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La morgue (1831) 

samedi 23 avril 2011, par Léon Gozlan

On doit à l’esprit philosophique, plus encore qu’à la piété religieuse, la consécration de ce monument. C’est dire que la Morgue (bâtiment dont l’appellation est sans étymologie précise) date d’une époque peu éloignée. Il n’y a guère plus de vingt ans qu’elle existe telle qu’elle est aujourd’hui. Auparavant les corps des personnes, mortes de mort violente, ailleurs que chez elles, étaient déposés au petit Châtelet, dans un caveau aussi déplorable que sa destination ; et le plus souvent les grèves incisives roulaient en arrachant les chairs par lambeaux jusqu’à la concurrence du squelette, les cadavres des noyés, qui, maudits par les prêtres, mangés par les poissons et les corbeaux, devenaient ce qu’ils pouvaient. On se plaignait quelquefois d’influences meurtrières, d’exhalaisons fiévreuses ; on s’arrêtait là. La police municipale éteignit ces foyers d’infection. Il est vrai que nous devons presque toutes nos améliorations à la police municipale ; et son histoire manque ! Je ne sais trop ce que nous devons au clergé. Les prêtres continuèrent à excommunier les suicidés.

La Morgue, vue de Notre-Dame, est échouée, sur la rive gauche de la Seine, dans la Cité. Elle se cache, toute sombre et honteuse, entre le quai des Orfèvres, le quai de la Cité, le pont Saint-Michel, et le Petit-Pont. Pourquoi l’a-t-on encaissée là, au centre de Paris, à l’un des points les plus éloignés des lieux où l’on recueille ordinairement les noyés ? En l’isolant entre le Louvre et Passy, on eût épargné aux Parisiens qui se promènent sur les ponts, le triste spectacle de cadavres étendus sur leur dos au fond d’une barque, et ramenés à leur destination. C’est sans doute pour économiser aux parents et aux amis la fatigue d’une trop longue course ; dans la répartition des agréments de la capitale on aura voulu favoriser aussi les gens qui habitent la Cité : le quartier Saint-Honoré a les Tuileries et le roi ; le Marais, la Place-Royale et les Archives ; le faubourg Saint-Germain possède le Luxembourg et messieurs les Pairs ; la Cité, qui ne peut compter pour agréments le Palais de Justice, les cloches de Notre-Dame, et les cris de l’hôpital, a la Morgue.

La Morgue, c’est le Luxembourg, la Place-Royale de la Cité. On va là pour voir les noyés, comme ailleurs on va pour voir la mode nouvelle, les orangers en fleurs, les marronniers qui se rouillent au vent d’automne, le printemps et l’hiver. Je n’assurerais pas que certains propriétaires ne fissent valoir comme luxe et bénéfice de localité le voisinage de la Morgue. On sait que quatre croisées sur la Place de Grève rapportent proportionnellement dix fois plus qu’une maison au Marais : s’entend les bonnes années de Grève. Les gens du quartier causent du mort : - Il était bel homme, celui-ci. - Il était blond, celui-là. - Avez-vous remarqué cette grisette, ce matin ? pas fière ! les bas fils d’Écosse ! - Encore une ! - Croyez-vous ? - Elle l’était ; vous n’avez donc pas examiné son ventre ? pauvre enfant ! - Ils se sont fait ce plaisir, et il est grand, je le conçois, car s’il est de tous les jours, il est rare que les mêmes circonstances amènent toujours le même caractère de désespoir. Les commentaires qui se débitent au pied des exposés suivent l’échelle variée des probabilités en matière de suicide. L’oeil sauvage qui vient se coller au carreau gras de ce cadre trop étroit pour la curiosité, fouille dans ces chairs inconnues, en interroge l’énigme, et explique hardiment le sujet de cette gravure avant la lettre.

La Morgue est le point central du voisinage : on y court comme à la gazette du matin, et chaque fois c’est une leçon de philosophie, car on sait là sur le bout du doigt ce que coûte une fête de souverain, un acte d’héroïsme populaire, une administration vantée par le Moniteur. Peut-être les locataires de la rue de la Calandre et les promeneurs du quai de l’Archevêché, n’ont-ils jamais pensé à la distraction du Marché aux Fleurs : bazar parfumé deux fois la semaine : les jours de carcan. Un préfet prosaïque a convié là, quand les fleurs sont absentes, des marchands de ferrailles et de meubles délabrés ; la poésie et le Châtelet y alternent sans jalousie. C’est là un de ces mille contrastes de la capitale. Ici on brûle l’épaule à un homme parce qu’il a contrefait une pièce de dix sous ; là on le condamne à avoir la tête tranchée pour avoir mis cette pièce en circulation ; là-bas on vend des roses ; le juge en a peut-être une à sa boutonnière.

Ouverte à tous les vents, la Morgue est un bâtiment de vingt-quatre pieds d’étendue, à peu près ; huit pour le public, douze pour le plain-pied des propriétaires : le reste, on devine pour qui. D’ailleurs le local retrouve sa largeur complète à l’étage au-dessus de la voûte, travail de pierre qui éveillerait certaine idée de solennité architecturale, s’il n’était tout à coup et brusquement tranché par une cloison en sapin, limite où commencent les attenances du greffe, et une autre cloison de verre découpée en dix-huit larges carreaux, souvent ternis par l’haleine de ceux qui regardent. A droite du corridor se trouve le logement du morgueur, l’homme de peine du local. Cet homme, auquel je m’adressai le premier jour de ma visite à la Morgue, n’osa prendre sur lui, sur ses attributions, de me montrer les principales richesses du bâtiment. Les scrupules de sa charge s’effrayèrent devant mes questions, qui, au fond, simples et naturelles, devaient pourtant le rassurer ; mais l’opportunité lui en était peu présente. Aucune indiscrétion semblable ne lui rendait concevable celle que je me permettais avec lui. Chose étrange ! j’ai visité la bibliothèque de Florence, que j’aurais pu incendier, sans que le gardien de la salle des manuscrits s’en aperçût ; chaque jour les étrangers peuvent se promener dans les recoins les plus cachés du Palais-Royal, interroger tous les serviteurs tricolores du roi des Français, sur ses habitudes d’être chez lui, avec sa famille et ceux qu’il reçoit ; l’homme de la Morgue s’obstina à ne pas me laisser franchir la cloison de sapin, ni la porte vitrée qui ferme sur son escalier. Il est vrai qu’il est plus qu’un roi à la Morgue : il est chez lui. "Venez demain ; monsieur le greffier verra de vous recevoir."

Je puis assurer aux imaginations fantastiques, et ce sont celles-là que j’aime, que l’homme de la Morgue ressemble à tous les hommes jetés dans ce moule commun et insignifiant, dont la Providence a été si prodigue ; avec la meilleure volonté du monde de voir se réaliser en lui le type de laideur et d’effroi dont la tradition populaire m’avait préoccupé d’avance, de près je n’ai pu gâter à ce point le meilleur naturel de physionomie, la tournure la plus franchement carrée, le costume qui ressemble le plus à tous les costumes. Comme tant d’autres, j’aurais voulu peindre une morgue héroïque, mais j’ai été devancé ; on ne m’a laissé que la vérité à dire.

Et même je n’observai point dans la figure grossière, lourde et terreuse de cet homme, la finesse des geôliers et de ceux qui font profession de scruter ce qu’on ne dit pas dans ce qu’on dit. J’y vis qu’il ne voulait ni me deviner, ni se laisser deviner. Son refus était franc. L’homme des prisons a un angle visuel qui vous traverse, qui vous coupe ; il s’est familiarisé avec tous les mensonges, toutes les fascinations du regard ; où donc le gardien de la Morgue aurait-il acquis cette expérience ? Ceux qu’il surveille ont les yeux fermés.

Je remarquai ses mains, qui sont très blanches.

Il alla au-devant de mon observation :

- C’est que je les lave souvent, me dit-il, monsieur.

Je me disposais à partir, remettant au lendemain ma seconde visite, lorsque la porte du greffe s’ouvrit, et une voix douce me rappela.

- Si monsieur veut être ici demain à dix heures, mon père aura l’honneur de l’attendre.

La porte se referma aussitôt. Et de cette surprise, de cette porte ouverte et fermée, de cette voix, il ne me resta qu’une confusion où toutefois se plaçait fort bien une figure de jeune femme, blonde et grande, en robe aventurine, coiffée en cheveux.

- C’est la fille de notre greffier.

- Votre greffier a une fille qui couche ici, qui mange ici, qui rit, qui pleure, qui aime ici ?

- Je ne sais pas, monsieur, si elle pleure et si elle aime ; mais je puis vous assurer qu’elle est née ici, aussi vrai qu’elle a été baptisée à Notre-Dame.

- Née ici !

- Vous permettrez, monsieur, que je ferme les portes ; il est nuit. Mes morts n’y voient plus.

Ce fut son expression.

C’était la seconde fois de ma vie que je voyais la Morgue, et avec des sentiments bien différents.

La première c’était, je me le rappelle, par une nuit tombante, à l’époque de la mi-carême. Le bal des blanchisseuses avait lieu, on dansait sur l’eau.

Je conçois les chansons du Vénitien qui rase le quai de ses rames comme une aile d’oiseau ; il dit son chant aux passants, aux boutiques ouvertes, aux trèfles d’acier des balcons, aux théâtres qui s’ouvrent ; il a un écho partout, un écho dans le ciel étincelant, dans cette eau verte et lamée, dans cette population évidemment venue de la Grèce à la nage, car elle est nue. On existe sur le bord, il chante sur l’eau ; ce n’est qu’une conversation éloignée ; elle se perd dans la brume, elle reprend au canal. Mais danser à trente pieds au-dessous du sol, danser sur un radeau étroit, glissant, vert de mousse, plongé dans les eaux molles et grasses de l’hôpital ! Paris seul a de ces joies petites ; à Paris on supplée tout par le titre et le décor. Tout revêt un caractère d’importance dans la grande ville. On tire des artifices dans des caves, on a des bals champêtres sous les mansardes de la rue Quincampoix. Bercy s’appelle un port. Jamais la pluie a-t-elle été un obstacle à une partie projetée par des bourgeois de Paris ? Aussi il est de fait que si le soleil s’éteignait, on serait quinze jours à Paris sans s’en informer.

C’était toutefois plus frappant que gai, ce bateau chargé de joies, attaché devant la Morgue ; quelques curieux passaient leurs têtes sur le parapet du quai Saint-Michel ; demi-voilé par le dôme de l’Institut, le soleil jetait sous la grande lunette du pont ses bouffées de lumière, faisait rebondir ses rayons sur les vitres extrêmes de la cité ; et au milieu du sifflement de la Seine dans les arches, des fantaisies du soleil, du hurlement des heures à la cathédrale, on entendait se croiser et se succéder tour à tour au milieu du rire et du rebondissement des pas, le son aigu du flageolet et les gammes accentuées de l’archet qui se démenait sur le violon.

Au moment où la nuit vint, moment où le lion apocalyptique qui se découpe à l’angle de Saint-Jacques-la-Boucherie aboie sur la grande cité, des lanternes furent suspendues le long du bateau. Le bal allait reprendre.

Comme je m’extasiais sur le pittoresque de cette maison isolée, pour qui le bal semblait avoir lieu, j’appris que c’était la Morgue.

Mais reprenons mon second voyage à la Morgue.

A dix heures je frappais déjà à la vitre de mon Cicérone de la veille :

Ah ! vous voilà, me dit-il, en s’essuyant la bouche avec une serviette fort blanche, et nouée à sa boutonnière, absolument comme l’aurait un épicier en gros ; entrez ! - Monsieur, que voilà, est un voisin qui me fait l’honneur de déjeuner avec moi quand il lui arrive de m’aider dans ma besogne. Cela par pure amitié ! - Il est arrivé que ce matin j’ai eu besoin de ses bons services. Mais ceci vous arrive à merveille, à vous ; nous avons aujourd’hui une femme qui s’est pendue avec sa jarretière. C’est étonnant comme les femmes se pendent facilement de nos jours ; ne trouvez-vous pas ? L’autre, c’est un homme qui a quatre jours d’eau ; le troisième c’est une enfant, une toute petite fille qui a été étouffée cette nuit dans une diligence par accident ; on l’aura prise pour un paquet, on se sera assis dessus ; elle est pourtant jolie comme un coeur.

La femme du morgueur, l’épouse de François (c’est je crois le nom du garçon), ajouta : Ça avait peut-être une mère qui l’attendait pour la chausser, et lui mettre du beau linge blanc avec des dentelles au poignet ! A propos, François, où l’as-tu placée ?

- Dame, toute nue, sur une dalle ; crains-tu pas qu’elle ait froid ?

- Ce n’est pas ça. Je pensais que le médecin devait en faire l’ouverture, et qu’alors tu l’aurais couchée sur la table de dissection.

- Quelle farce ! on va t’ouvrir tout le monde pour te faire plaisir. Veux-tu pas qu’on l’ait empoisonnée, cette chère enfant ? et va donc voir, c’est net comme si ça sortait du bain, et puis sa nourrice qui l’a portée dans son tablier pleurait comme si la petite eût été sienne.

- Elle n’est donc pas dans la salle des Inconnus.

- Non, femme, elle est avec l’autre qui a été reconnu par sa mère. Pour te rachever, cette nourrice m’a dit comme ça qu’elle revenait de la Normandie, et que dans sa voiture il y avait tant de personnes qu’elle a été obligée de mettre son enfant entre ses genoux ; avec ça encore qu’elle était fatiguée, et que depuis deux jours elle n’avait pas dormi. La nuit est venue, elle s’est endormie. L’enfant a glissé, la Normande dormait toujours. L’enfant a remué, elle dormait toujours, et le matin, quand elle s’est réveillée, qu’elle écartait encore tout endormie son mouchoir pour donner à téter, elle a trouvé le petit cadavre.

- Voilà tout ?

- Le reste se conçoit. Elle n’a pas osé retourner chez la mère, qui est à Paris, et embarrassée de cette enfant, elle est venue la mettre ici pour la faire enterrer : ça ne lui coûtera rien. Les Normandes, ça calcule. Pourtant elle ne voulait pas lâcher son enfant, elle lui a baisé la tête, elle lui a baisé les mains, elle lui a baisé les épaules, les pieds, et me disant toujours : "C’est bien vrai qu’elle est morte, n’est-ce pas, monsieur ?" Elle me la donnait, elle me la reprenait, elle la secouait en l’appelant, en la baisant, en la mordant, en lui ouvrant les yeux avec ses doigts. On ne désole pas les gens ! on leur dit quelque chose pour les rendre tranquilles. - Vous ne savez pas de moyens de me lui faire ouvrir les yeux ? - Ah ! ils étaient si jolis ses yeux, si ronds, si bleus, si petits : ses yeux ! Ma fille avait des yeux bleus comme ceux de sa mère, elle va me tuer, sa mère ! Je lui dirais bien : elle est morte en faisant ses dents ! Mais tout le village dira : ce n’est pas vrai. On me l’a prise dans la voiture ! Mais ce n’est pas vrai, dira le conducteur ; ah ! non, je ne dirai rien, je retournerai dans mon village et j’attendrai que ses parents viennent la voir ; n’est-ce pas ? ce sera peut-être trois mois, six mois, un an de bon. - tenez, je suis perdue ! voyez-vous ? car je ne puis plus retourner dans mon village, plus jamais ! si je n’ai pas mon enfant, ma petite Léonore !

- Entends-tu, femme, retiens ce nom, monsieur Perrin l’inscrira sur le registre : l’enfant est dans les connus.

Je vous rachève. - Je ne puis plus retourner dans mon village, qu’elle disait, sans Léonore. C’est que voyez-vous, ça était connu comme tout le monde. Qui lui donnait du sucre blanc, qui lui donnait des gâteaux, monsieur le curé était fou de ma fille. - Si on la faisait saigner, - Non ? Si nous lui mettions les pieds dans l’eau froide, - non, bien chaude, - c’est peut-être le sang : le sang fait des ravages, - mais parlez, avez-vous du sang, de l’eau froide, de l’eau chaude ; mais parlez ! - est-ce qu’il n’y a pas d’exemple d’enfants morts qui sont revenus ; vous savez ça vous ? ah oui : il y en a qui sont revenus, n’est-ce pas ? dites : oui ! - non ? mais parlez ! parlez ! parlez ! car madame va me tuer, c’est sûr, elle me tuera : - oh ! madame, je vous jure que ce n’est pas ma faute.

Et dans mon village, ils vont me jeter des pierres, de la paille et de la boue comme sur un crapaud. - Tenez, faites-la revenir, et je vous la donne.

Femme, y a-t-il encore des bouteilles de chlore ?

- Encore deux.

- C’est bien : car il y a là le connu qui pique joliment.

- Et c’est tout ce qu’elle vous a dit, monsieur François ?

- Tout. Seulement en s’en allant, la Normande a encore embrassé son enfant sur les joues, tandis que moi je la déshabillais. Elle m’a demandé la permission d’emporter le bonnet et le fichu de l’enfant. Ce n’est pas l’usage, mais, au diable ! ça m’a fait mal : je lui ai dit : emportez ! elle a jeté son tablier sur le visage, et elle a gagné en courant la rue de la Barillerie.

- Voyez-vous, s’est écriée après cette narration la femme de M. François : il faut toujours prendre deux places dans les diligences.

Madame François n’avait pensé qu’à cela.

On sonna ; et le gardien annonça M. Perrin.

C’est un petit vieillard, monsieur Perrin. Il tousse toujours. Quand je lui eus discrètement exprimé le but de ma présence, il s’offrit avec politesse pour me montrer tous les détails de son administration, regrettant beaucoup, me dit-il, qu’ils ne fussent pas aussi variés qu’il l’aurait désiré. - Mais je ne puis vous offrir que ce que j’ai. Montons.

Tandis que nous franchissions une rampe étroite, et qu’il m’apprenait que son établissement relevait de la Préfecture et de la Police ; de la première pour le budget des frais locaux, de l’autre pour la salubrité, nous fûmes obligés de nous ranger contre le mur pour laisser passer un essaim de jeunes filles, parées, pimpantes, gracieuses, toutes frissonnantes du vent qui soufflait de la rivière par la lucarne qui nous éclairait.

- Ce sont là quatre de mes filles ; j’ai eu huit enfants. François, le gardien, en a eu quatre, et il a eu le bonheur de les marier tous les quatre. C’est un bon père François.

Ainsi, pensais-je, douze enfants ont été faits dans la Morgue. Louis XIII fut beaucoup moins bien partagé sous les alcôves du Louvre. Des rêves de joie, des étreintes conjugales, des félicités de père ont été éprouvées dans cette baraque funeste. Le mariage et ses fleurs d’oranger, le baptême et monsieur le parrain en habit noir, la communion et le voile brodé, amour, religion, vertu, ont passé là comme ailleurs. Dieu jette le germe de toute félicité partout.

- Papa, nous allons à une distribution de prix ; mes soeurs auront pour sûr une couronne. Ne t’ennuie pas, nous serons ici de bonne heure.

- Allez, mes enfants ! et toutes quatre l’embrassèrent.

Je pensai au petit cadavre de la Normande, et à la mère qui attendait peut-être à sa fenêtre.

- Ceci est l’appartement de François.

François nous fit les honneurs de chez lui avec la satisfaction empressée d’un homme qui n’est pas fâché de montrer son mobilier. Son mobilier est confortable : deux pendules modernes montées sur bronze ; une commode à tête de Méduse ; une descente de lit faite d’un beau tapis à rosaces, et un lit de toute hauteur. Si la chambre de François n’était pas surchargée de meubles, s’il n’y avait pas profusion d’aisance, à la manière des gens qui ne l’ont pas eue de bonne heure, elle serait gaie. On voit pourtant que le goût, les opinions, les habitudes de François y sont représentés. Des vases de fleurs jettent un reflet vert sur les rideaux. François cultive les fleurs. Parmi les tableaux de son choix je vis les portraits d’Augereau et de Kléber, tous deux en habits longs, appuyés sur de grands sabres, en perruque et en poudre. Napoléon y est trois fois.

- Vous regardez ces pots, me dit François ; ce sont des confitures que ma femme a préparées. Ma femme excelle dans les confitures. A votre service.

Je lus sur les pots : groseille de 1831.

Nous sortîmes de l’appartement de François qui forme l’aile droite de la Morgue, en opposition au logement du greffier qui est à gauche, et nous nous arrêtâmes dans le cabinet administratif de M. Perrin.

Si François cultive les fleurs, M. Perrin aime l’hydraulique et la chambre noire. Il dessine, et fait jouer l’eau de la Seine dans un mécanisme fort ingénieux qu’il a imaginé. C’est un bassin en plomb parmi des pois de senteur. Tandis qu’il retouchait son siphon, je lui demandai la permission de compulser le registre où les suicidés sont tenus en partie double.

Le fatal inconnu domine. On lit : Apporté à trois heures du matin ; cervelle fracassée : inconnu ! Apporté à minuit ; noyé sous le Pont-des-Arts, avec une carte de ponte dans la poche : inconnu - Jeune femme enceinte écrasée par un fiacre au coin de la rue Mandar : inconnue ! - Nouveau-né, trouvé mort de froid à la porte d’un hôtel : inconnu !

Une extraordinaire différence dans le bilan des suicidés me frappa ; d’abord le chiffre relatif des hommes aux femmes qui est constamment au-dessus de deux tiers, et celui des années relatives. Par exemple, en 1816, il y eut deux cent dix-huit hommes suicidés et soixante-six femmes ; en 1818, cent quatre-vingt-onze hommes, cinquante-cinq femmes ; en 1819, cent quatre-vingt-six hommes, quarante femmes ; en 1820, cent quatre-vingt-seize hommes, cinquante femmes ; en 1821, deux cent trente-quatre hommes, trente-cinq femmes ; en 1822, deux cent neuf hommes, quarante-huit femmes. Et qu’on s’arrête ici seulement pour apprendre qu’en 1815 il y a eu de suicidés ou d’assassinés trois cent trente-trois hommes, quatre-vingt-dix-neuf femmes. C’est hors de toute proportion. J’ai trouvé la raison de cet effrayant écart de chiffres pour les hommes comme pour les femmes. Les alliés étaient à Paris !

- Ah ! me dit M. Perrin, ne trouvez-vous pas que nos registres sont tenus avec beaucoup d’ordre ? Ma main tremble un peu ; mais vous devez voir que j’ai encore une écriture assez ferme pour mon âge. J’ai cultivé la coulée avec bonheur. Voilà un M majuscule qui est nettement filé. Qu’en dites-vous ?

Excellent homme ! qui était tout orgueilleux de son talent de scribe, de la grâce d’une majuscule, tandis que cette lettre était le commencement d’un nom de prince, d’un nom inscrit sur le livre d’or de Venise. Comment était-il venu là ?

Alors je retrouvai dans ma mémoire le souvenir de cette nuit d’hiver où le corps d’un homme fut ramassé sur le sable fin de Saint-Ouen. Sa famille le croyait à la campagne où il avait dû se rendre, disait-il, pour assister à la coupe de ses bois. C’était à l’époque du carnaval ; on donnait soirée à son hôtel : on dansait. Au milieu du bal, à travers les groupes masqués, bruyants, soyeux, parfumés, noyés dans la vapeur des lumières, pénétrés de ce brouillard qui naît de la chaude haleine des danseuses ; à travers le choc des plis de cent costumes, aussi bizarres qu’éblouissants ; là traînant la robe de reine antique, saupoudrée de paillettes d’or ; là laissant flotter au vent des pas et aux splendeurs des lustres le dolman oriental, le manteau castillan d’Almaviva ; plus loin étalant la silhouette damassée d’Arlequin ou de Figaro ; dessinant dans l’ombre le grave domino, ou ciselant dans le poli des glaces les ailes satinées de l’Amour ; à travers ses rêves et ces réalités, ces visages tous gais, car ils sont tous faux, entre ce bruit et ces lumières, passe un domestique effaré. Il court à la dame de la maison ! La dame s’évanouit, les instruments cessent, les figures de la contredanse sont brisées, on s’informe, on s’interroge, on s’apprête à partir ; on part.

Un orage terrible venait d’éclater sur Paris.

Ce dut être un étrange spectacle que cette magnificence de femmes chargées de fleurs, de diamants et de perles, presque nues de parures, se drapant à la hâte comme surprises par le mari qui frappe à la porte ! se couvrant de leur manteau ou de leur cachemire, dénouant avec toute la maladresse et le trouble de l’impatience les cordons de leur masque de cire. Les femmes retenues pour la prochaine contredanse, les hommes encore sous l’émotion du jeu, tous sous le poids d’une commune exaltation, la mort sur le visage, la joie sur les habits, roulent les marches illuminées de l’hôtel, pour descendre dans la rue, pour s’exposer aux outrages d’une pluie froide et précipitée. Sur le seuil de la porte le froid les saisit ; des dents claquèrent, plus d’un pied de satin hésita. On sortit.

Ici nouvelle rumeur. L’obscurité empêche de réunir les cochers abrités ou absents ; eux-mêmes étourdis d’un départ si inopiné, se perdent dans la file inondée des équipages, dont la moitié avait été renvoyée jusqu’au jour. Quelques-uns partent à vide, les portières ouvertes et battantes, et sans trop savoir où, les autres gagnent déjà les ponts.

- Où allons-nous, crient enfin les cochers ?

Et la voix d’un Auvergnat répond :

- A la Morgue !

Beaucoup d’hommes et de femmes suivaient à pied.

Il fallait traverser toute la rue Saint-Denis, rue éteinte, couloir obscur, endormi là-haut, tourmenté là-bas. L’or, la joie, les couleurs, le fard, coulent sur le pavé qui coule lui-même sous les pieds. Le chiffonnier caché sous l’enfoncement des portes cochères dut aiguiser son croc et rire. Avant d’arriver au fatal rendez-vous cette lugubre bacchanale n’avait plus ni forme, ni apparence humaine. Ce qui avait résisté aux déchirements d’une pluie verticale s’attachait à la peau, s’y collait ; l’eau froide, ramassée dans les robes dégagées des danseuses fatiguait leur poitrine, et filtrait par les tuyaux de leur gaze comme d’autant de gouttières ; quelques-unes brisèrent leur ceinture : car elles étouffaient. Et ceci se passait en silence ; on eût dit un naufrage : les piétons, des nageurs ; les équipages, des chaloupes flottantes.

Enfin ils arrivèrent ; jamais l’on peut dire qu’aussi étrange spectacle n’avait eu lieu sous l’arcade humide de la Morgue. A peine y tenaient-ils tous en se pressant. A la lueur du fanal qui pleure à la voûte, et qui vint illuminer toutes ces pâleurs de femmes si belles, si orgueilleuses une heure auparavant, ils aperçurent quelque chose ; ce quelque chose était un prince étendu sur le dos, encore fallut-il que le morgueur dît à l’assemblée : Celui-ci est un maçon, celui-ci un couvreur, celui-là un prince. Tant les morts se ressemblent !...

M. Perrin me fit apercevoir qu’en marge il y avait très connu.

Nous étions déjà dans les appartements du greffier. Chez François nous avions vu des Bonaparte et des gloires militaires ; ici nous trouvons, dans le choix des ornements, un sentiment plus humble ; ce sont des crucifix. Entre ces deux hommes, qui depuis vingt-quatre ans cohabitent, il y a, on le voit, différence d’opinion, mais il y a tolérance. Peut-être qu’à la place de ce sentiment naturel de bienveillance réciproque pour les erreurs humaines, il y a chez eux une expérience de tous les jours qui leur apprend qu’une ligne d’eau au-dessus de la tête, tue ce qui une ligne au-dessous pouvait contempler le soleil et le monde.

Toutefois l’égalité philosophique n’est pas plus confondue à la Morgue qu’ailleurs avec l’inégalité des conditions. François ne nous suivit pas dans les appartements de M. Perrin.

Ils sont composés de trois pièces qui vont en diminuant de hauteur. A droite et à gauche du mur sont fixés les lits des enfants. Rien de plus humide, de plus écrasé, que cette masure. Le propriétaire l’a égayée de jets d’eau, de jolis enfants, de meubles d’assez bon goût, mais elle s’en va. Un jour on trouverait la Morgue aux filets de Saint-Cloud, s’il existait des filets à Saint-Cloud.

Mais c’est une erreur qu’il faut absolument détruire ; pardon, pour cette illusion perdue ! il n’y a pas de filets à Saint-Cloud, et il ne saurait y en avoir. La trame qui arrêterait les voyageurs sous-marins serait, ou assez plongée dans la rivière pour n’être pas déchirée par les bateaux, et dans ce cas elle laisserait passer les noyés, ou elle s’élèverait à fleur d’eau, et alors les bateaux et les trains ne passeraient plus. Ainsi donc, que les amours discrets qui embellissent la Tête noire de leurs soupers voluptueux ne craignent pas d’arrêter leurs regards distraits sous l’arche majestueuse du pont de Saint-Cloud, qu’ils admirent Boulogne, antichambre du séjour royal ; Sèvres, ville de porcelaine ; Saint-Cloud et sa noble avenue ; qu’ils se laissent aller à la mélancolie bleue du soir, quand la Seine double le paysage par la limpidité de ses eaux roses et damassées, ils ne verront pas monter lentement ce prétendu filet, serrant dans ses mailles puissantes, comme un poisson de l’Océan, l’épouvantable objet de leur préoccupation.

La Morgue se recrute sur le rivage. Dans leur cours les eaux sont détournées par les caps, les golfes, les îles de la Seine qui, obligée, dans toute la profondeur de sa masse, de suivre les accidents qu’elle rencontre, dépose, à des endroits à peu près invariables, les corps qu’elle a roulés. Il y a toute l’année des gens qui font profession d’attendre.

Un tarif d’humanité avait accordé autrefois à ces dévoués de profession, quarante francs pour un homme près de se noyer, et vingt pour un noyé. Mais bientôt il fallut renverser cesystème d’encouragement afin de mettre un terme à l’industrie de gens associés pour se noyer et se sauver en vertu d’un contrat tacite d’assurance mutuelle, aux dépens des véritables noyés dont les corps n’étaient payés qu’à moitié prix. A peine cette estimation plus légale fut-elle établie que beaucoup de philanthropes nageurs imaginèrent de donner à la victime disparue sous les eaux tout le loisir nécessaire de leur valoir le double de la récompense allouée, c’est-à-dire, le temps de se noyer ; quelquefois on prétend même qu’ils ont aidé à l’accomplissement de la prime. Aujourd’hui tout est rentré dans l’ancien ordre de choses ; un mort est payé vingt francs, un presque vivant quarante ; seulement pour ne pas tomber dans le primitif abus, celui des noyades mutuelles, l’homme qu’on sauve une seconde fois ne vaut aucune récompense à son sauveur. Avis à ceux qui en sont à leur premier risque.

Vous avez aperçu quelquefois en longeant les quais, en promenant votre insouciance sur les bords de la Seine, bien au-dessous du niveau du sol, là où s’exercent tant d’industries riveraines à peine présumées, vous avez aperçu un toit goudronné, bouillonnant au soleil, sur ce toit un tuyau de cheminée, toujours neuf, entrelacé de lierres ; vous avez vu au pied de cette habitation qui tient du navire et de la cabane du pêcheur, un petit jardin avec son fossé et sa haie, ses allées et ses contre-allées, grand de dix pieds ; vous vous êtes plu à respirer ce mélange d’odeur marine et de fleurs et d’eau, mais vous n’avez jamais su peut-être que c’était là le bureau de secours pour les noyés, la succursale de la Morgue. Poésie encore perdue ! Là on prend un noyé, on lui applique des ventouses, on l’allonge sur un lit incliné ; tous les secours lui sont donnés. A cet établissement de première utilité dans un pays où le gouvernement a la sage prudence, la sollicitude paternelle de faire placer des grilles aux fenêtres des maisons de jeu, sont affectés un médecin et un pharmacien. On les trouve ordinairement de midi à trois heures, le dimanche excepté.

Je ne sais trop si ce fut une maladresse, mais je dis à M. Perrin qu’il devait s’ennuyer beaucoup pendant les longues soirées d’hiver.

- Non, me répondit-il avec bonhomie, mes enfants chantent, toutes travaillent ; François et moi nous jouons aux dames ou au piquet. Le malheur ! c’est que nous sommes souvent dérangés. On frappe, et il faut descendre ; préparer une pierre, déshabiller le nouveau venu, l’enregistrer. Tout cela coupe la partie ; on oublie de marquer les points.

- C’est donc ainsi que vous passez vos soirées ?

- Mais, oui ! Toutefois cependant quand François ne doit pas aller à Vaugirard le matin à quatre heures. Alors il doit se coucher de bonne heure.

Vous ne savez peut-être pas que notre cimetière est à Vaugirard : nous y avons gardé par privilège, car ce cimetière ne va plus depuis longtemps, la faculté d’avoir une fosse à nous particulière.

- J’entends : c’est un fief de la Morgue.

- Vous avez dû voir un chariot là-bas, contre la porte d’entrée, dans lequel des enfants s’amusaient à se cacher : c’est notre corbillard.

- Et riches ou pauvres, est-ce que tout doit passer par votre corbillard ? Si, par exemple, un suicidé est reconnu, les parents ou les amis ne peuvent-ils le réclamer, l’emmener chez eux, lui rendre les honneurs funèbres à domicile ?

- Non : la Morgue ne rend plus ceux qui y sont déposés. Elle permet seulement les cérémonies funèbres, aussi somptueuses qu’on les veut, mais elles doivent commencer ici. La tête du cortège peut être à Notre-Dame pourvu que le bout parte d’ici. L’archevêque de Paris peut l’honorer d’une place, mais celle de François est marquée : la première !

- Et les prêtres de Notre-Dame ne font-ils jamais de difficultés pour bénir vos morts ?

- Jamais, monsieur !

- Cependant les suicidés ?

- Il n’y a pas de suicidés pour Notre-Dame. On s’est noyé par accident, on s’est tué en déchargeant une arme à feu, en tombant d’un échafaudage. C’est moi qui produis l’excuse ; la conscience du prêtre l’accepte. Cela suffit.

Ainsi, pensai-je, Notre-Dame qui voyait jadis brûler sur sa grande place les sorciers, les alchimistes et les bohémiens, n’a plus même des paroles de haine pour le cadavre du suicidé, autrefois étendu sur la claie et dévoré par les corbeaux. Elle ne s’informe même pas quel culte a brillé sur le front de celui qui frappe des pieds à ses portes. Le prêtre lui dit avec douceur : La paix soit avec vous !

Nous descendîmes, et François vint nous ouvrir la première chambre, celle des habits. Habits de toutes formes, de toutes dimensions ; hideusement accouplés ; une guêtre attachée par une épingle à une manche ; un schall tombant sur un collet : habits de bourgeois, vestes d’ouvriers, blouses de charretiers, sarraux de brasseurs, robes de femme, toutes ces choses, pâles, déteintes, déformées, se heurtent en voltigeant à l’air qui entre par les croisées. Et c’est un bruit qui n’est pas sans terreur, un aspect qui n’est pas sans effroi, celui de ces objets qui n’ont ni corps ni âme, et qui remuent là comme s’ils avaient de la vie, et qui ont des formes sans avoir de la chair. On voit même des tabliers qui ont dû appartenir à de pauvres ouvriers, surpris par l’idée de la mort, à la fin d’une mauvaise journée. Le pli du repos, indiqué par la pointe du tablier relevé jusqu’à la coulisse, le démontre assez.

François, qui suivait mes regards pour savoir quelle impression produisait sur moi ce tableau, poussa un profond soupir.

- Est-ce que cela vous émeut ? lui dis-je. Ne seriez-vous pas content de votre sort ? votre condition vous répugne-t-elle ? Seriez-vous malheureux ?

- Pas précisément. Mais, voyez-vous, monsieur, autrefois les dépouilles des inconnus nous revenaient après six mois d’exposition ; nous les vendions. On parle de nous enlever les habits !

Je rassurai François sur les intentions du gouvernement, et le persuadai qu’on ne parlait pas dans le monde de leur enlever les habits.

La seconde salle, celle qui touche à la chambre d’exposition, est consacrée à la dissection des exposés dont la police suspecte le genre de mort. Elle a pour tous meubles, une table en marbre, où l’on découpe, et une étagère où sont placées quelques bouteilles de chlore, désinfectant incisif, mais trop rapide et trop volatil pour suffire à une opération entière. Il est lassant à employer ; il s’évapore, et le méphitisme revient. Cette salle se superpose point par point au salon de M. Perrin ; la table de dissection répond au piano de mademoiselle. Il y a un piano à la Morgue.

Dans cette salle que je traversai avec assez de rapidité à cause d’un connu qui gisait sur le carreau, je vis la petite fille étouffée la nuit passée dans la diligence ; la petite fille était jolie, le connu était horrible, défiguré, et je ne sais qu’un regard qui ait pu le reconnaître : celui de sa mère !

Ainsi faite la mort est horrible. Ce dut être le premier cadavre qui fit le premier athée.

Reste le caveau où l’on expose ; il est étroit, mal aéré ; entre la place pour deux morts je ne sais si c’est un vivant qui a mesuré l’espace ; mais à coup sûr c’est un fossoyeur. Dix ou douze pierres noires et inclinées reçoivent les suicidés, qui y sont étendus dans une nudité à peu près complète ; rarement les places sont toutes occupées ; à moins pourtant d’une révolution. Alors le Panthéon et la Morgue se recrutent ; la fétide humanité ne marche pas différemment ; encore deux jours de plus d’immortalité et de gloire en juillet, et la peste était à Paris.

Il est vrai, me dit M. Perrin, que nous travaillâmes beaucoup pendant les trois journées ; aussi fûmes-nous autorisés à nous adjoindre deux aides. C’étaient des morts partout ; à l’entrée, dehors, dedans, sur la rivière....

- Et vos demoiselles ?...

- Ces jours-là elles ne sortirent pas de leur appartement ; elles ne regardèrent ni dans la rue, ni sur la rivière ; d’ailleurs, vous vous trompez étrangement si vous croyez que ce spectacle les effraie. Élevées ici, la nuit elles passent sans lumière devant le vitrage, lorsque le corridor est fermé, sans s’émouvoir. Mon dieu ! on se fait à tout.

Je crus entendre les jeunes enfants de M. Perrin, tellement familiers à cette idée de morts, tellement habitués à ce spectacle domestique de leur existence, demander naïvement aux étrangers, qu’ils visitent, ainsi qu’on demande sans indiscrétion où est placé un jardin, un cabinet d’étude, une cuisine, "Ici, où tenez-vous vos morts ?".

C’était tout ce que je pouvais recueillir de faits sur un établissement aussi simple, d’une nudité aussi désolante ; j’ouvrais la porte vitrée pour sortir et respirer l’air des vivants, lorsque la foule me rejeta encore à l’intérieur ; elle suivait une civière qui laissait une longue trace d’eau sur son passage. On rejeta la couverture qui cachait le corps, et au relief des muscles du visage, au racornissement des doigts, à la torsion des lèvres, il était aisé de reconnaître que la personne venait d’expirer sur-le-champ. D’une de ses mains qu’elle tenait énergiquement fermées, le gardien détacha un linge de couleur rayée, et comme un morceau de dentelle. - Parbleu ! dit-il, examinons cette figure ! mais c’est elle :

- Qui, elle ?

- La nourrice de ce matin, la Normande ?

Bon ! nous l’enterrerons avec le petit cadavre.

Et M. Perrin mit ses lunettes, ouvrit son registre, et écrivit en superbe coulée :

Inconnue !

P.-S.

Léon Gozlan est né en 1803 à Marseille et mort en 1866 à Paris. Il fut journaliste, dramaturge, secrétaire de Balzac, commis de librairie...

Léon Gozlan a écrit notamment : Le Notaire de Chantilly (1836), Les influences (1836). La Morgue date de 1831.

Source : Bibliothèque électronique de Lisieux.

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