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Elisée Reclus et la science allemande 

lundi 14 mars 2005, par Laurent Margantin

Dans la première moitié du dix-neuvième siècle, la force d’attraction de l’Allemagne culturelle et scientifique était immense. Il n’est qu’à en juger par la formation de quelques écrivains et poètes français de la génération suivant le romantisme allemand pour s’en persuader. Je pense bien sûr à Nerval, mais aussi à Balzac, qui place l’ensemble de la Comédie humaine dans la perspective ouverte par les débats scientifiques entre la France et l’Allemagne, et en particulier, selon ses propres termes à l’époque, par "la grande querelle qui, dans ces derniers temps, s’est émue entre Cuvier et Geoffroi Saint-Hilaire". Il est assez frappant de voir comment Balzac se situe lui-même dans le camp des partisans de "l’unité de composition" qui est celui d’esprits comme Alexander von Humboldt, Goethe, mais aussi et surtout peut-être les romantiques allemands avec en arrière-plan, bien sûr, Leibniz. Voici un passage de la préface à la Comédie humaine, qui est justement un hommage aux grands penseurs et hommes de science allemands que furent Goethe et Leibniz : "L’unité de composition occupait déjà sous d’autres termes les plus grands esprits des deux siècles précédents. En relisant les œuvres si extraordinaires des écrivains mystiques qui se sont occupés des sciences dans leurs relations avec l’infini, tels que Swedenborg, Saint-Martin, etc., et les écrits des plus beaux génies en histoire naturelle, tels que Leibnitz (sic), Buffon, Charles Bonnet, etc., on trouve dans les monades de Leibnitz, dans les molécules organiques de Buffon, dans la force végétatrice de Needham, dans l’emboîtement des parties similaires de Charles Bonnet, assez hardi pour écrire en 1760 : L’animal végète comme la plante ; on trouve, dis-je, les rudiments de la belle loi du soi pour soi sur laquelle repose l’unité de composition. Il n’y a qu’un animal. Le créateur ne s’est servi que d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les Espèces Zoologiques résultent de ces différences. La proclamation et le soutien de ce système, en harmonie d’ailleurs avec les idées que nous nous faisons de la puissance divine, sera l’éternel honneur de Geoffroi Saint-Hilaire, le vainqueur de Cuvier sur ce point de la haute science, et dont le triomphe a été salué par le dernier article qu’écrivit le grand Gœthe".

Cette idée d’ "unité de composition" à partir de laquelle Balzac articule toute son œuvre est aussi celle d’Alexander von Humboldt et de tous les grands esprits scientifiques de la première moitié du dix-neuvième siècle. Ensuite, elle se perd et l’âge des spécialistes commence, sectionnant les espèces animales, végétales et géologiques en autant de régions du savoir scientifique, l’idée de monde disparaissant ainsi pendant une longue période. Il n’est donc pas étonnant qu’un esprit comme Elisée Reclus, dont la formation intellectuelle eut lieu à la fin de cette grande époque de la pensée scientifique, ait pu être marqué par celle-ci. C’est encore moins étonnant lorsqu’on sait qu’entre 1842 et 1844, il vécut à Neuwied en Allemagne chez les Frères Moraves, et surtout que, venu à Berlin pour y étudier la théologie, il y suivit aussi les cours du géographe Carl Ritter à Berlin, où vivait justement Alexander von Humboldt.. À vingt ans, c’était pour lui le temps de la Bildung, et il n’oublia jamais cette période de sa vie. On peut dire sans exagérer que cette initiation en terre allemande a été cruciale pour son propre développement scientifique.

Elisée Reclus est en effet un des derniers esprits du dix-neuvième siècle à avoir conservé, alimenté, développé ce sens de "l’unité de composition" que nous évoquions. Et le plus marquant, c’est qu’il le fit sur un terrain peu propice, essentiellement en France et en langue française. Autant les romantiques allemands et Leibniz avant eux ont innervé la culture et la langue allemandes d’un sens de la totalité, autant les penseurs français des Lumières, à travers leur goût de la classification encyclopédique, ont privilégié les idées claires et distinctes, et refusé les analogies entre les règnes qui est une des " marques de fabrique " de l’encyclopédisation allemande (il suffit de penser au Brouillon général de Novalis, mise en relation exponentielle des domaines les plus divers). L’œuvre de Reclus dut certainement souffrir du fait que son auteur et architecte était né en France, au sein d’une culture peu disposée au sens de la totalité qu’il acquit en Allemagne et entretint sa vie durant. Ce serait une explication pour la relative indifférence dont son œuvre si puissante et si riche a pâti depuis plus d’un siècle dans son propre pays, plus probante nous semble-t-il que la formation d’autodidacte de son auteur.

Reclus expose et conclut son programme d’une "géographie générale" en quelques lignes tout à fait claires quant à son admiration de la méthode allemande et son désir de l’égaler : "Ce travail préparatoire du globe doit se compléter maintenant par un travail bien plus important, l’étude intime de la terre dans le détail de ses formes, dans la composition de ses roches, dans ses phénomènes de toute espèce, et dans ses produits, depuis le cristal et la mousse jusqu’à l’homme et aux peuples en société. C’est ainsi que Humboldt, Darwin, Wallace, Agassiz ont traité la géographie : en la rattachant à toutes les autres sciences, ils l’ont renouvelée, ils l’ont rendue vivante. C’est à l’étude de la "géographie générale" ainsi comprise que nous appelons tous les hommes de bonne volonté qui ne se contentent pas du peu qu’ils savent et veulent travailler sans cesse à leur propre instruction et celle d’autrui. Nous surtout, jeunesse de France, traînés misérablement par les lisières des programmes officiels, nous avons beaucoup à faire pour atteindre dans cette voie nos rivaux d’Allemagne. N’ayons point crainte et travaillons résolument. Plusieurs de ces savants germaniques affectent de nous mépriser réellement : n’importe, cherchons sans colère à devenir leurs égaux ". Les passages que nous avons soulignés appellent quelques commentaires (la rivalité avec l’Allemagne se laissant facilement expliquer par le contexte de l’époque). Il est à la fois question d’une perception fine de la réalité ("étude intime de la terre dans le détail de ses formes") et en même temps d’une volonté de rattacher les sciences les unes aux autres. De combiner donc une capacité à focaliser le regard sur le particulier, l’individuel, avec une faculté d’extension de la vision et la pensée à d’autres domaines du savoir. On peut supposer que, pendant ses années de formation, Reclus s’intéressa aux premiers textes de géologie moderne qui furent avant tout rédigés en Allemagne. Parmi ceux-ci, l’essai de Leibniz, le Protogaea (ou De l’aspect primitif de la terre et des traces d’une histoire très ancienne que renferment les monuments mêmes de la nature ), composé dans les années 1691. Cet essai est une véritable enquête " géophilosophique ", associant une foule d’observations sur le terrain avec des considérations plus générales, voire métaphysiques. Leibniz cherche à combiner le sens du détail, parfois imprévu et inexplicable, avec une conception globale des phénomènes géologiques et physiques. En géologie ou en géographie, il n’y pas, d’un côté la collection des échantillons jointe à l’analyse de terrain, et de l’autre une perspective universelle et abstraite, mais les deux activités, pratique et théorique, interagissent. Et ce doit être la même chose sur le plan de l’organisation du savoir : dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, on peut lire que "la principale difficulté qui se trouve dans la division des sciences est que chaque partie paraît engloutir le tout". D’où une approche très concrète de la géologie leibnizienne et allemande, comparée à la théorie de la terre cartésienne, préoccupée avant tout de clarté philosophique, approche leibnizienne qui a pu séduire Elisée Reclus, lequel, comme on le sait, se méfiait des abstractions toutes théoriques.

En allant à Berlin suivre les cours de Carl Ritter, le plus grand géographe allemand du dix-neuvième siècle, Reclus s’inscrivait donc dans la lignée de Leibniz, auquel fut précisément rendu hommage par le maître et l’élève en 1856, à l’occasion du deux centième anniversaire de la naissance du philosophe de Hanovre. Traduit et publié en 1859 (année de la mort d’Alexander von Humboldt) dans La Revue germanique, le mémoire de Carl Ritter intitulé "De la configuration des continents à la surface du globe et de leurs fonctions dans l’Histoire" est préfacé par Reclus, et nous donne quelques informations sur le rapport entre ce dernier et le géographe allemand. Le "noble vieillard" y est décrit en quelques mots empreints d’affection et de respect qui le situent dans un voisinage poétique particulièrement éloquent : "Il était de haute et forte taille, sa figure était puissamment sculptée comme celle de Goethe, mais il avait de plus une extrême douceur dans le regard et dans le sourire. Il marchait d’un pas lent et inégal et parfois s’arrêtait pour réfléchir ; ses yeux, dirigés au loin comme s’ils rêvaient à l’Asie ou à l’Afrique lointaines, s’abaissaient rarement sur ceux auxquels il parlait ; sa voix, retenue brusquement par une pensée, s’interrompait de temps en temps ; on voyait par chacun de ses mouvements qu’il était possédé par le démon de la science et, tout vieux et cassé qu’il fût, on sentait que pour l’étude il était jeune. Ses cours, d’une clarté merveilleuse, traitaient les sujets les plus grandioses dans un langage d’une simplicité presque enfantine. Il ne se croyait plus obligé, comme jadis dans ses ouvrages, de tout dire ; il omettait les relations commerciales, les détails statistiques oiseux, les longues digressions historiques ou biographiques, et se contentait d’indiquer simplement les grands faits. Et nous, ses élèves, nous l’écoutions non seulement avec l’esprit, mais encore avec le cœur, tant il mettait de douceur et de grâce dans chacune de ses paroles (...)". Comment ne pas reconnaître dans ces quelques lignes d’hommage le sentiment de reconnaissance intellectuelle qu’éprouve Reclus à l’égard de son maître Carl Ritter, et, plus loin, la marque d’appartenance à la culture scientifique allemande qu’elles représentent ? Le jeune apprenti géographe - "apprenti" car il s’agit bien d’acquérir une pratique en voyageant, en allant sur le terrain, au-delà de toutes les connaissances théoriques et techniques acquises en amphithéâtre - apprit donc le métier en Allemagne, dans la proximité spirituelle de Goethe ou encore d’Alexander von Humboldt que représentait à lui seul Carl Ritter, dernier survivant d’une lignée d’hommes de science qui disparut avec lui.

Dans la même préface, Reclus élève Carl Ritter au niveau d’une espèce de "Newton de la géographie" en ces termes : "C’est lui qui a retiré la géographie de la misérable ornière de la nomenclature, qui nous a fait étudier avec le même esprit l’histoire de la terre et celle des astres, qui nous a enseigné comme un dogme immuable la vie de notre globe. Grâce à lui nous savons que les continents, les plateaux, les fleuves et les rivages se sont disposés non pas au hasard, mais en vertu des lois du mouvement, lois éternelles qui font graviter les astres autour des astres, les continents et les mers autour d’un axe central". Et il est vrai que Ritter prend des accents tout leibniziens lorsqu’il évoque la vie de la terre qui, sous un apparent désordre, cache une organisation propre, certes difficile à reconnaître au premier abord, mais bien réelle. Au géographe d’exercer son regard et d’aiguiser son intelligence au contact de la physique du globe, car malgré l’impression initiale que c’est le chaos qui domine, "quelle harmonie, quelle délicate organisation ne voit-on pas se dégager peu à peu du prétendu désordre dans les fins tissus de l’araignée, dans l’admirable disposition des cellules de la plante, dans les lames ou cristaux de ces molécules inorganiques invisibles à l’œil nu !". Reclus fut donc formé par cette science allemande pour laquelle le désordre apparent de la Terre ne devait pas décourager le savant dans sa recherche d’une cohérence cachée qu’il fallait dévoiler pas à pas, en allant justement sur le terrain et en dégageant et corrélant patiemment les indices d’un ordre supérieur, celui-ci pouvant être qualifié de "romantique" dans le sens où cet ordre résulte directement de ce que Novalis appelle "traversée du chaos". Reclus était bien loin de l’esprit géologique français, pour lequel, pendant longtemps, la cristallographie d’un Haüy avait été justement exemplaire en ce qu’elle bannissait la complexité des formes minérales de son champ d’observation : ne comptaient pour elle que les figures géométriques parfaites des cristaux. A l’opposé, la géologie allemande ne s’affirmait pas comme une négation du chaos de la Terre, mais comme une exploration de celui-ci, à travers laquelle de nouveaux modèles scientifiques pouvaient être élaborés. Esprit et matière correspondaient en profondeur, et contre une raison endormie dans des schémas trop simplistes, la nouvelle science consistait à déployer une énergie prospective inédite capable de faire apparaître cette réflexion de l’esprit dans les formes complexes de la nature. Ritter note par exemple : "La géographie est restée une nomenclature fatigante, et ne s’est pas encore élevée jusqu’à ces rapports généraux, jusqu’à ces lois fécondes qui élèvent les sciences à la hauteur de l’unité première. (...) En nous appuyant sur l’histoire et sur les sciences naturelles, nous reconnaîtrons dans l’ordonnance extérieure de notre planète une harmonie élevée et un rapport intime des parties qui semblaient jetées au hasard". L’objectif de la géographie nouvelle - objectif que perçoit parfaitement Reclus -, doit être de développer un point de vue supérieur sur l’organisation de la Terre, d’où la nécessité de voyager, de multiplier les observations et surtout de les corréler, ce que fit sans interruption Carl Ritter, faute d’entreprendre de vastes équipées comme celles entreprises par Humboldt. Erudit officiant à l’université, Ritter entreprit de faire de la géographie une science à part entière. Dès 1818, il écrit une Introduction à un essai de géographie comparée générale ayant pour tâche d’étudier autant les données géographiques du passé que du présent, dans un espace devenu mondial. Il inaugure ainsi ce qu’on pourrait appeler, sous l’influence de Goethe, une Weltgeographie prenant en compte autant la variété des époques que des espaces.

Surtout, l’importance accordée par Ritter à l’histoire et aux facteurs humains dans sa géographie universelle eut une influence certaine sur la démarche de Reclus. Alexander von Humboldt n’avait certes pas négligé l’histoire, mais c’est bel et bien Ritter qui intègre le point de vue historique et l’étude des phénomènes humains dans la géographie moderne, en cherchant à comprendre l’importance du milieu naturel sur le développement des sociétés humaines. Cette dimension historique et sociale de la géographie rittérienne se retrouvera chez Reclus qui, quarante ans plus tard, le 2 mars 1894, devant le public séduit de l’Université nouvelle de Bruxelles, prononcera sa Leçon d’ouverture du cours de géographie comparée dans l’espace et dans le temps. Géographie comparée que Reclus définit ainsi, fidèle à sa propre formation en terre allemande par l’importance qu’il donne à l’unité des sciences, à la corrélation systématique des données au nom d’une idée plus haute : "Certainement vous logerez dans votre mémoire des milliers et peut-être des millions de faits, mais vous les classerez, vous les unirez en un corps de connaissances raisonné et justifié par une préoccupation plus haute que celle des noms et des chiffres". La géographie n’est pas un entassement d’observations, elle est la poursuite d’un idéal d’ordre qui inclut dans son champ l’étude de l’homme et des sociétés. Idéal que Reclus n’hésite pas à rapprocher des anciennes rêveries géographiques ayant le paradis sur terre pour objet, intégrant ainsi la science géographique dans une perspective mythique de plus grande ampleur centrée sur "l’évolution de l’humanité par rapport aux formes terrestres et l’évolution des formes terrestres par rapport à l’humanité". La géographie acquiert ainsi une dimension politique qui, loin d’être basée sur l’idée que la justice sociale ne dépend que d’une régulation des rapports humains, découle d’une étude raisonnée concernant une possible répartition des ressources naturelles entre les hommes. Le nouvel Eden serait une planète sur laquelle la science géographique aurait permis ce partage équitable des richesses terrestres. Il est donc indispensable de définir la géographie comme une discipline axée avant tout sur la "recherche du bonheur" que Reclus place au cœur de toute existence humaine et qui n’est pas une entreprise uniquement individuelle, mais avant tout collective. "Si l’on ne va plus à la découverte de paradis naturels, écrit Reclus, on se demande de toutes parts s’il ne serait pas possible de créer de nouveaux Édens par le labeur et le bon accord. Le monde a changé d’orientation : il ne regarde plus vers le passé. C’est par centaines qu’on a fondé aux Etats-Unis, au Mexique, au Brésil, en Australie, même dans la vieille Europe, dans la massive Afrique, des colonies ou des phalanstères, par lesquels on cherche, avec plus ou moins de succès, à établir des sociétés de travailleurs heureux ". Associant raison et pensée mythique, écologisme et anarchisme, individualisme et collectivisme dans un même mouvement, la nouvelle synthèse tentée par Reclus n’est pas sans rappeler l’utopie romantique, comme si le géographe français, nourri de pensée et de science allemande, avait su reconnaître et surtout sentir le cœur qui battait dans les grands systèmes géographiques de ses maîtres berlinois.

P.-S.

Article publié initialement dans les Cahiers Reclus, numéro 48, janvier 2004.

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