La Revue des Ressources

Bougainvillées 

vendredi 3 juin 2011, par Đỗ Kh.

Il n’y a pas de Bougainvillées à Malmö.
A la place, il y avait la Pizzeria du Centre ville, gérée par une famille plus turque que napolitaine mais la nuance était aussi mince que la pâte et échappait à la clientèle septentrionale. Les soirs de semaine, c’était ce qu’il y avait de plus exotique sous ces latitudes, point de Bougainvillées ni d’Hibiscus, volens nolens.
Les Week-ends étaient réservés aux familles en mal de souvenir d’ensoleillement et aux couples autochtones qui meublaient leurs romances pendant le long hiver à grand renfort de chandelles et de sauce aïoli. Mais pendant la semaine, c’était notre quartier général. En semaine, il n’y avait sur place que nous autres, la fine fleur basanée de tout le sud provincial de la Suède.
Bruce, tu devrais venir avec moi le samedi à la discothèque, me dit Sashi. A côté de Lund, il y a les filles de l’Université.
Sashi était indien. Comme Kapoor. Et moi, c’était Bruce. Comme Lee.
« Country roads, take me home » [1] commenta alors Freddie. La guitare était dans sa boite et à ses pieds. C’était un commentaire a capella. Freddie était philippin. Comme Aguilar.
Elles te baisent sur place, dans les toilettes ! s’exclama Sashi en roulant des yeux, ce qui n’accentuait que très peu sa lointaine ressemblance avec le célèbre acteur du sous continent. Oui ! Sur place même ! Insista le camarade devant le flegme extrême oriental qui me tenait lieu de moue dubitative. Cela m’était arrivé… la semaine dernière !
« Country roads, take me home » répéta Freddie.
C’est sérieux, s’énerva Sashi. Deux filles ! Et je te le dis, sur place, dans les toilettes !
Sashi était petit, rondouillet à la limite, avec de grosses lunettes de presbyte qui accentuaient la taille de ses yeux, surtout la taille du blanc. Je veux dire, la première impression chez lui n’était pas le noir profond de l’iris, ce noir sub-continental qui accompagne et qui accentue les soupçons de bindi et d’henné, des saveurs de curry, d’encens et tutti quanti. Il avait les cheveux qui lui cachaient la moitié des oreilles, c’est-à-dire courts à l’époque, et portait des pulls écossais à col V, façon ou plutôt contrefaçon Burberry. Il était autant inséparable de sa règle à calculs scientifique que Freddie l’était de sa Fender acoustique. On l’imaginait mal besogner debout et par l’arrière de grandes blondes inconnues et sauvages – wild wild horses- dans un coin sombre de discothèque mais on était loin du Kerala aux senteurs humides et tout pouvait arriver en Suède dans les années 70. Pour preuve, Ossama bin Laden à l’époque avait la même chemise à fleurs que Antoine le chanteur.
Freddie n’était pas impressionné. Freddie portait une longue chevelure de jais qui ondulait au rythme de ses épaules maigres sur sa veste persienne en peau de mouton retournée. Freddie n’avait pas à s’en faire. Les Suédoises ne devaient pas lui durer plus que trois minutes, le temps d’une chanson, position debout aussi évidemment, mais qui est ici celui de l’ovation à l’artiste.
La seule chose qui nous réunissait à cette table, le Rocker Pinoy, l’ingénieur indien en électronique et moi, le disciple de Kung Fu qui voulait venger son maître, la seule chose qui nous réunissait les après midi sombres de la place, c’était ce grand continent asiatique. L’exception était Patrice.
Patrice ne parlait que très peu l’Anglais, et encore moins la langue de Selma Lagerlöf, tag mycket. Patrice était francophone et ne pouvait confier ses turpitudes qu’à moi, entre tous les habitués exogènes de la Pizzeria. Patrice était Africain, Zaïrois comme l’on disait, et détonait dans l’assemblée. Pas par sa couleur, après tout, et même avant tout devrais-je dire, il y avait ces trois vedettes black qui campaient à leur table dans le coin opposé. On leur donnait gentiment le salut mais pas plus, bonjour Jimmy dit Hendrix. L’Asie c’est l’Asie et l’Afrique, l’Afrique, car en outre de la géographie il y avait la concurrence à respecter. Seulement, Patrice ne pouvait pas communiquer avec ses camarades de continent et n’avait pour eux que dédain. Il désignait par dérision la table des Black « le sommet de l’OUA ». Les Africains étaient voyants. Ils étaient flamboyants pour rester dans la botanique. Ils étaient jeunes et Patrice avait la quarantaine peut-être. Patrice était modeste avec l’imperméable du lieutenant Columbo et sa vieille serviette, pas le pantalon à gaine spéciale pour le sexe d’Elridge Cleaver. Il s’imposait un exil strict et solitaire, entouré de vieux papiers et de notes manuscrites qui papillotaient constamment au dessus de son café. Patrice se tenait toujours seul à sa table, pour ne venir habituellement nous joindre sans mot dire qu’à mon apparition.
Les préoccupations de Patrice n’étaient pas les nôtres, et encore moins sexuelles. Malgré l’imperméable, il ne s’exposait pas aux jeunes filles à la sortie des écoles. Il faisait trop sombre pendant l’hiver et personne n’aurait pu distinguer une bite noire sous un imper gris à 16 heures en ces contrées. Patrice était réfugié politique en Suède, via Helsinki où on l’avait logé dans le même hôtel qu’avait fréquenté Andrei Kossygin et Lee Harvey Oswald, après un passage peu mémorable en Union Soviétique. Les turpitudes sur lesquelles il s’épanchait continuellement, papiers, dossiers et coupures de presse à l’appui, étaient celles de l’indépendance congolaise. Patrice, avec son air de moine préoccupé et vaguement absent, était évidemment ainsi surnommé d’après Lumumba.
C’était dans les toilettes ‘Femmes’ ou les toilettes ‘Hommes’ ? J’eus soudainement envie d’être méchant avec Sashi. C’est que le continent est grand et la solidarité asiatique a des limites.
Dans les toilettes… ‘Femmes’, hésita Sashi, troublé par la demande de précision. Elles m’avaient fait signe de les suivre.
Les toilettes ‘Femmes’ ! J’aurais été comblé ! Rien que par l’accès, la transgression de l’interdit « signifié ». Et elles t’ont baisé l’une après l’autre ou toutes les deux en même temps ?
Comment cela en même temps ? Je n’ai pas deux queues ! L’une après l’autre, affirma Sashi avec une confiance retrouvée.
Comme dans les courses à relais, vite passe moi le bâton, je veux dire, la bite… Et pourquoi voudrais-tu que l’on vienne avec toi ?
Eh ben, tu sais, il y a toute la discothèque… On pourrait se les faire… toutes ! Dans les toilettes même !
‘Femmes’, précisai-je, car dans les toilettes ‘Hommes’ je ne voudrai pas.
« Take me home, country roads », poussa Freddie sans hausser un seul sourcil.
Il était 17 heures et la nuit était tombée. Elle était tombée d’ailleurs depuis 14 heures mais c’était le début de la soirée qui commençait. La rue s’animait dehors. Deux jeunes filles étincelantes comme une aurore bien sûr boréale et toutes fraiches de neige fondue firent leur apparition à l’intérieur de la Pizzeria. Freddie leur adressa un sourire à demi accueillant mais elles allèrent s’installer à mi distance entre nous et « le sommet de l’OUA ». Des indigènes qui venaient faire leur marché sans doute mais qui n’avaient pas encore décidé du choix des épices.
Peut être que celles-là… dis-je à l’adresse de Sashi, et les toilettes ici ne sont pas séparées. Je pourrai te garder la porte.
Ici c’est plus compliqué, avoua Sashi. Il n’y a pas de musique et il n’y a pas d’Aquavit. Et il y a la concurrence des Blacks. Huey Newton… Uncle Tom Jones et Jimmy Hendrix.
Rien que la taille des fleurs, cela attire les abeilles avant même les senteurs. Nous ne sommes que bougainvillées et ils sont hibiscus. Pour la… taille, on a avec nous Patrice. Mais la taille ne compte pas !
C’était Patrice sur lequel l’on ne pouvait point compter. Il avait beau avoir le même éclat des dents que Jimmy dit Hendrix, Patrice avait le sourire moins engageant. D’ailleurs n’allez pas m’accuser de racisme, ou pour le moins d’idées toutes faites. Patrice était avare de sourire mais pas d’esprit. C’était Patrice qui avait trouvé à Uncle Tom Jones son sobriquet. Il n’était surtout pas avare d’amertume. Patrice était dans la rue faute à Kasa-Buvu. Il était par terre faute à Moise Tschombé . Patrice était sécrétaire d’état selon lui dans le gouvernement de Stanleyville d’Albert Gizenga et depuis… Et depuis, Joseph Désiré s’était fait installer à Léopoldville par la Central Intelligence Agency. Mais l’Orientale luxuriante, le Sud Kasai poussiéreux et le Katanga brumeux, les gendarmes Belges, les mercenaires ex-nazis et les espions soviétiques, pas plus qu’autre chose, cela ne pouvait qu’embrouiller les nanas de Suède.
Il était 17 heures et Karin n’allait pas tarder.
Elle ne me ferait pas signe de la suivre et je ne la surprendrais pas dans les toilettes non plus. Je ne lui écarterais pas les fesses pour la pénétrer délicatement et la besogner avec science en lui maintenent la tête au dessus de la cuvette. Elle ne voudrait pas, j’en étais persuadé, même s’il s’agissait de la position de la Grue-s’emparant-de-sa-proie chère aux disciples du temple de Shao Lin. Je ne suis pas le dix-huitième moine à la queue d’acier.
On dinerait de Smörgåsbord au thon et à la tomate avec des petites pommes de terre cuites. Puis on regarderait Olof Palme à la télé. Cette télé qui fut la première au monde à montrer une femme nue pour annoncer la météo. Que voulez-vous, nous n’étions pas en Arabie Saoudite. La famille bin Laden venait précisément pour cette raison là passer ses vacances dans le pays.
Je dois partir. Je me levai. Je dois encore faire des courses, Karin sera bientôt à la maison. Les filles n’ont qu’à vous butiner, vous les fragiles plantes exotiques. Je vous les laisse à regret.
« Country roads, take me home », dit Freddie.

Notes

[1« Take me home, country roads », chanson écrite par John Denver, Taffy Nivert et Bill Danoff et chantée par John Denver en 1971.

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