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Sur les académies 

lundi 14 avril 2008, par Octave Mirbeau (1848 - 1917)

J’ai eu, un de ces soirs derniers, une bonne fortune rare, assez rare pour que je sois tenté d’en fixer le souvenir... J’ai rencontré un homme d’esprit libre et juste, qui se garde, dans ses jugements sur les choses et sur les gens, de toutes exagérations, dans un sens ou dans l’autre, et qui n’a réellement qu’une passion dans la vie : le bien public... Il se nomme W. G.... et, bien qu’il ait plus de cinquante ans, ce qui veut dire qu’il a dû en rencontrer, dans la vie, des saletés de toute sorte, il reste ferme dans son amour et conserve intactes ses illusions d’une régénération, non seulement sociale, mais humaine ... Je me suis contenté d’inscrire ses initiales, ne voulant pas livrer le nom complet de ce phénomène à la malignité des hommes d’esprit... d’esprit tout court... car, en général, il n’y a pas de pires ignorants, de pires imbéciles, de pires réactionnaires, par conséquent de plus dangereuses bêtes que ce qu’on appelle les hommes d’esprit...

Nous nous étions longuement entretenus des prix Nobel.

- Il en est ainsi de tous les prix académiques, disais-je... Ils ne sont jamais donnés au mérite, mais toujours à l’intrigue... et à la servilité... Pour obtenir un prix, il faut d’abord être candidat, c’est-à-dire être bien décidé, à l’avance, à faire toutes les besognes répugnantes et basses que suppose et que nécessite cette condition même de candidat... Quelqu’un qui désire un prix de littérature ou de poésie... par exemple... je parle des choses que je connais le mieux... doit d’abord offrir à l’Académie un nombre déterminé d’exemplaires de ses livres, ornés, à la feuille de garde, des dédicaces les « plus agenouillées ». Cette formalité humiliante remplie, il lance sur l’Académie en bloc, et sur chaque académicien en détail, la meute de ses protecteurs... Car il ne s’agit pas que l’Académie s’en aille découvrir quelque part le mérite ignoré et caché, le mérite fier, le mérite libre... Nullement... Elle ne doit connaître de la littérature et de la poésie de son temps, que ce qu’en contient la loge du concierge de l’Institut, où sont déposés les volumes des concurrents. Ainsi, voilà un écrivain, comme M. Charles-Louis-Philippe... La Mère et l’enfant, La Bonne Madeleine, Bubu de Montparnasse, ce sont vraiment des livres d’une émotion nouvelle... Voilà qui apporte quelque chose de neuf à la littérature d’aujourd’hui... Eh bien ! M. Charles-Louis-Philippe n’aura jamais de prix, parce qu’il a vraiment autre chose à faire que de porter ses livres chez le concierge de l’Institut, et de les mettre dans le tas des ouvrages dédicacés à l’académicien X... qui sont les seuls où l’on doive choisir l’ouvrage couronné, c’est-à-dire celui qui a le plus de recommandations... Car, encore une fois, ce n’est pas le mérite littéraire qu’on récompense... C’est le coiffeur, le pédicure... le médecin... l’amie... de tel ou tel académicien, c’est le dîner en ville... la belle relation... tout, sauf le livre ou le poème qui ne sont là, en réalité, que des prétextes à combinaisons... généralement inavouables...

- À la bonne heure !... dit M. W. G..., voilà qui est explicite... L’autre jour, dans un de vos articles, vous disiez des Académies qu’elles étaient stériles, sans entourer cette opinion de faits ou de considérations qui la pussent justifier... Cela semblait plutôt une invective, et c’est toujours fâcheux... Maintenant, je trouve que ce qualificatif de stérile n’est pas suffisant... Cela me serait tout à fait indifférent que les Académies fussent stériles... Le malheur est qu’elles sont désastreuses pour le bien public... Et je vais vous le prouver... Avant les fondations académiques, il y avait toujours des hommes capables d’abnégation et de sacrifice, des hommes dévoués au bien public... C’est ainsi - excusez cette comparaison militaire - que les soldats d’un détachement marchent, sans hésiter, à une mort certaine, lorsque chacun est convaincu que, de sa mort, dépend le salut de toute une armée... C’est ainsi - malheureusement, du reste - que toutes les religions ont eu leurs disciplines, leurs apôtres et leurs martyrs... C’est ainsi que les œuvres d’Homère, de Moïse, des admirables poètes arabes - les plus grands poètes du monde -, de Mahomet... d’autres encore et encore d’autres, ont pu traverser des siècles et des siècles, parvenir jusqu’à nous, malgré l’absence d’imprimeries, la rareté et l’insuffisance des moyens de transcription, les difficultés de toutes sortes, et les persécutions actives, et sans que personne y attachât le moindre esprit de lucre, ou la vanité d’une récompense honorifique... Il suffisait à l’homme d’être convaincu que l’idée exposée par un penseur sur la place publique ou dans une réunion d’amis, que la beauté exprimée par un conteur de plein air, pussent être belles et utiles aux générations futures, pour que la pensée, le poème ou le conte fussent pieusement recueillis, et transmis de bouche en bouche, de pays en pays, de siècle en siècle, jusqu’au moment d’être fixés par des signes durables, éternels... Tenez, l’histoire Kepler, c’est à faire frémir... Kepler, ayant découvert la loi des mouvements planétaires, Kepler malade, sans ressources, mourant littéralement de découragement et de faim, trouva un éditeur, lequel, peu riche aussi, savait qu’il entreprenait une affaire commercialement désastreuse, mais ne voulait pas qu’une grande et utile découverte allât se perdre, comme tant d’autres, dans l’immense oubli des choses mortes... Eh bien ! l’existence des Académies a supprimé, purement et simplement cette force, supérieure à toutes les Académies, de la collaboration individuelle au bien général de l’humanité... Chacun pense que son dévouement, sous ce rapport, est devenu inutile, puisqu’on possède maintenant une institution spéciale, l’Institut, officiellement chargé de cette grande, sublime et difficile mission... D’ailleurs, à quoi servirait-elle, cette force ?... À rien... Voyez donc ce que deviennent les luttes des individus contre les Académies !...

M. G. W. respira, un moment, et il continua :

- Supposez que Kepler... revienne... et qu’il implore votre protection ou la mienne... Moi, je lui dirais, à Kepler : « Si vous avez découvert, mon brave homme, quelques lois naturelles inédites, intéressant l’humanité... je n’ai qu’à vous féliciter et à vous plaindre... Quant à vous juger ou à vous aider, puisque vous êtes pauvre, je me déclare incompétent... Il y a de l’autre côté de l’eau un Institut dont c’est le métier de faire ce que vous demandez... Adressez-vous à lui... Moi, je paie des impôts pour son entretien, et aussi pour qu’il découvre, aide, récompense et conserve le génie sous toutes ses formes... et pour qu’il suive l’effort de toute une nation vers le mieux... C’est tout ce que je puis faire... Hormis cela, je ne puis rien et personne ne m’écoute... C’est l’Institut qui vous découvrira, mon brave Kepler, vous aidera, vous récompensera, vous conservera, à moins, ce qui est le plus probable, qu’il ne vous mette à la porte de chez lui... Allez le voir... C’est, passés les ponts... à droite... une façade triste et maussade comme un visage de dyspeptique... Et il y a un dôme... un dôme qui le coiffe comme un bonnet de nuit !... Ou, plutôt, comme on ne peut pas le voir, ce vieil Institut, car il est toujours malade, et toujours il prend des lavements et des purgations, allez voir le concierge... et remettez-lui votre découverte... votre génie... votre bonne volonté... C’est un philosophe et il en a vu bien d’autres... Et si vous avez des amis influents et bien pensants... de belles dames, infiniment snobs et qui s’intéressent à vous... et, surtout, si votre découverte, votre génie, votre bonne volonté, ne sont pas trop difficiles à comprendre, trop révolutionnaires... qu’ils ne menacent en rien la nullité des uns et la paresse des autres... vous pouvez espérer un prix de cinq cents francs, dans cinq ou dix ans... c’est-à-dire, quand vous serez mort de faim, de désespoir ou de colère !... Et pourquoi se dérangeraient-ils pour vous, ces excellentes gens, dont les poitrines sont comblées d’honneurs et de croix ?... ». Voilà ce que je dirais à Kepler !...

M. W. G. ajoute, après un silence :

- C’est pourquoi les communications purement scientifiques adressées aux sections académiques sont qualifiées, par anticipation, de folies, et mises au panier, sans lecture... C’est pourquoi les œuvres les plus remarquables, les découvertes capables d’exercer une influence bienfaisante sur l’avenir de l’humanité, émanant de chercheurs sans fortune, ou vivant hors les sphères académiques, sont condamnées d’avance à disparaître, en même temps que leurs auteurs... Non seulement les Académies ne découvrent rien, n’encouragent rien que la médiocrité servile, mais elles ont déshabitué les hommes de bonne volonté de faire, pour elles, ces besognes indispensables... et qu’ils faisaient, autrefois, avant qu’un ministre autoritaire et atteint de gendelettrie chronique, n’eût eu la malencontreuse et criminelle idée de substituer, à l’initiative toujours géniale et toujours désintéressée de l’individu, cette institution, par quoi s’appauvrissent et meurent, peu à peu, l’activité intellectuelle d’un pays et le génie d’une race.

- Oui... mais le remède ?... fis-je...

- Supprimez les Académies... toutes les Académies ! dit cet homme doux et juste.

Et il ajouta, avec un malicieux sourire :

- Même l’Académie de Goncourt , monsieur !

P.-S.

Le Journal, 12 janvier 1902

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