La Revue des Ressources

Le texte fou 

jeudi 4 octobre 2007, par Elisabeth Poulet

Quel est le sentiment d’un lecteur qui, peu habitué aux productions des fous littéraires, découvre cet extrait de L’Ile du Diable, de Jacques Lambrecht ?

"Mécanisé ! Agonisé ! Ver-moulu ! Pus !
Eczème, Exanthème, Ecthyme, Jarretière, Houppes, Malandres, Mamelons, Fagoue, toute fagasse scotomie, chevauchante Corne Ammon.
[...]
Bocane bocard, Thèbaïsai très illustre Seigneure, Hospodar, Magant, Courtrai, que, pour Projet réaliserait, tubagerais, Caisse Pauvres, vingt-cinq mile sterlets.
OElem.
Pas de réponse.
Pardon ! caporal municipe furibonda nos Thierry, ne plus incunabler couicougnades, Cayennade, sinon..." [1]

Incrédulité, agacement, amusement, colère, rejet ? Et pourtant, les mots vont-ils de soi ? Faut-il qu’il y ait coïncidence entre le sujet et le discours ? L’auteur de ce texte se soucie peu de cela, tout préoccupé qu’il est par le mot, lequel exerce chez lui une fascination extrême. Le mot en tant qu’entité phonétique, sémantique et graphique autonome, dotée à elle seule du pouvoir de faire advenir le texte. Cette harangue s’articule sur un fonctionnement paronomastique, appels et attirances mutuels des signifiants, uniquement motivés par leurs affinités phoniques, engendrements de signifiants qui créent immanquablement un effet comique. Quel que soit le sentiment de notre lecteur, il ne manquera pas de taxer cet extrait de folie, littéraire ou non, refermera peut-être le livre ou poursuivra sa lecture s’il est curieux et désireux de lire ce « texte fou ».
Alors qu’est-ce qu’un « texte fou » ? Quels éléments nous autorisent à juger fou un texte littéraire ? Comment le texte se présente-t-il à notre lecture, à quels critères nous référons-nous pour le décoder, qu’impliquons-nous de nous-mêmes dans notre jugement ? Quelle est la part de cécité volontaire dans notre rejet ? Nous allons être amenés à dissocier des séquences qui sont, à l’ordinaire, fondues les unes dans les autres. Cette fusion est pourtant une simple façade, qui tire sa force de conviction d’une impérieuse exigence idéologique et psychologique : la loi de cette soi-disant instance saine en nous, qui nous fait énoncer : « le fou, c’est l’autre, et je ne suis pour rien dans sa folie. » Le « moi » ne peut donc supposer la folie qu’en dehors de lui : c’est le fondement de sa croyance, c’est la base de son narcissisme. Il a refoulé le chaos hors de sa pensée. Le rejet de la folie fait partie du « moi », il lui est une nécessité interne : le « moi » a constitué la folie en un objet extérieur à lui-même, quelque chose - pictogramme plus que représentation [2] - qu’il a expulsé et dont il ne veut plus entendre parler.
Ces impérieuses exigences intérieures ne relèvent pas seulement de l’ordre interne, pulsionnel, du « moi », elles s’inscrivent aussi dans des règles sociales. Le « moi » applique une stratégie d’objectivation. Cette dernière l’autorise à s’installer devant son pas de porte, tranquille et tout-puissant, à l’ombre de ses chères normes. Exigences internes et impératifs sociaux produisent donc ce jeu d’opacité et de transparence, qui donne au « moi » la possibilité de cacher ses mouvements, ses ambivalences, de projeter la lumière sur le dysfonctionnement de l’autre - dysfonctionnement qui accuse d’ailleurs, dans ce contraste d’ombre et de lumière, un relief nettement accru. Se trouve ainsi cachée la part que nous prenons dans chacun de nos jugements, chacun de nos rejets. Cette part, le « moi » peut réussir à l’analyser s’il accepte de renoncer, tout du moins provisoirement, à la stratégie de l’objectivation, autrement dit s’il tolère l’inconfort du décentrement. Il lui faut alors se rappeler que « je » est aussi un autre, que le « moi », loin d’être le maître dans sa maison, peut s’écarter des normes et subir l’objectivation d’autres « moi » ». Il ne s’agit pas pour le « moi » « de battre sa coulpe, de voir la folie uniquement dans le regard de celui qui la perçoit : un tel renversement serait aussi inutile que dangereux, car il masquerait la complexité du rapport intersubjectif qu’est précisément la folie. » [3] Le fou s’est engagé dans l’obscurité et il est indéniable que nous le rejetons parce qu’il a cessé de négocier sa singularité avec nous. Antonin Artaud ne dit-il pas qu’à un certain moment, il lui a fallu « choisir entre renoncer à être homme ou devenir un aliéné évident » [4] ? Il va jusqu’à parler d’ « aliéné authentique » :

« Et qu’est-ce qu’un aliéné authentique ? C’est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. [...]. Car un aliéné est aussi un homme que la société n’a pas voulu entendre et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables vérités. » [5]

Débordant les formes tranquilles de l’identité personnelle, il s’agit pour Artaud comme pour les autres écrivains de la folie, d’affirmer sans relâche qu’on est à la fois soi-même et un autre, voire plusieurs autres, et que l’écrit sera forcément fou ou ne sera pas. Mais quand savons-nous que nous avons affaire à un texte fou ?
Nous sommes tentés de parler de folie à propos d’un texte lorsque sa forme nous paraît étrangement hermétique, inintelligible (La Harangue nuptiale, de Jacques Lambrecht, par exemple) ou lorsque son sens heurte nos critères du « raisonnable », c’est-à-dire notre jugement de réalité ( La Grande Nouvelle ou comment l’homme descend de la grenouillle, de Jean-Pierre Brisset). Nous désignons donc par ce terme un texte curieusement hétérogène à notre pensée, qui ne rencontre aucun écho en nous, qu’il soit positif ou négatif, qui semble donc ne susciter de notre part aucun mouvement d’identification : nous ne parvenons pas à identifier le texte dans un registre connu de nous, et nous sommes totalement incapables de nous identifier à ce que le texte propose.
Mais cet aspect ne suffit pas à qualifier le texte fou, car un tel texte ne nous laisse ni froids ni indifférents : il provoque au contraire en nous un mouvement complexe et profond, dont nous percevons seulement les affects qui en sont le point d’aboutissement, l’expression ultime : désagrément, aversion, ou bien compassion teintée d’angoisse, ou encore rire nerveux où la gaieté est absente. L’existence de ces affects montre bien qu’une rencontre entre le texte et nous a été non seulement possible, mais qu’elle a réellement eu lieu. Cependant, cette rencontre a été une mauvaise rencontre qui nous a contraints à ériger de nombreux garde-fous. Ce mouvement interne finalement assez délicat, nous ne le percevons pas clairement en nous, car nous le camouflons par une certitude : nous sommes convaincus que cette mauvaise rencontre entre le texte et nous tient à une particularité dudit texte, particularité que nous imputons à un dysfonctionnement mental de l’auteur. Nous sommes confrontés à une réalité qui saute aux yeux : la réalité de l’autre fou, l’expérience de l’autre fou.
Entre le texte fou et nous s’est instaurée, au bout de quelques mots, de quelques phrases, une réelle opposition. Nous lisons un texte singulier dont nous ressentons parfaitement l’insoutenable pesanteur ou l’inquiétante nébulosité. L’écrit nous semble alors résister à toute possibilité de partage : par sa forme ou sa signification, il nous paraît étrange, étranger, inintelligible, autre. Nous butons sur des mots que nous ne connaissons pas, une syntaxe, une ponctuation que nous ne comprenons pas, ou bien une logique, une pensée étrangère à la nôtre, inconcevable. Parfois, la forme nous paraît somme toute assez banale, usuelle même, mais le message signifié éveille en nous un soupçon (prenons l’exemple de Berbiguier avec ses Farfadets) ; parfois ce sont d’emblée la texture des mots, le rythme des phrases, la musique discordante de l’énoncé, qui nous heurtent de plein fouet. Les psychiatres font de cette distinction un critère diagnostic : un discours organisé, cohérent, intelligible, touchant exclusivement la sphère du raisonnement, serait du côté de la paranoïa ; un discours incohérent où prédominent suites de mots et néologismes serait plutôt sur le versant schizophrénique. Cette distinction ne nous sera malheureusement pas d’une grande utilité ici. Le lecteur exigeant et angoissé, s’il veut analyser la part qu’il prend dans ses jugements, se doit d’éviter les a priori normatifs. Pas question pour nous de confondre forme anormale et folie, ce qui reviendrait à nous saisir d’un symptôme pour en inférer la structure du sujet qui le présente. Nécessité nous est faite, au contraire, de nous souvenir que certains mécanismes pathologiques existent dans la plupart des activités psychiques dites « normales » !
Donc, si notre soupçon de folie peut naître à la faveur d’une tournure étrange, notre « diagnostic » proprement dit de folie devra se fonder, pour être légitime, sur une assertion argumentée qui concerne la signification du texte plutôt que ses codes de référence, sa forme ou son style. Le soupçon naît d’une hétérogénéité formelle qui peut s’attacher aux mots, à la phrase, à la structure et à l’agencement de l’énoncé.
Les mots, ce sont d’abord les distorsions orthographiques et les néologismes qui peuvent en rendre la texture surprenante. Le lecteur bute sur des mots qu’obscurcissent une orthographe et un découpage particuliers : le texte, de ce fait, est entouré à la première lecture d’un halo d’opacité comme peuvent l’être les textes écrits dans une langue étrangère phonologiquement proche de la nôtre. Nous devons donc fournir un effort pour passer du signifiant au signifié ; nous devons souvent reconstruire le code de référence de l’auteur et substituer les signifiants communs aux mots de l’auteur (si l’on ne connaît pas le Notre père, il est impossible de comprendre L’Oraison dominicale de Paulin Gagne). Sans cette « traduction », le texte présente une moindre intelligibilité, car il se construit en dehors des règles orthographiques de la langue française (qui permettent une identification instantanée des termes) sans pour autant entrer dans le cadre d’une autre langue connue et répertoriée. De ce fait, le lecteur décontenancé, confronté à quelque chose qui ne va pas de soi, cherche inévitablement la cause de l’anomalie : l’auteur parle-t-il un dialecte particulier, est-il malade, est-il fou ?
Enfin, le mot peut être l’objet d’un autre type de distorsion : le néologisme. Est-ce à dire que tous les « fous littéraires » qui prétendent avoir découvert la langue universelle proposent en fait de langue une sériede néologismes dont le lecteur peine à trouver le sens ? Chaque auteur tente de trouver « sa » langue, qu’il soit fou ou non, mais l’erreur est sans doute de la dire « universelle ». Mais le néologisme peut être reconnu, identifié, il peut sonner familièrement à l’oreille s’il garde des racines dans la sémantique commune. L’auteur peut alors créer des signifiants qui peuvent prendre valeur de jeux de mots.
Ces différentes transformations, distorsions, ces jeux avec les mots éveillent donc notre attention, car ils rompent la régularité, l’évidence des codes. Mais, dans la mesure où ils sont monnaie courante dans la vie quotidienne ou la création littéraire, nous ne leur appliquons pas le concept de folie. La langue est certes pour chacun de nous une institution qui nous précède, à laquelle nous sommes plus ou moins assujettis, mais elle est aussi « notre œuvre », car « nous nous sommes fait notre langue à force d’application intelligente. » [6] La revendication d’une orthographe simplifiée, la construction d’onomatopées, la création de néologismes sont autant de libertés que des écrivains s’autorisent avec la langue.
Notre attention devient plus soupçonneuse lorsque de la création surgit l’inintelligible. En effet, les différents jeux avec la langue sont tolérés par la communauté des lecteurs, et tolérables par notre pensée, dès lors qu’ils se maintiennent à l’intérieur de la structure du langage : dans le cadre des possibilités préconçues et des représentations préfabriquées de l’opinion commune. A cette seule condition, ils peuvent se glisser dans les joints et les marges, ils peuvent s’épanouir dans ces « petites surfaces éparses et sporadiques » [7] où subsiste quelque liberté dans le langage. La phrase peut aussi être l’objet de mutations syntaxiques. La ponctuation, scansion des énoncés, est également souvent modulée. Mais le sentiment d’étrangeté et d’inintelligibilité ne s’origine pas dans la mutation morphologique des phrases : une telle mutation peut constituer, si elle respecte certaines conditions, un véritable exercice de style, une invention poétique, en constituant ce que Roland Barthes appelle l’ « inouï » [8] et provoquant alors le plaisir du lecteur.
En fait, un texte devient formellement inintelligible s’il accumule les mutations orthographiques et syntaxiques et, ne choisissant plus son ordre parmi toutes les possibilités qu’offrent nos référents symboliques, s’il fait sauter plusieurs verrous en même temps, tout comme cet extrait d’un texte d’Antonin Artaud :

« Car ce qu’on appelle le saint-esprit ne fut jamais que mon épouvantable sueur, une pulation de matière cérébrale à moi sacramentellement extirpée et qui par les rites magnétiques et magiques de l’élévation et de la consécration, de l’abomination, de la succion, de la suffocation et de la transsubstantiation est appelée hors de ma tête afin d’aller nourrir les âmes, c’est-à-dire les corps réprouvés de tous les rats, de toutes les belettes, de tous les bœufs, de toutes les bêtes, de tous les péteux et de tous les pieux qui avec mon corps jeté hors du calvaire [...] ont fomenté la religion de dieu. » [9]

Mais par quoi est donc motivé l’énumération « de toutes les belettes, de tous les bœufs, de toutes les bêtes, de tous les péteux et de tous les pieux », ne manquera pas de se demander un lecteur surpris et non averti ? La seule réponse possible est que cette énumération est un engendrement paronomastique. En effet, on remarque que le texte actualise, selon un procédé anagrammatique, le fait que les signifiants « bœufs » et « bêtes » sont comme contenus phonétiquement en puissance dans le signifiant « belettes ». « Péteux » reprend trois sons eux-mêmes contenus dans « belettes » et opère le glissement métonymique de [b] consonne occlusive bi-labiale sonore à [p] consonne occlusive bi-labiale sourde. « Pieux » reprend deux sons de « péteux » et inaugure un nouveau son [j] qui sera repris dans « dieu » avec le glissement à une nouvelle consonne occlusive bi-labiale sonore. De même, on retrouve dans les signifiants « suffocation » et « transsubstantiation » les syllabes qui constituent le signifiant « succion ». De plus, « magnétiques » apparaît comme une expansion de « magiques », qu’il contient (MAGnétIQUES). De ces suites paronomastiques aux glossolalies [10], il n’y a qu’un pas.
Il est vrai qu’un auteur peut faire, délibérément, le choix d’être obscur, d’aucuns diront hermétique. « Je ne suis pas toujours forcé de tout dire en langage clair » [11], affirmait aussi Antonin Artaud, pour qui « Tout vrai langage / est incompréhensible, / comme la claque / du claque-dents ; ou le claque (bordel) / du fémur à dents (en sang) » [12]. Pour Artaud, l’obscurité, privilège de la terre, est liée à ce qui se crée. De plus, elle est en adéquation avec la solitude nécessaire au travail. L’obscurité de la terre s’oppose à la luminosité du ciel : obscurité, densité du corps ; luminosité, volatilité de l’esprit : « Je ne suis pas Lucifer, ne voulant pas de l’esprit lumière mais du cu ténèbres de con - à la place de la tête. » [13] C’est les yeux fermés qu’on voit le mieux, comme si ce qui était porté à la lumière du jour devenait soudainement abstrus : « J’ai un ventre et des intestins, ces intestins ne sont pas pour moi un mystère. Mais qu’on m’ouvre le ventre et qu’on m’opère, le noir de mes intestins deviendra un mystère, la pellicule d’un corps vrai. » [14]
Mais tout récit est pris d’emblée dans un système d’échange dont il est ici important de préciser les termes : un récit est un don, à vrai dire jamais spontané ou fortuit, car il y a toujours dans la position du destinataire quelque chose qui le prédestinait à en être le récepteur. Quand bien même le destinataire n’aurait rien demandé en premier, « son statut symbolique et imaginaire suffit à fixer d’avance une partie de la valeur d’échange de tout récit potentiel qui lui serait adressé et l’engage en même temps dans un contrat discursif à l’égard duquel il aura à se déterminer. » [15] Contre quoi s’échange un récit ? Qu’est-ce qu’un récit demande ? Un récit s’échange, avant tout, contre un affect suscité chez le destinataire et lui-même communicable au narrateur. Le deuxième terme fondamental qui règle un échange discursif est la valeur de vérité qu’un récit est capable de véhiculer. Attente d’une reconnaissance de vérité et attente d’un plaisir d’écoute sont liées l’une à l’autre au sein d’un récit, et dépendent d’une part du genre discursif en question, d’autre part du rapport du locuteur à la langue et à l’Autre. Le discours scientifique, le discours de fiction, le roman psychologique, le conte de fée constituent autant de genres différents, comportant des contraintes logiques et narratives plus ou moins rigoureuses, une définition variable de la vérité et une place spécifique réservée au sujet. La vérité aura à faire selon les cas à une ou plusieurs de ses composantes : adéquation du discours à une réaction extérieure ou psychique, adéquation de la séquence narrative, de la causalité événementielle et de la motivation présumée des comportements décrits à ce qu’est en droit d’en penser l’opinion commune ou à ce que recouvre le savoir d’un groupe socio-culturel historiquement daté, adéquation enfin aux lois du genre discursif employé. La fiction décharge le récit de l’obligation de comporter une référence vérifiable empiriquement par un tiers-témoin : grâce à quoi le concept de vérité peut se détacher du souci d’adéquation à la chose signifiée pour se restreindre essentiellement au champ de la logique narrative. Il est un domaine qui échappe par définition à la vérification et qui est celui de la nomination des affects ou de la description des pensées personnelles. Force est dans ce cas de croire le locuteur sur parole et de faire dépendre du contenu informatif du reste du discours ou des données extralinguistiques recueillies par ailleurs la validité ou non de ce postulat de confiance initial.
Que l’histoire racontée soit réelle ou fictive, l’essentiel n’est-il pas que son déroulement reste plausible dès qu’on est fixé sur le genre discursif auquel on est confronté ? D’aucuns qualifient de « sournois » le discours dit « délirant » parce qu’il introduit « la transition sournoise, sans aucun avertissement préalable, d’un récit réaliste doté d’un référent historiquement défini à un récit imaginaire dont le référent est purement fantasmatique, au sein de ce no man’s land discursif où réalité et fantasmes s’interpénètrent. » [16] Face à une telle transition, si dérangeante voire inconcevable pour certains, le destinataire du récit le range le plus souvent dans la catégorie « délire », l’étiquetant de fausseté et s’en servant aussi comme garde-fou pour préserver les repères de sa rationalité. Faute de restituer le récit dans l’univers auquel il appartient, le risque serait pour le destinataire de perdre dans cette écoute les repères symboliques qui sont les siens, de s’aliéner dans la parole de l’autre, de s’y confondre, donc peut-être de délirer à deux.

« Vous attendez, je le vois, une conclusion. Mais vous êtes bien fous de supposer que je me rappelle mes propos, après cette effusion de verbiage. Voici un vieux mot : « Je hais le convive qui se souvient » [17] ; et voici un mot neuf : « Je hais l’auditeur qui n’oublie pas. »
Donc, adieu ! Applaudissez, prospérez et buvez, illustres initiés de la folie ! » [18]

P.-S.

Illustration : Asger Jorn, Nature face.

Notes

[1LAMBRECHT Jacques, L’Ile du Diable.

[2AULAGNIER Piera, La violence de l’interprétation, Du pictogramme à l’énoncé, Paris, PUF, Collection Le Fil Rouge, 1975.

[3PLAZA Monique, Ecriture et folie, op. cit., p. 57.

[4ARTAUD Antonin, Aliénation et magie noire, in Artaud le Mômo, in Œuvres, op. cit., p. 1140.

[5Ibid., Van Gogh le suicidé de la société, op. cit., pp. 30-31.

[6SECHEHAYE Albert, La pensée et la langue ou comment concevoir le rapport de l’individuel et du social dans le langage, in Essais sur le langage, ouvrage collectif, Paris, Editions de Minuit, Collection Le Sens commun, 1969, p. 76.

[7BUHLER, L’onomatopée et la fonction représentative du langage, in Essais sur le langage, op. cit., p.

[8BARTHES Roland, Drame, poème, roman, Théorie d’ensemble, Tel Quel, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 25 à 40.

[9ARTAUD Antonin, L’évêque de Rodez, in OC, Tome IX, op. cit., p. 195.

[10Glossolalie : nom féminin (de -lalie) « faculté de parler toutes les langues, accordée aux apôtres par le Saint-Esprit » (1866) et, en psychiatrie (1951), « utilisation d’un discours formé de mots en partie inventés », in Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain REY, op. cit., p. 894.

[11ARTAUD Antonin, OC, Tome XXII, Cahiers du retour à Paris, Août-septembre 1946, op. cit., p. 274.

[12ARTAUD Antonin, Et ils, ont tous foutu le camp, in Ci-gît précédé de La culture indienne, in Œuvres, op. cit., p. 1160.

[13ARTAUD Antonin, Cahiers de Rodez, Juillet-août 1945, in OC, Tome XVII, op. cit., p. 111.

[14ARTAUD Antonin, Suppôts et suppliciations, in Œuvres, op. cit., p. 1363.

[15CONSOLI Silla, Le récit du psychotique, in Folle vérité, Vérité et vraisemblance du texte psychotique, op. cit., p. 38.

[16Ibid., p. 46.

[17Ce vieux mot cité par Erasme se trouve aussi cité à la fin d’une épigramme de Martial (I, 28,7) : « La nuit dernière, je t’avais dit, Procille, après avoir fait un sort (je crois bien) à dix quinconces, que tu dînerais aujourd’hui avec moi. Aussitôt tu as cru l’affaire faite, et tu as pris bonne note de ces paroles d’ivrogne. Exemple trop dangereux. Je hais, Procille, le convive qui se souvient. »

[18ERASME, Eloge de la folie, Paris, Garnier Flammarion, 1964, p. 94.

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