non, qui n’a plus rien à dire.
Car se répéter, c’est prouver que l’on croit encore à soi-même, et à ce qu’on a soutenu. Mais une
nation finie n’a même plus la force de rabâcher des devises de jadis, qui lui avaient assuré sa
prééminence et son éclat.

*

Le français est devenu une langue provinciale. Les indigènes s’en accommodent. Le métèque seul
en est inconsolable. Lui seul prend le deuil de la Nuance...

*

L’interprète des ambassadeurs envoyés par Xerxès pour demander aux Athéniens la terre et l’eau,
Thémistocle, par un décret approuvé de tous, le fit condamner à mort, « pour avoir osé employer la
langue grecque à exprimer les ordres d’un barbare ».
Un peuple ne commet un geste pareil qu’au sommet de sa carrière. Il est en pleine décadence, il
est hors circuit dès qu’il ne croit plus à sa langue, dès qu’il cesse de penser qu’elle est la forme
suprême d’expression, la langue même.

*

Un philosophe du siècle dernier a soutenu, dans sa candeur, que La Rochefoucauld avait raison
pour le passé, mais qu’il serait infirmé par l’avenir. L’idée de progrès déshonore l’intellect.

*

Plus l’homme avance, moins il est à même de résoudre ses problèmes, et quand, au comble de
l’aveuglement, il sera persuadé qu’il est sur le point d’aboutir, c’est alors que surviendra l’inouï.

*

Je me dérangerais, à la rigueur, pour l’Apocalypse, mais pour une révolution... Collaborer à une
fin ou à une genèse, à une calamité ultime ou initiale, oui, mais non à un changement vers un mieux
ou vers un pire quelconque.

*

N’a de convictions que celui qui n’a rien approfondi.

*

A la longue, la tolérance engendre plus de maux que l’intolérance. — Si ce fait est exact, il
constitue l’accusation la plus grave qu’on puisse porter contre l’homme.

*

Dès que les animaux n’ont plus besoin d’avoir peur les uns des autres, ils tombent dans l’hébétude
et prennent cet air accablé qu’on leur voit dans les jardins zoologiques. Les individus et les peuples
offriraient le même spectacle, si un jour ils arrivaient à vivre en harmonie, à ne plus trembler
ouvertement ou en cachette.

*

Avec le recul, plus rien n’est bon, ni mauvais. L’historien qui se mêle de juger le passé fait du
journalisme dans un autre siècle.

*

Dans deux cents ans (puisqu’il faut être précis !), les survivants des peuples trop chanceux seront
parqués dans des réserves, et on ira les voir, les contempler avec dégoût, commisération ou stupeur,
et aussi avec une admiration maligne.

*

Les singes vivant en groupe rejettent, paraît-il, ceux d’entre eux qui d’une façon ou d’une autre ont
frayé avec des humains. Un tel détail, combien on regrette qu’un Swift ne l’ait pas connu !

*

Faut-il exécrer son siècle ou tous les siècles ?
Se représente-t-on le Bouddha quittant le monde à cause de ses contemporains ?

*

Si l’humanité aime tant les sauveurs, forcenés qui croient sans vergogne en eux-mêmes, c’est
parce qu’elle se figure que c’est en elle qu’ils croient.

*

La force de ce chef d’État est d’être chimérique et cynique. Un rêveur sans scrupules.

*

Les pires forfaits sont commis par enthousiasme, état morbide, responsable de presque tous les
malheurs publics et privés.

*

L’avenir, allez-y voir, si cela vous chante. Je préfère m’en tenir à l’incroyable présent et à
l’incroyable passé. Je vous laisse à vous le soin d’affronter l’Incroyable même.

*

— Vous êtes contre tout ce qu’on a fait depuis la dernière guerre, me disait cette dame à la page.
— Vous vous trompez de date. Je suis contre tout ce qu’on a fait depuis Adam.

*

Hitler est sans aucun doute le personnage le plus sinistre de l’histoire. Et le plus pathétique. Il a
réussi à réaliser le contraire, exactement, de ce qu’il voulait, il a détruit point par point son idéal.
C’est pour cela qu’il est un monstre à part, c’est-à-dire deux fois monstre, car son pathétique même
est monstrueux.

*

Tous les grands événements ont été déclenchés par des fous, par des fous... médiocres. Il en sera
ainsi, soyons-en certains, de la « fin du monde » elle-même.

*

Le Zohar enseigne que tous ceux qui font le mal sur terre ne valaient guère mieux dans le ciel,
qu’ils étaient impatients d’en partir et que, se précipitant à l’entrée de l’abîme, ils ont « devancé le
temps où ils devaient descendre dans ce monde ».
On discerne aisément ce qu’a de profond cette vision de la préexistence des âmes et de quelle
utilité elle peut être lorsqu’il s’agit d’expliquer l’assurance et le triomphe des « méchants », leur
solidité et leur compétence. Ayant de longue main préparé leur coup, il n’est pas étonnant qu’ils se
partagent la terre : ils l’ont conquise avant d’y être..., de toute éternité en fait.

*

Ce qui distingue le véritable prophète des autres, c’est qu’il se trouve à l’origine de mouvements et
de doctrines qui s’excluent et se combattent.

*

Dans une métropole, comme dans un hameau, ce qu’on aime encore le mieux est d’assister à la
chute d’un des ses semblables.

*

L’appétit de destruction est si ancré en nous, que personne n’arrive à l’extirper. Il fait partie de la
constitution de chacun, le fond de l’être même étant certainement démoniaque.
Le sage est un destructeur apaisé, retraité. Les autres sont des destructeurs en exercice.

*

Le malheur est un état passif, subi, tandis que la malédiction suppose une élection à rebours,
partant une idée de mission, de force intérieure, qui n’est pas impliquée dans le malheur. Un
individu — ou un peuple — maudit a nécessairement une autre classe qu’un individu — ou un
peuple — malheureux.

*

L’histoire, à proprement parler, ne se répète pas, mais, comme les illusions dont l’homme est
capable sont limitées en nombre, elles reviennent toujours sous un autre déguisement, donnant ainsi
à une saloperie archidécrépite un air de nouveauté et un vernis tragique.

*

Je lis des pages sur Jovinien, saint Basile et quelques autres. Le conflit, aux premiers siècles,
entre l’orthodoxie et l’hérésie, ne paraît pas plus insensé que celui auquel nous ont accoutumés les
idéologies modernes. Les modalités de la controverse, les passions en jeu, les folies et les ridicules,
sont quasi identiques. Dans les deux cas, tout tourne autour de l’irréel et de l’invérifiable, qui
forment les assises mêmes des dogmes tant religieux que politiques. L’histoire ne serait tolérable
que si on échappait et aux uns et aux autres. Il est vrai qu’elle cesserait alors, pour le plus grand bien
de tous, de ceux qui la subissent, comme de ceux qui la font.

*

Ce qui rend la destruction suspecte, c’est sa facilité. Le premier venu peut y exceller. Mais si
détruire est aisé, se détruire l’est moins. Supériorité du déchu sur l’agitateur ou l’anarchiste.

*

Si j’avais vécu aux commencements du christianisme, j’en aurais, je le crains, subi la séduction. Je
hais ce sympathisant, ce fanatique hypothétique, je ne me pardonne pas ce ralliement d’il y a deux
mille ans...

*

Tiraillé entre la violence et le désabusement, je me fais l’effet d’un terroriste qui, sorti avec l’idée
de perpétrer quelque attentat, se serait arrêté en chemin pour consulter l’Ecclésiaste ou Epictète.

*

L’homme, à en croire Hegel, ne sera tout à fait libre « qu’en s’entourant d’un monde entièrement
crée par lui ».
Mais c’est précisément ce qu’il a fait, et il n’a jamais été aussi enchaîné, aussi esclave que
maintenant.

*

La vie ne deviendrait supportable qu’au sein d’une humanité qui n’aurait plus aucune illusion en
réserve, d’une humanité complètement détrompée et ravie de l’être.

*

Tout ce que j’ai pu sentir et penser se confond avec un exercice d’anti-utopie.

*

L’homme ne durera pas. Guetté par l’épuisement, il devra payer pour sa carrière trop originale.
Car il serait inconcevable et contre nature qu’il traînât longtemps et qu’il finît bien. Cette perspective
est déprimante, donc vraisemblable.

*

Le « despotisme éclairé » : seul régime qui puisse séduire un esprit revenu de tout, incapable
d’être complice des révolutions, puisqu’il ne l’est pas de l’histoire.

*

Rien de plus pénible que deux prophètes contemporains. L’un d’eux doit s’effacer et disparaître,
s’il ne veut s’exposer au ridicule. A moins qu’ils n’y tombent tous les deux, ce qui serait la solution
la plus équitable.

*

Je suis remué, bouleversé même, chaque fois que je tombe sur un innocent. D’où vient-il ? Que
cherche-t-il ? Son apparition n’annonce-t-elle pas quelque événement fâcheux ? C’est un trouble bien
particulier qu’on éprouve devant quelqu’un qu’on ne saurait en aucune manière appeler son
semblable.

*

Partout où les civilisés firent leur apparition pour la première fois, ils furent considérés par les
indigènes comme des êtres malfaisants, comme des revenants, des spectres. Jamais comme des
vivants !
Intuition inégalée, coup d’œil prophétique, s’il en fut.

*

Si chacun avait « compris », l’histoire aurait cessé depuis longtemps. Mais on est foncièrement,
on est biologiquement inapte à « comprendre ». Et si même tous comprenaient, sauf un, l’histoire se
perpétuerait à cause de lui, à cause de son aveuglement. A cause d’une seule illusion !

*

X soutient que nous sommes au bout d’un « cycle cosmique » et que tout va bientôt craquer. De
cela, il ne doute pas un instant.
En même temps, il est père de famille, et d’une famille nombreuse. Avec des certitudes comme
les siennes, par quelle aberration s’est-il appliqué à jeter dans un monde fichu enfant après enfant ?
Si on prévoit la Fin, si on est sûr qu’elle ne tardera pas, si on l’escompte même, autant l’attendre
seul. On ne procrée pas à Patmos.

*

Montaigne, un sage, n’a pas eu de postérité ; Rousseau, un hystérique, remue encore les nations.
Je n’aime que les penseurs qui n’ont inspiré aucun tribun.

*

En 1441, au concile de Florence, il est décrété que les païens, les juifs, les hérétiques et les
schismatiques n’auront aucune part à la « vie éternelle » et que tous, à moins de se tourner, avant de
mourir, vers la véritable religion, iront droit en enfer.
C’est du temps que l’Église professait de pareilles énormités qu’elle était vraiment l’Église. Une
institution n’est vivante et forte que si elle rejette tout ce qui n’est pas elle. Par malheur, il en est de
même d’une nation ou d’un régime.

*

Un esprit sérieux, honnête, ne comprend rien, ne peut rien comprendre, à l’histoire. Elle est en
échange merveilleusement apte à pourvoir en délices un érudit sardonique.

*

Extraordinaire douceur à la pensée qu’étant homme, on est né sous une mauvais étoile, et que tout
ce qu’on a entrepris et tout ce qu’on va entreprendre sera choyé par la malchance.

*

Plotin s’était pris d’amitié pour un sénateur romain qui avait renvoyé ses esclaves, renoncé à ses
biens, et qui mangeait et couchait avec ses amis, parce qu’il ne possédait plus rien. Ce sénateur, du
point de vue « officiel », était un égaré, son cas devait paraître inquiétant, et il l’était du reste : un
saint au Sénat... Sa présence, sa possibilité même, quel signe ! Les hordes n’étaient pas loin...

*

L’homme qui a complètement vaincu l’égoïsme, qui n’en garde plus aucune trace, ne peut durer
au-delà de vingt et un jours, est-il enseigné dans une école védantine moderne.
Aucun moraliste occidental, même le plus noir, n’aurait osé avancer sur la nature humaine une
précision aussi effrayante, aussi révélatrice.

*

On invoque de moins en moins le « progrès » et de plus en plus la « mutation », et tout ce qu’on
allègue pour en illustrer les avantages n’est que symptôme sur symptôme d’une catastrophe hors
pair.

*

On ne peut respirer — et gueuler — que dans un régime pourri. Mais on ne s’en avise qu’après
avoir contribué à sa destruction, et lorsqu’on n’a plus que la faculté de le regretter.

*

Ce qu’on appelle instinct créateur n’est qu’une déviation, qu’une perversion de notre nature : nous
n’avons pas été mis au monde pour innover, pour bouleverser mais pour jouir de notre semblant
d’être, pour le liquider doucement et disparaître ensuite sans bruit.

*

Les Aztèques avaient raison de croire qu’il fallait apaiser les dieux, leur offrir tous les jours du
sang humain pour empêcher l’univers de s’écrouler, de retomber dans le chaos.
Depuis longtemps nous ne croyons plus aux dieux et ne leur offrons plus de sacrifices. Le monde
est pourtant toujours là. Sans doute. Seulement nous n’avons plus la chance de savoir pourquoi il ne
se défait pas sur-le-champ.


Fin de De l’inconvénient d’être né à paraître la semaine prochaine...

P.-S.

Conformément au souhait de Cioran, nous ne donnons que son texte, sans introduction, notes ou commentaires.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter