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Comment le « monde vrai » devint enfin une fable 

Le Crépuscule des idoles (4)

mercredi 28 mars 2012, par Friedrich Nietzsche

Histoire d’une erreur.

1.


Le monde vrai, accessible au sage, au religieux, au vertueux, — il vit en lui, il est lui-même ce monde.
(La forme la plus ancienne de l’idée, relativement intelligente, simple, convaincante. Périphrase de la proposition : « Moi Platon, je suis la vérité. »)

2.


Le monde vrai, inaccessible pour le moment, mais promis au sage, au religieux, au vertueux (« pour le pécheur qui fait pénitence »).
(Progrès de l’idée : elle devient plus fine, plus insidieuse, plus insaisissable, — elle devient femme, elle devient chrétienne...)

3.


Le « monde vrai », inaccessible, indémontrable, que l’on ne peut pas promettre, mais, même s’il n’est qu’imaginé, une consolation, un impératif.
(L’ancien soleil au fond, mais obscurci par le brouillard et le doute ; l’idée devenue pâle, nordique, königsbergienne [1].)

4.


Le monde vrai — inaccessible ? En tous les cas pas encore atteint. Donc, en tant que tel, inconnu. C’est pourquoi il ne console ni ne sauve plus, il n’oblige plus à rien : comment une chose inconnue pourrait-elle nous obliger à quelque chose ?...
(Aube grise. Premier bâillement de la raison. Chant du coq du positivisme.)

5.


Le « monde vrai » — une idée qui ne sert plus de rien, qui n’oblige même plus à rien, — une idée devenue inutile et superflue, par conséquent, une idée réfutée : supprimons-la !
(Journée claire ; premier déjeuner ; retour du bon sens et de la gaieté ; Platon rougit de honte et tous les esprits libres [2] font un vacarme du diable.)

6.


Le « monde vrai », nous l’avons aboli : quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ?... Mais non ! avec le monde-vérité nous avons aussi aboli le monde des apparences !
Midi ; moment de l’ombre la plus courte ; fin de l’erreur la plus longue ; point culminant de l’humanité ; INCIPIT ZARATHOUSTRA [3].)

P.-S.

Traduit de l’allemand par Henri Albert, traduction révisée par Jean Lacoste, Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles ou Comment on philosophe au marteau, in Œuvres, tome II, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993, pp. 967-968.

Notes

[1Allusion à Kant qui ne quitta presque jamais sa ville de Königsberg, en Prusse-Orientale.

[2Nietzsche oppose volontiers les "libres penseurs" — ces "pâles athées, antéchrists, immoralistes, nihilistes, ces sceptiques" qui sont "l’honneur de notre temps" (La Généalogie de la morale, troisième dissertation, § 24) — et les "esprits libres" qui ont engagé le combat contre la croyance en la vérité elle-même et qui sont les seuls capables de transvaluer les valeurs : "Ne sous-estimons pas ceci : nous-mêmes, nous autres esprits libres, nous sommes déjà une ’transvaluation de toutes les valeurs’, une vivante déclaration de guerre et de victoire contre toutes les vieilles conceptions du ’vrai’ et du ’faux’" (L’Antéchrist, § 13).

[3"C’est le commencement de Zarathoustra" Cf. Ainsi parlait Zarathoustra, IV, "En plein midi".

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